jeudi 31 janvier 2008

"Tout sur Tout et son Contraire"


"Anticyclopédie Universelle" Emmanuel Vincenot & Emmanuel Prelle.

Editions Mille et une nuits (département de la Librairie Arthème Fayard) 2007.


Le terme encyclopédie provient de encyclopædia, latinisation de la Renaissance (XVIe siècle) de l'expression grecque de Plutarque enkuklios paideia (εγκύκλιος παιδεία), littéralement « le cercle des connaissances » (enkuklios : circulaire ou global et paideia : éducation), qui désignait une instruction complète, couvrant toutes les sciences connues, et fut fautivement retranscrit enkuklopaideia au cours du Moyen Âge. (Source Wikipédia)
Du Speculum Majus de Vincent de Beauvais (XIIIème siècle), en passant par l'Al-Muqaddima d' Ibn Khaldoun (XIVème siècle), l' "Encyclopédie" de Diderot et d'Alembert (XVIIIème siècle), jusqu'à nos modernes Encarta, Universalis, Wikipédia et autres, l'être humain a de tous temps été tenté de répertorier et de classifier la somme des connaissances acquises au fil des siècles.
À toutes ces honorables entreprises vient aujourd'hui s'ajouter un ouvrage qui fera date dans l'histoire du génie humain : l' « Anticyclopédie Universelle » d'Emmanuel Vincenot et Emmanuel Prelle.
Ces dignes héritiers de Diderot et d'Alembert se sont attelés à l'immense tâche de rédaction d'un ouvrage qui fera date dans l'Histoire Universelle du Savoir . Sacrifiant durant de longues années leur temps libre et leur vie familiale, ces deux vénérables érudits n'ont économisé ni leur énergie, ni leur curiosité pour léguer à l'espèce humaine un corpus de connaissances essentielles à tout individu souhaitant comprendre et analyser le monde qui l'entoure.
Dans le but de permettre à tout lecteur une approche rapide et simplifiée des différents domaines de connaissances exposés dans l'Anticyclopédie Universelle, les auteurs ont articulé celle-ci en six domaines thématiques présentés comme suit :



I – HISTOIRE: Dans cette première section, le lecteur pourra mieux appréhender l'étude des mentalités de nos ancêtres grâce au Questionnaire de Proust à l'usage de l'homme préhistorique et de l'homme du Moyen-Àge. Il se verra également expliquer la nomenclature des mois du calendrier révolutionnaire ( Névrôse, Mycôse, Hormonal, Buccal, Génital, Therminator, Salmonellôse...)
Il pourra y lire le carnet de voyage en Chine Populaire rédigé par Philippe Sollers en 1971 ainsi qu'un éloge des annés 80, période du triomphe de la culture, où l'on pourra, entre autres, apprendre de quelle manière étaient recrutés les concepteurs des gadgets du célèbre journal marxiste-léniniste Pif-Gadget.
L'article consacré aux grandes civilisations de l'Histoire révelera à l'homme du commun que la Chine a envahi le Tibet parce qu'elle ne possédait pas jusqu'alors de piste skiable, que la boisson nationale grecque est la cigüe, que la production principale de l'Italie est l'industrie des lunettes de soleil, et que le Mexique est le premier producteur mondial de hamacs et d'orchestres mariachis.
On y trouvera une section consacrée aux grandes figures historiques qui, de Toutankhamon à Lionel Jospin en passant par Joseph Staline et Robin des Bois, ont marqué de leur empreinte indélébile l'Histoire de l'humanité. On y apprendra également à reconnaître facilement un personnage historique à l'aide de trois principales caractéristiques : 1: Il a envahi la Pologne. 2: Gérard Depardieu l'a incarné dans un film. 3: Il est plus grand mort que vivant (Sauf Louis XVI)



II – EDUCATION : On y apprendra comment reconnaître à certains signes distinctifs un prof et un élève. On y verra aussi quelles sont les causes principales de mort non naturelle chez les enseignants.
Dans le but de privilégier « une approche transversale et fonctionnaliste », de se réapproprier des « outils analytiques » et de dégager des « points-force », on trouvera un exemple d'étude littéraire consacrée à un personnage de fiction : Rahan « fils des âges farouches ».



III – SPIRITUALITÉ & PHILOSOPHIE : De l'explication des tabous mis en place par Dieu, en passant par la réincarnation ainsi que les avantages et les inconvénients du port de la Burqa, on trouvera dans cette section une carte du Paradis ainsi qu'une intéressante démonstration de la réinsertion professionnelle des dieux égyptiens.



IV – ARTS & SPECTACLES : On y verra comment remettre au goût du jour et réussir un Autodafé. On y apprendra qui étaient vraiment les X-Men et dans quelle intention le FBI a créé le groupe « Village People ».
On saura tout sur la création de Captain Europ, « premier super-héros 100% européen, créé par une directive de la Commission de Bruxelles pour surfer sur la vague d'enthousiasme provoquée par l'entrée dans l'Union de la Roumanie et de la Bulgarie. La décision de créer Captain Europ a été prise à l'unanimité (c'est-à-dire tous les pays membres, sauf le Royaume-Uni). »
On trouvera répertoriés « Les films qu'il faut avoir vus » ainsi que le compte-rendu de la montée des marches du Festival de Cannes 2007 rédigé par Clothilde Larascasse, reporter à Nice-Matin.
On apprendra aussi où et de quelle manière passent leurs vieux jours les personnages de la télé, de la B.D et du cinéma.



V- SCIENCES & TECHNIQUES : De l'organisation du système solaire à la théorie de la Relativité en passant par l'invention des Macrotechnologies et le Triangle des Bermudes, vous saurez tout sur la science moderne. On verra comment utiliser de manière fonctionnelle la faune qui nous entoure et l'on apprendra quelles sont les fonctions principales des organes du corps humain.



VI – TÉMOIGNAGES & DOCUMENTS : Cette ultime section de l'Anticyclopédie Universelle est consacrée aux questions essentielles que nous pose le monde moderne, à savoir : « La mondialisation est-elle dangereuse ? », « Que fait la police ? », ou encore est-ce le moment opportun pour la France d'envahir l'Europe ? On y évoquera en drenier lieu la Fin du Monde, les avntages et les inconvénients de celle-ci , sans oublier ces importantes questions : « Qui va en profiter ? », « Combien cela va-t-il coûter en tout ? » et « Qui va arroser nos plantes en notre absence ? ».



Vous l'aurez compris, l'Anticyclopédie Universelle d'Emmanuel Vincenot et Emmanuel Prelle a été conçue dans un seul but : Nous faire poiler, gondoler, bidonner et boyauter. Et cet objectif ambitieux, nos deux anticyclopédistes l'ont réussi haut la main avec ce désopilant ouvrage qui ne manquera pas de déclencher d' irrépressibles crises d'hilarité chez le lecteur feuilletant cet ouvrage « totalement inutile et absolument indispensable ! » (Note de l'éditeur).
Fourmillant de jeux de mots, de clins d'oeil et de références culturelles, abondamment et élégamment illustrée, l'Anticyclopédie Universelle est de ces ouvrages qui devraient être remboursés par la Sécurité Sociale.
Héritiers de Diderot et d'Alembert, Emmanuel Vincenot et Emmanuel Prelle le sont aussi de Raymond Queneau, de Groucho Marx, de Pierre Dac et d'Alexandre Vialatte.


Si vous ne possédez pas encore l'Anticyclopédie Universelle, courez chez votre libraire préféré pour vous la procurer. S'il ne l'a pas en réserve, menacez-le des pires sévices. C'est en tout cas un achat que vous ne regretterez pas, sauf si vous êtes soit communiste, soit luxembourgeois. Si vous êtes communiste et luxembourgeois, il serait préférable de renoncer à la lecture de cet opuscule. N'étant ni l'un ni l'autre, je n'ai pas boudé mon plaisir en lisant ce « Dictionnaire Déraisonné des Sciences, des Arts et des Moeurs » signé Emmanuel Vincenot et Emmanuel Prelle.


Pour ces excellents moments passés à lire leur Anticyclopédie, je les remercie chaleureusement.






Les avis de Nicolas, Tamara, Fashion Victim, Gachucha, Laurence, Clarabel et Emeraude.

mardi 29 janvier 2008

"Toujours dans l’esprit de rompre avec les coutumes d’avant, l’Impératrice se chargea du portrait officiel, mandant pour cela un spécialiste des starlettes qui devait apporter du neuf. Eh non! Là aussi, on renoua avec la tradition en posant le Souverain devant la même bibliothèque que le roi Mitterrand qui, lui, tenait à la main un livre de M. Montaigne. Sa Majesté ne tenait aucun livre car ne savait comment cela se tenait."

(Patrick Rambaud, "Chronique du règne de Nicolas 1er")


lundi 28 janvier 2008

Harry et moi


"Harry Potter et le Prince de Sang-Mêlé" J.K. Rowling. Roman.

Gallimard, 2005.

Traduit de l'anglais par Jean-François Ménard.




En écrivant ces premières lignes, je vois déjà certains d'entre vous lever les yeux au ciel et soupirer : "Quoi ? Oh! Non! Pas encore Harry Potter! Depuis la sortie du 7ème et dernier tome fin 2007, nous pensions être débarrassés des aventures du boutonneux à lunettes. Et voici que le bibliomane nous ressert une louche de soupe froide en nous gratifiant d'un commentaire sur le sorcier binoclard et – qui plus est – sur l'avant-dernier tome de la série sorti en 2005 ! "

Oui, bon, je reconnaîs que mon actualité littéraire est parfois légèrement différée – quelques années, quand ce ne sont pas quelques décennies – mais voilà, j'ai un grand défaut : quand sort un roman à succès, comme Harry Potter par exemple, je ne me précipite pas chez le premier revendeur pour l'acquérir, pas plus que je ne me mêle aux hordes gesticulantes qui attendent fébrilement les douze coups de minuit pour se ruer sauvagement à l'assaut d'un magasin afin d'être la première personne à détenir le nouvel ouvrage.
Je préfère attendre.
D'autant plus que, Harry Potter ne donnant – dans aucun des volumes qui lui sont consacrés – la formule pour multiplier les euros, je me vois mal – là c'est le chômeur qui parle – me délester de la modique somme de 23, 50 € pour un livre broché de 700 pages, sachant que, un an plus tard sortira l'édition de poche, que je n'achèterais pas non plus, me contentant de me faire gentiment prêter ledit ouvrage par un ado de ma connaissance.
Voilà ce qui, je l'espère, expliquera et excusera mon retard.

L'adolescent attardé que je suis n'a pas manqué de suivre de loin en loin les aventures de l'apprenti sorcier depuis bientôt dix ans, à l'époque où était sorti le premier opus de la série : « Harry Potter à l'école des sorciers ».
Il s'en est passé des choses en dix ans, Harry a grandi et est devenu un jeune homme, moi j'ai vieilli et je m'achemine lentement et sûrement vers la catégorie des « seniors » (j'exècre cette appellation!). Bref, tout cela pour vous dire qu'entre Harry et moi, il y a peu de choses que nous ayons en commun, si ce n'est le port de lunettes et la cicatrice sur le front (bon, dans mon cas, ce n'est pas Lord Voldemort qui me l'a faite mais un couillon de camarade de collège qui s'amusait à lancer des cailloux. Et évidemment, je n'ai rien trouvé de mieux que de me retrouver sur la trajectoire dudit caillou). Les comparaisons s'arrêtent là et le monde dans lequel je vis a bien peu de points communs avec celui dans lequel évoluent Harry, ses amis et ses ennemis.
Ah, si !Puisque l'on parle d'ennemis, j'oubliais un autre point commun, plutôt un ennemi commun : « Celui-dont-on-ne-prononce-pas-le-nom ». Dans mon monde à moi, il a été porté au pouvoir le 6 mai 2007 et depuis, les Mangemorts de son entourage ne cessent de nous accabler, nous les pauvres Moldus. J'espère qu'un jour le droit et la justice triompheront et qu' ils iront tous pourrir dans les sombres geôles d'Azkaban!!!

Mais trève de digressions. On a beaucoup parlé d'Harry Potter pendant cette dernière décennie.
On l'a trouvé génial, niais, passionnant, insipide, sympathique, tête-à-claques, rebelle, premier de la classe, enfantin, manichéen, original, pur produit de marketing, etc... On a également abondamment glosé sur les dimensions psychanalytiques de l'oeuvre et du personnage et je m'abstiendrai d'en rajouter à ce sujet; j'en serais d'ailleurs bien incapable. D'ailleurs je ne suis pas sûr de voir l'utilité d'une telle démarche. Car pourquoi faudrait-il – à partir du moment où un roman devient plus ou moins un phénomène de société – en faire à tout prix l'exégèse, surtout face à une oeuvre de pure fiction uniquement destinée à la distraction du (jeune) lecteur?
Bien sûr, chacun verra ce qu'il voudra entre les lignes du récit et interprétera à sa façon les divers éléments du récit. Toute lecture est susceptible d'apporter de multiples interprétations au lecteur et cela depuis que le monde est monde, de telle sorte que celui qui se penche sur la Bible, « Ulysse » de Joyce, ou encore les chefs-d'oeuvre impérissables de Marc Lévy et Guillaume Musso, y trouvera toujours son compte.
J'estime pour ma part qu'il existe certaines formes de littérature qui me permettent de me dispenser aisément de ce genre de démarches analytiques. Oui, j'ose l'avouer, ma motivation première quand j'ouvre un livre...c'est le plaisir et l'évasion qu'il va me fournir qui m'importe avant tout!
C'est tout à fait le cas en ce qui concerne Harry Potter. Bien sûr, je ne porterais pas les ouvrages de J.K.Rowling au pinacle des oeuvres de distraction que j'ai pu lire mais je dois dire que la lecture des aventures du jeune sorcier de Poudlard ne me répugne pas du tout et que – bien au contraire – je les lis avec une certaine jubilation.
Evidemment, je ne vous cacherai pas que – arrivé au sixième tome – je trouve que l'histoire s'essouffle et que les ficelles dramatiques du récit commencent à être sérieusement effilochées. Mais il n'empêche que je trouve encore du plaisir à retrouver de loin en loin ces personnages récurrents qui composent l'univers créé par J.K Rowling.
Certains me rétorqueront que tout cela n'est que de la littérature facile et une vaste opération de marketing. D'accord. Je le sais et je l'avoue : je suis – en lisant moi aussi les aventures d'Harry Potter – l'une des innombrables victime d'un vaste complot capitalo-éditorialiste qui ne vise qu'à enrichir auteurs et éditeurs en accaparant nos parts de cerveaux disponibles.
J'en suis bien conscient et pourtant à chaque fois je replonge, comme l'alcoolique, le fumeur invétéré ou le toxicomane, sans arriver à décrocher.
Oui, j'ai honte (même pas vrai!) de m'adonner à la lecture de ces oeuvrettes au lieu d'utiliser mon précieux temps à étudier l'oeuvre incontournable de Bernard-Henri Lévy, à lire l'autobiographie indispensable de Jean-Marie Bigard ou le dernier roman inoubliable de Paulo Coelho.
Bref, me voici devant vous, confus et repentant, coupable de m'adonner au plaisir honteux et solitaire de la littérature pour boutonneux. Que celui ou celle qui n'a jamais été un(e) enfant me jette la première pierre!

Pour ce qui est de l'histoire développée dans « Harry Potter et le Prince de Sang-Mêlé », je ne divulguerais rien au cas où il existerait encore dans notre système solaire une personne qui n'ait pas encore lu ce roman. Tout ce que je dirais, c'est que le récit commence au moment de la rentrée des classes et que Harry se prépare à retourner à Poudlard. Le récit va se dérouler tout au long de l'année scolaire, Harry va avoir fort à faire, et quelqu'un va mourir à la fin. Voilà! comme ça, je ne me mouille pas et je ne trahis pas l'intrigue puisque ce bref résumé peut s'appliquer à quasiment tous les volumes de la série.

C'est tout. J'espère ne pas trop vous avoir ennuyé avec mon poteau Harry. Si c'est le cas, je suis désolé de vous l'apprendre, mais un ado de ma connaissance vient de me prêter « Harry Potter et les Reliques de la Mort »! Alors à bientôt!





dimanche 27 janvier 2008


"Le véritable lieu de naissance est celui où l'on a porté pour la première fois un coup d'oeil intelligent sur soi-même: mes premières patries ont été les livres."


(Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien)

samedi 26 janvier 2008

Breizh Attitude








"Elle fait des galettes, c'est toute sa vie." Karine Fougeray. Nouvelles.

Editions Delphine Montalant, 2005.


A travers les quatorze nouvelles qui composent ce recueil, Karine Fougeray nous invite à un voyage en Bretagne ; la Bretagne d'aujourd'hui bien sûr, mais aussi la Bretagne d'antan, celle des premières années du XXème siècle, évoquées dans « Comment ne pas perdre la tête » ou encore celle des années 50-60 avec « Les bonnes ».

Mais avant tout, Karine Fougeray nous parle de la Bretagne contemporaine, celle des vacances d'été, celle des bistrots, des bains de mer, des stages de voile et des restaurants de fruits de mer. Mais aussi celle des retraîtés, des plaisanciers, des parties de pêche et des enterrements.

Avec humour et tendresse, elle nous dépeint ces moments choisis que toute personne ayant une fois dans sa vie posé le pied en Bretagne aura plus ou moins vécu. Qui ne se souvient des bains de mer dans une eau dont on dira avec optimisme qu' « elle est bonne »? Ou des goûts partagés pour la dégustation de fruits de mer ? Des journées passées à s'ennuyer sur la plage et des week-ends en amoureux qui tournent en eau de boudin ?

Tous ces moments, Karine Fougeray les évoque dans une suite de tableaux à l'atmosphère nostalgique et douce-amère. On rit souvent, on s'attendrit aussi sur quelques personnages comme Madeleine dans « Comment ne pas perdre la tête » ou la Mémé de « Elle fait les galettes, c'est toute sa vie ». On s'amuse des travers et des maladresses des citadins comme ce pêcheur à pied ou ce lyonnais égaré qui va bien malgré lui déclencher l'hilarité des clients d'un bistrot. On suit également, avec un plaisir à la limite du sadisme, les mésaventures d'un chef d'entreprise embarqué pour un stage de voile. On y verra aussi des accidents de plage, des histoires d'amour interrompues, des affaires de famille, des éclats de rire et des chagrins, des deuils et des regrets.
Le point commun de toutes ces histoires, c'est cette ambiance de nostalgie qui plane sur l'ensemble de ce recueil comme une mise en garde, car sous l'atmosphère insouciante des vacances se trouve toujours l'invisible petite fêlure qui fait qu'un jour ou l'autre quelque chose va déraper, qu'un couple va se briser, qu'un rendez-vous sera manqué, qu'une arrière grand-mère va disparaître...
Cette fêlure infime, on la décèle même dans ce qui pourrait apparaître comme le plus anodin des dialogues, tel que celui de cette courte nouvelle : « Bain de mer » :

« -Elle est froide ?
-Non, viens, je t'assure, elle est vachement bonne !
-Elle n'est pas froide ?
-Je te dis qu'elle est bonne.
-Arrête, elle est glacée !
-Mais non, pas du tout ! Quand on y est, elle est super bonne.
-Moi, franchement, je la trouve plus froide qu'hier.
-Bon, dépêche, je ne vais pas t'attendre dix ans !
-Mais ça me fait comme des cerceaux autour des cuisses tellement c'est gelé !
-Bon, ben moi je vais nager...
-Ah la la, c'est dingue, j'ai la chair de poule... Brrr... Quelle torture... Eh, attends-moi !

Dix minutes passent.

-Bon, alors qu'est-ce-que tu fabriques ?
-Minute papillon, j'arrive. T'as vu, je passe le maillot, c'est bon signe.

Cinq minutes passent.

-Ecoute, moi je sors, je commence à avoir froid.
-Tu vois ! Je te l'avais bien dit, elle est froide !
-Oh, tu m'énerves ! Avec toi c'est à chaque fois le même cinéma. Allez, je sors. Tant pis pour toi.
-Je t'en supplie, reviens. Elle est délicieuse ! »

Voici donc quatorze récits, quatorze chants d'amour, de tendresse, de rire et de douleur adressés à la Bretagne, aux bretons et à tous ceux qui, de près ou de loin, éprouvent une attirance pour cette région, vivent ou ont vécu des moments forts sur cette terre d'Armorique si riche en personnalités d'exception.
Les gourmands – dont je fais partie – s'extasieront quant à eux, sur le passage consacré à la confection des galettes dans la nouvelle qui donne son titre à l'ouvrage :

« Quand elle se saisit du râteau de bois et de la louche, on salive déjà. À la cantonade, elle interroge : « La première, c'est pour qui ? » Il y a un grand silence d'une minute au moins qui s'envole et qui gonfle comme s'il allait se vider dans nos bolées de cidre. Je sais bien que cela va durer une minute minimum, j'ai chronométré avec ma montre de communion. Si on attend tous qu'un autre se déclare, c'est que personne n'en veut, de la première.
Alors, sans oublier de nous fustiger du regard parce qu'on est si mal élevés, Mamie se lance : « Pour moi Mémé, la même que d'habitude. » Puis tout s'enchaîne. Avec notre assiette, on se lève les uns après les autres pour aller à la cuisine chercher notre galette. Moi une complète miroir, si l'oeuf est cassé j'en veux pas; Louise une oeuf-jambon à cause de son régime; Dédé une double complète car il dévore comme un ogre; Papi sa galette sèche parce que lui il la trempe dans le lait ribot. Et surtout on est contents parce qu'on boit énormément de cidre, on a l'autorisation de quatre bolées chacun et on ne se gêne pas pour les remplir à ras bord. »

Si avec ça vous n'avez pas l'eau à la bouche, alors...


Merci à Sylire qui nous a – à Chatperlipopette et à moi – grâcieusement prêté ce livre.

Les avis de Lily, Clarabel, Yvon, et Chatperlipopette.


"Il n'y a pas de plus grande calamité que le désir d'acquérir"


(Lao Tseu - Tao-tö-King)

jeudi 24 janvier 2008

"Celui qui se consacre aux lettres"




"Le petit soldat du Hunan" Shen Congwen. Autobiographie.

Editions Albin Michel, 1992.
Editions 10/18, 1998.


Traduit du chinois par Isabelle Rabut.




Shen Congwen (1902-1988) nous relate dans ce récit autobiographique les vingt premières années de sa vie, entre sa naissance le 28 décembre 1902 dans la ville de Fenghuang (province du Hunan), et son arrivée, vingt ans plus tard, à Pékin dans l'intention d'entrer à l'université Yanjing.

Originaire du Xiangxi, à l'Ouest du Hunan, région qualifiée de « pays de brigands » du fait des ethnies Tujia et surtout Miao (également dénommés Hmongs) qui se sont rebellées à plusieurs reprises contre la suprématie des Hans, Shen Congwen (de son vrai nom Shen Yuehuan) est le quatrième d'une fratrie de neuf frères et soeurs. Issu d'une famille aisée de tradition militaire, le jeune garçon sera très tôt fasciné par l'image auréolée de prestige de son grand-père paternel qui fut nommé très jeune gouverneur militaire du district de Zaotong au Yunnan, puis vice-roi du Guizhou avant de mourir prématurément d'une mauvaise blessure.
Souhaitant suivre la même voie, le père de Shen – malgré sa présence lors de la révolte des boxers, puis ses campagnes en Mongolie et au Tibet – ne dépassera pas le grade de colonel et de médecin militaire, avant de finir par diriger un hôpital de médecine traditionnelle.

Le moins que l'on puisse dire, c'est que le petit Shen ne se montre pas d'une assiduité exemplaire en ce qui concerne sa fréquentation de l'école. Pour lui tous les moyens sont bons pour faire l'école buissonnière et la menace des représailles parentales n'est pas du genre à le décourager. Ce qui l'intéresse avant tout, ce n'est pas le petit livre qui permet d'apprendre et d'ânonner les caractères d'écriture, mais bien plutôt le grand livre de la vie, celle qui se déroule dans les champs, au bord de la rivière, dans les ruelles et dans les ateliers des artisans.

« Chez moi, on ne comprenait pas que je ne voulusse pas progresser et mettre à profit mon intelligence en travaillant avec application. De mon côté, je ne saisissais pas les raisons pour lesquelles on ne pensait qu'à me faire étudier et à m'empêcher de jouer. Je considérais l'étude comme quelque chose de trop facile : qu'y avait-il d'extraordinaire à apprendre et à se rappeler des caractères d'écriture ? Le plus fantastique, il fallait le chercher dans les occupations habituelles des gens de l'extérieur : pourquoi, quand le mulet poussait la meule, lui cachait-on les yeux ? Pourquoi, pour durcir le couteau, trempait-on dans l'eau le fer incandescent ? Comment ceux qui sculptaient des effigies du Bouddha donnaient-ils une forme humaine à un morceau de bois et comment les feuilles d'or qu'ils appliquaient pouvaient-elles être aussi fines ? Comment le dinandier s'y prenait-il pour percer un trou rond dans une plaque de cuivre et pour graver des motifs aussi réguliers ? Il y avait tant et tant d'énigmes !
La vie recelait une foule de questions, dont je devais chercher moi-même les réponses. Je désirais savoir tant de choses et j'en savais si peu : par moments cela me rendait triste. C'est pourquoi je vagabondais toute la journée, allant quêter partout des images, des sons, des odeurs : l'odeur d'un serpent mort, celle de l'herbe pourrissante, celle encore que traîne après lui le boucher, celle qui s'exhale, après l'averse, du four en terre où l'on cuit les bols. Toutes ces odeurs, que j'eusse alors été incapable de décrire avec des mots, je les percevais très distinctement. Le bruissement d'ailes de la chauve-souris, le soupir qui s'échappe de la gorge d'un boeuf quand le boucher y plonge son couteau, le sifflement de la couleuvre à collier dissimulée dans un trou de terrain au bord d'un champ, le clapotis léger d'un poisson battant la surface de l'eau dans l'obscurité, tous ces sons, frappant mon oreille avec une intensité inégale, restaient inscrits avec précision dans ma mémoire. Aussi, de retour à la maison, mes nuits étaient-elles peuplées de songes merveilleux. Souvent je m'élevais en rêve jusqu'au ciel et, parvenu au coeur du scintillement lumineux, je poussais un grand cri et m'éveillais. »

C'est ainsi que, sous la plume de Shen Congwen, renaîssent et s'animent sous nos yeux des scènes de la vie quotidienne de la Chine du Sud au début du XXème siècle :

« En quittant la maison, je rencontrais tout d'abord, assis en permanence devant le magasin où l'on vendait des aiguilles, un vieillard aux énormes lunettes, baissant la tête sur l'aiguille qu'il polissait... Puis c'était l'atelier de parapluies, portes grandes ouvertes, offrant le spectacle de sa dizaine d'apprentis au travail. Venait ensuite le magasin de chaussures où, par temps de chaleur, on voyait le tanneur, un gros homme exhibant un ventre gras et noir (piqué d'une touffe de poils!) tenir une chaussure avec son étau pour y fixer la semelle. Puis la boutique du barbier où l'on apercevait toujours un client en train de se faire raser, l'air figé, avec à la main un petit plat à barbe en bois. Il y avait encore la teinturerie, où de robustes ouvriers miao, dressés de toute leur hauteur sur une presse en pierre concave et s'appuyant de la main à une barre de bois fixée au mur, se balançaient de droite et de gauche. Puis on tombait sur trois fabriques de fromage de soja tenues par des Miao : des femmes à la taille mince et aux dents blanches, la tête enveloppée d'un mouchoir bariolé, chantonnaient sans arrêt pour distraire les petits enfants miao ligotés dans leur dos, tout en puisant du lait de soja avec une cuillère de cuivre étincelante. Je rencontrais encore sur ma route une fabrique de farine de soja au toit couvert de claies sur lesquelles séchaient des pâtes transparentes, et dont me parvenait à distance le bruit sourd de la meule entraînée par un mulet. Suivaient plusieurs étalages de bouchers où la viande de porc fraîche qu'on débitait palpitait encore. Puis c'était un magasin qui fabriquait des objets funéraires et louait des palanquins de noces : on y trouvait le génie de l'Ephémère au visage blanc, le roi des Enfers au visage bleu, des poissons et des dragons, des palanquins, des « garçons d'or » et des « filles de jade ». Chaque jour je voyais combien de gens se mariaient ou devaient être enterrés, combien de commandes étaient achevées et ce qu'il y avait comme nouveaux modèles. Souvent je m'arrêtais pour regarder coller une feuille d'or, appliquer du blanc ou de la couleur, et ce spectacle me retenait un bon moment.
Voilà les scènes que j'aimais contempler, et ce faisant je m'instruisais beaucoup. »
Mais l'école buissonnière n'étant pas le meilleur moyen de s'assurer un avenir, c'est finalement vers la carrière militaire que le jeune Shen va être orienté, suivant ainsi les traditions familiales et régionales, le Xiangxi comptant à son actif plus de célèbres généraux que de fins lettrés.
Shen va donc intégrer une classe de formation militaire où, sous la férule d'un sévère instructeur il va apprendre le métier des armes.
Devenu soldat suppléant, il suit l'armée à Chenzhou (Yuanling)où il se familiarise avec la vie de caserne.
Quelques temps plus tard, le détachement de tirailleurs dont il fait partie sera envoyé vers Zhijiang avec pour mission d'exterminer les brigands. Au cours de cette expédition qui durera plus d'un an, le détachement fera près de mille sept cents victimes, des paysans locaux pour la plupart, torturés et décapités.

« Le nombre des exécutions augmentait chaque jour. Sans même que nous eussions besoin de sortir, les prisonniers nous étaient généralement amenés par les chefs des milices ou les propriétaires terriens locaux. Il nous arrivait aussi de faire arrêter quelques-uns de ces notables ou de ces chefs de miliceet de leur infliger une amende avant de les renvoyer chez eux. Les gens du coin étant d'un naturel particulièrement rude et réfractaire, vers la troisième année de la République, un gouverneur de la région de Chen-Yuan, nommé Huang, avait massacré là environ deux mille personnes; la sixième année de la République, le commandant en chef de l'armée du Guizhou, Wang Xiaoshan, avait tué quelques trois mille hommes, et maintenant c'était à notre tour de commettre les mêmes actes : nous nous contentâmes, il est vrai, en tout et pour tout, de mille exécutions! »

Devenu commis aux écritures, Shen Yuehuan est désigné pour noter les confessions des accusés lors des interrogatoires. Après avoir assisté aux séances de torture, il classe et remet au juge militaire les aveux des victimes. C'est à cette même époque qu'il va faire une rencontre déterminante pour son avenir en la personne d'un nouveau venu, un secrétaire nommé Wen. Cet aimable petit homme, féru de littérature, va donner à Shen le goût de la lecture et l'amour des mots.
A partir de ce moment, le jeune soldat va se prendre de passion pour les livres et dévorera tout ce qui lui tombera sous la main, que ce soient les classiques de la littérature chinoise ou des romans européens tels que « Nicolas Nickleby » et « Oliver Twist » de Dickens qu'il relira plusieurs fois d'affilée.
Après avoir été démobilisé suite à l'extermination de son armée par des rebelles à la frontière du Sichuan, Shen se retrouve à Yuanzhou où un oncle influent lui fait intégrer le bureau de police du district.Il n'y restera que quelques temps et, suite à une mésaventure amoureuse, il partira pour la ville de Changde où, désoeuvré, il va tenter de reprendre le métier de soldat.
Après quelques mois d'errance, il va se retrouver à Baojing où, grâce à un cousin secrétaire d'état-major, il va, à force de ténacité, devenir lui aussi secrétaire. Puis, quand l'armée part pour le Sichuan, il est intégré au service du courrier et prend la route, au milieu d'une colonne d'hommes et de chevaux, avec dans son sac à dos, en plus du strict nécessaire, une demi-douzaine de livres dont il ne se sépare plus.
Après cette campagne dans la province du Sichuan, Shen va revenir au Xiangxi où il va devenir secrétaire d'un des plus puissants seigneurs de la guerre de l'époque : Chen Quzhen, surnommé « le roi du Xiangxi ».
Il deviendra ensuite correcteur pour un journal destiné à encourager l'administration autonome des districts du Xiangxi. C'est là qu'il va faire la connaissance d'un ouvrier typographe qui, de par son esprit progressiste, va lui ouvrir de nouveaux horizons.

« Je dois beaucoup à cet ouvrier typographe et à ses livres nouveaux, car sans eux j'aurais continué à me complaire dans le pittoresque de la vie et de la nature tout en ignorant ce que l'intelligence de l'homme moderne a conçu de plus brillant. Par lui j'appris comment des hommes que je en connaissais pas, habitant sur un autre sol que moi, mais éclairés par le même soleil, employaient les forces de leur esprit à critiquer, à dénoncer inlassablement la société contemporaine et à fixer en rêve les normes et les contours de la société future. Je fus d'abord plutôt rebuté par le zèle que je les voyais mettre à chercher, dans les actes humains, ce qui relève de l'erreur et ce qui est conforme à la raison. Mais il ne me fallut pas longtemps pour me laisser conquérir par ces livres et ces revues. Je leur fis ma reddition, cessant de lire le Recueil du royaume des fleurs ou de recopier la Stèle de Cao E pour m'intéresser désormais à La Renaissance, à La Réforme.
Un grand nombre de personnages nouveaux, dont je venais de découvrir les noms, me devinrent familiers. Je les vénérais et les plaçais au-dessus du reste de l'humanité. Je ne cessais de m'émerveiller de leur savoir : quand ils prenaient la plume, les mots leur venaient si nombreux et si justes.
La lecture de ces livres nouveaux me conduisit à rechercher la science et la sagesse plutôt que le pouvoir. Je compris qu'un homme vivant en société a devant lui beaucoup de tâches à accomplir : se préoccuper du sort de ses contemporains, du destin de l'humanité future, méditer sur la vie, se sacrifier pour le plus grand nombre, savoir souffrir pour sa petite part d'idéal. Je réalisai qu'on ne pouvait pas vivre n'importe comment, mener au petit bonheur une existence sans dignité. »

C'est ainsi qu'après de nombreuses tergiversations, Shen Yuehuan va décider de quitter l'armée pour se rendre à Pékin afin d'y poursuivre des études.
Arrivé à la capitale, au moment d'inscrire son nom sur le registre de l'auberge où il est descendu, il changera son nom de Shen Yuehuan pour celui de Shen Congwen, « Celui qui se consacre aux lettres ».

C'est ici que s'achève la relation des années de jeunesse de Shen Congwen que Lao She, le célèbre auteur de « Quatre générations sous un même toit », considérait comme un de ses livres préférés.
Précieux témoignage sur la vie quotidienne en Chine du Sud dans les premières décennies du XXème siècle, « Le petit soldat du Hunan » est aussi un récit initiatique où l'auteur, prédisposé au métier des armes et à l'exercice de la violence, se voit métamorphosé par l'intrusion inopinée de la littérature dans sa vie.
Fourmillant de scènes cocasses, insolites et violentes, de descriptions colorées des villes et des provinces dans lesquelles le jeune soldat aimait à musarder lors de ses moments de liberté, le récit de Shen Congwen nous entraîne à la découverte d'un monde révolu , un monde qui, à l'époque cruelle des seigneurs de la guerre, se trouvait alors en pleine mutation, à l'instar du changement intérieur ressenti par l'auteur au moment où il découvrit que la littérature pouvait lui ouvrir des portes sur des univers jusqu'alors insoupçonnés.




lundi 21 janvier 2008

Le Der des Ders



"C'était la guerre des tranchées" Jacques Tardi. Bande-Dessinée.

Casterman, 1993.



Hier matin, dimanche 20 janvier 2008, s'est éteint paisiblement à Brioude (Haute-Loire) Monsieur Louis de Cazenave, âgé de 110 ans. Cet homme était l'avant-dernier « poilu » survivant du conflit meurtrier qui ensanglanta l'Europe entre 1914 et 1918.
C'est donc Lazare Ponticelli (110 ans lui aussi) qui deviendra aux yeux de l'Histoire, le « Der des Ders », l'ultime survivant français de cette tragédie qui fit 9 millions de morts et laissa 6 millions d'invalides.

La France perdit dans ce conflit 10 % de sa population masculine active, soit en moyenne 900 soldats tués chaque jour. De cet enfer, bien peu reviendront sans séquelles physiques ou psychologiques.
C'est à partir de 1920 que fut émise l'idée de rendre hommage aux soldats non-identifiés morts pour la France. C'est donc le 11 novembre 1920 (jour anniversaire de la signature de l'armistice le 11 novembre 1918 à Rethondes) que sera inhumée, sous l'Arc de Triomphe de la place de l'Etoile à Paris, la dépouille du soldat inconnu.
Le 11 novembre est devenu, suite à la loi du 24 octobre 1922, le « Jour du Souvenir » en France mais aussi en Belgique, au Canada et aux Etats-Unis. Dédiée à l'origine aux soldats morts, cette commémoration sera étendue également aux vétérans de ce conflit.

Depuis, de nombreuses années se sont passées – presqu'un siècle – et les rangs des vétérans se sont éclaircis jusqu'à ce jour de 2008 où il ne reste plus qu'un seul témoin de cette tuerie organisée, sophistiquée, industrielle, qui sera le prélude – en ce XXème siècle naissant – à bien d'autres horreurs commises au nom d'idéologies expansionnistes, totalitaires et meurtrières.
Quand le dernier vétéran se sera éteint, que nous restera-t-il pour que cette tragédie ne tombe pas dans l'oubli et pour que nos « apprenants » puissent comprendre la portée du drame qui s'est joué en ce début du XXème siècle ainsi que toute la charge émotionnelle qui en est résultée pour les millions de personnes survivantes ?
Que restera-t-il ? Des photos, quelques rares films d'époque, mais surtout une énorme base de données bibliographiques : romans, témoignages, travaux d'historiens, qui entretiendront la flamme.
Dans cette course contre l'oubli, la littérature romanesque n'est pas en reste, pas plus que le cinéma, d'ailleurs, deux genres qui – au travers d'oeuvres telles que, entre autres, « A l'Ouest rien de nouveau » de Erich Maria Remarque, adapté par Lewis Milestone en 1930, « Les sentiers de la gloire » de Stanley Kubrick en 1957, « Les croix de bois » de Roland Dorgelès, roman porté à l'écran par Raymond Bernard en 1931, etc... – ont pu donner aux lecteurs et aux spectateurs des salles obscures une idée de l'enfer que vivaient au quotidien les combattants des tranchées. Mais quelle serait notre vision de cette tuerie si écrivains et scénaristes ne s'étaient pas appuyés sur les précieux témoignages de ceux qui ont eu la chance de réchapper de ce carnage ?
Sans eux, aurions nous été au courant des conditions de vie dans ces bourbiers où grouillaient les rats et où pourrissaient les cadavres ? Connaîtrions-nous les mutineries de 1917 et les exécutions ordonnées par l'Etat-Major en conséquence de celles-ci ? Pourrions nous toucher du doigt la peur du soldat, au moment de monter à l'assaut, baïonnette au canon ? Ressentirions-nous cette peur de tous les instants, dans le froid, dans la boue, sous un déluge de feu ?

Sans les témoignages des survivants, l'histoire officielle n'aurait retenu que des dates d'offensives et de contre-offensives héroïques menées par les figures hautes en couleurs de généraux qui se sont avérés être – pour la plupart – des brutes sanguinaires et obtuses, envoyant leurs troupes à la boucherie alors qu'ils restaient, eux, bien à l'abri à l'arrière de la ligne de front.

C'est aussi en s'appuyant sur les témoignages des vétérans de 14-18 – dont celui de son grand-père – que Jacques Tardi a réalisé « C'était la guerre des tranchées », bande-dessinée relatant le calvaire quotidien de tous ces hommes arrachés à leur foyer et envoyés vers une mort certaine.
Pas de héros ici, juste des personnages ordinaires, de ceux que l'on croise tous les jours, c'est à dire des types bien pour beaucoup mais aussi une forte proportion de cons et de salauds. Pas de personnages principaux non plus, seulement une accumulation de séquences où chacun, tour à tour, prend la parole et évoque l'univers cauchemardesque de cette guerre des tranchées, de « ce désastre, cette honte, ce recul de la civilisation tout entière »

Tardi rend ici hommage à tous ces hommes, simples soldats jetés là comme du bétail conduit à l'abattoir. Il donne la parole à ces soldats confrontés à la peur, à la souffrance, à la misère, à l'injustice et à l'abjection de leurs officiers, à la lâcheté des uns, au sadisme des autres. Tous porteurs d'une origine et d'un destin différents, français, allemands, belges, anglais, américains, canadiens, mais aussi sénégalais, maghrébins, indochinois... « Ce qui a retenu mon attention, c'est l'homme, quelle que soit sa couleur ou sa nationalité, l'homme dont on dispose, l'homme dont la vie ne vaut rien entre les mains de ses maîtres...cette banale constatation étant toujours valable aujourd'hui. [...] Je ne m'intéresse qu'à l'homme et à ses souffrances, et mon indignation est grande...Il s'agit de notre Histoire, celle de l'Europe, et c'est à Sarajevo que commence le XXème siècle, celui de l'industrialisation de la mort. »

Louis de Cazenave, qui sera inhumé demain, a intégré en décembre 1916 le 22ème régiment d'Infanterie Coloniale avant de combattre au Chemin des Dames avec le 5ème bataillon de Tirailleurs Sénégalais. Tardi, dans son ouvrage, évoque le destin de ces combattants venus des « colonies », humiliés et méprisés, chair à canon idéale pour monter en première ligne :
« Sénégalais, tes ancêtres les Gaulois sont fiers de toi. Tu as froid et tu meurs pour la France. Les pires inepties courant sur ton compte, on te tient à l'écart de la femme du petit blanc qui exploite ta terre et distribue les coups de trique. On dira que tu étais enthousiaste et joyeux à l'idée d'aller te faire étriper, un « grand gosse » reconnaissant et content d'aider celui qui, pour ton bien, t'a imposé sa religion, son pinard et son bacille de Koch. [...]
Et toi, l'Algérien qui venait de l'Atlas pour mourir en Artois...On ne t'en sera pas reconnaissant pour autant. Tu es Français après tout ! ... Mais ça ne durera pas. Toi-même et ton fils combattrez le colon qui fait pousser de la vigne sur la terre qu'il a volée. Vous le chasserez ! [...]
Soldats d' « Afrique du Nord » – 36000 victimes – vous effrayez même le poilu... Quand il vous voit monter en ligne, il sait qu'il se prépare un coup dur, vous passez en premier, mais il devra suivre.
L'Indochinois, ils t'en ont fait voir du pays, les Français ! Corvéable à merci, terrassier, cantonnier, fossoyeur, tu creuses ! ... 40 ans plus tard, c'est le fond d'une cuvette qui servira de fosse commune à l'armée française que tu encercleras et parmi laquelle des légionnaires allemands seront tués. Tu seras en train de libérer ton pays ! »

Louis de Cazenave avec les tirailleurs sénégalais, et Lazare Ponticelli, le Der des Ders, né en Italie et naturalisé français en 1939, voilà que les derniers poilus de l'armée française incarnent, de par ses origines pour l'un, et ses affectations pour l'autre, la diversité ethnique et culturelle de tous ceux qui ont sacrifié leur jeunesse et leur vie pour sauver l'honneur d'un pays qui ne leur a offert en retour que mépris et ingratitude. Les deux derniers poilus de 14 incarneraient-ils un symbole qui pourrait rester en travers de la gorge de certains prosélytes du nauséabond concept d' «identité nationale » ?

Mais la guerre, après tout, n'est-elle pas l'affaire des plus humbles, envoyés au casse-pipe par les plus aisés ?
C'est en tout cas l'impression qui subsiste après avoir refermé « C'était la guerre des tranchées », quand résonne encore dans nos mémoires les mots simples et maladroits d'Edith Bouvreuil dans la carte postale qu'elle envoie à son mari Pierre, ignorant encore que celui-ci ne lui répondra plus jamais :
« [...]C'est ignoble tout ce temps perdu donné à la guerre et à la mort alors que nous pourrions vivre heureux même pauvres. C'est peut-être parce qu'on est pauvre que la guerre est pour nous. Si tu savais mon Pierre comme il y a tellement d'embusqués à Paris des jeunes fils de riches qui n'ont pas l'air malade. C'est pas juste et nous qui voulons du mal à persone ni aux boches ni aux autres. [...] »







dimanche 20 janvier 2008

Temps difficiles



"Vingt ans ma belle âge" Louis Guilloux. Nouvelles.


Gallimard, 1999.





Louis Guilloux (1899-1980) est un auteur dont je découvre petit à petit l'oeuvre romanesque. On pourrait m'accuser de chauvinisme parce qu'il est natif de St-Brieuc. Il n'en est rien. Je ne suis pas breton et ne vit dans cette belle région que depuis un peu plus de deux ans.


Par contre, c'est seulement une fois établi en Bretagne que, fouinant dans les rayonnages des bibliothèques et des librairies de la région, un nom et un titre d'ouvrage s'imposaient constamment à mon attention : « Le sang noir » de Louis Guilloux.
Je m'attendais à beaucoup de choses en musardant dans ces bibliothèques et librairies : à voir, par exemple, des exemplaires innombrables de l'oeuvre de Pierre-Jakez Hélias, de François René de Châteaubriand ou d'Anatole Le Braz. Bien sûr, ces auteurs sont tous présents et il est difficile de ne pas les remarquer, mais parmi eux, il en était un, beaucoup plus discret – Louis guilloux – dont je n'avais jusqu'ici jamais entendu parler.



Intrigué par ce « Sang noir » que je voyais à maintes reprises, je décidai d'en faire la lecture.
J'en fus, plus qu'agréblement surpris, remué et conquis par cette oeuvre remarquable, d'une noire beauté et d'une lucidité sans failles s'attachant à décrire toute la veulerie et toute l'abjection d'une coterie de notables d'une ville située bien à l'arrière du front lors de la Grande Guerre. Ces personnages, pathétiques de sournoiserie et de lâcheté, éructant leurs discours patriotiques enflammés alors que plus loin meurent par centaines de milliers les représentants d'une jeunesse sacrifiée, constitue une galerie de portraits inoubliables.


Loin d'être – comme je le pensais avant d'en découvrir l'oeuvre – un auteur régionnaliste, voire du « terroir », Louis Guilloux est avant tout un auteur dont les personnages et les thèmes, par leur universalité, transcendent le cadre régional (qui finalement reste discret, voire inexistant car n'apportant aucun élément susceptible d'apporter un plus au récit) pour apporter au lecteur une vision de la condition humaine, dans ses grandeurs et ses misères, qui est, somme toute, un héritage commun à toutes les cultures et à toutes les époques.



Cette lucidité, ce constant souci de décrire les embûches et les malheurs de l'existence, les efforts désespérés que font certains pour tenter de s'extraire de la dureté des temps, on les retrouve dans « Vingt ans ma belle âge », recueil de contes et nouvelles écrits par Louis Guilloux entre 1921 et 1950.
Dans la nouvelle qui donnera son titre à l'ensemble de l'ouvrage, Guilloux dépeint dans ce texte autobiographique les conditions de cette époque de l'existence tant vantée et tant regrettée : l'époque des vingt ans. Sauf qu'ici, c'est dans le Paris d' après la Grande Guerre que nous entraîne l'auteur, nous contant ses annés de « vache enragée », dans un récit bien éloigné de la vision naîve et romanesque de « la vie de bohême ».
On retrouvera cette atmosphère d'après-guerre dans « Douze balles montées en breloque », récit mettant en scène le conflit entre une veuve et sa fille à propos de la réhabilitation du père, fusillé sur l'ordre d'un officier peu regardant sur les conditions d'une blessure à la main droite et considérant celle-ci comme une tentative de désertion.



Mais plus généralement on trouvera dans ce recueil un assortiment de personnalités et de destins poignants : écrivains maudits, ronds-de-cuir, potaches, ivrognes, ambitieux, paysans, instituteurs, filles de ferme, etc... tous représentants de certaines catégories – les plus modestes – de la société française de la première moitié du XXème siècle.



Dans ces six nouvelles et ces vingt contes, Louis Guilloux s'attache à dépeindre autant d'individualités et de destinées marquées par l'empreinte du sort.

Avec un talent d'écriture et un sens de la narration qui – par certains aspects et dans certains textes – ne manquent pas de rappeler les contes et nouvelles de Maupassant ou de Flaubert, par sa prose classique, limpide, dépouillée et sans effets de style, Louis Guilloux nous livre avec ce recueil une anthologie des thèmes récurrents à son univers littéraire, un univers sombre et désespéré, toutefois tempéré par le discret esprit de dérision qui plane sur certains de ses écrits, esprit de dérision visant à souligner l'inanité et le pathétique de nos gesticulations dans nos efforts pour atteindre ces paradis illusoires que sont la réussite sociale, l'amour, la gloire et la reconnaissance.

mardi 15 janvier 2008

De l'inutile en tant que nécessité


"Encyclopaedia Inutilis" Hervé Le Tellier. Nouvelles.

Le Castor Astral, 2002.




Hervé Le Tellier – membre de l'Oulipo et figure incontournable de l'émission dominicale de France-Culture « Des Papous dans la tête » – nous propose, avec cette « Encyclopaedia Inutilis », onze nouvelles qui sont autant de portraits extraordinaires et décalés.
Maniant avec brio érudition, humour, sens du nonsense et de l'absurde, Hervé Le Tellier nous brosse le destin hors du commun de onze personnages tenant à la fois du savant fou, de l'artiste illuminé et du fou littéraire.

On découvrira ainsi l'étrange hobby de Hans Schweiger, célèbre bruiteur de l'âge d'or du cinéma hollywoodien, qui, non content d'enregistrer toutes sortes de sons, décide un beau jour de collectionner...des silences.

Karl von Bryar, quant à lui, finira sa vie dans un asile psychiatrique après avoir vainement tenté de déchiffrer pendant de longues années un mystérieux code secret découvert sur un cargo anglais arraisonné par un destroyer allemand en 1944. Ce code, se présentant sous la forme d'un assemblage de carreaux de couleurs va défier le talent du cryptanalyste tandis qu'autour de lui le IIIème Reich s'écroule sous l'offensive des armées alliées.

Albert Van der Licht, Directeur général adjoint de la Gunzig Trust of Banking Corp, mène une double vie. Quand il n'exerce pas son activité professionnelle, il peint de nombreuses toiles sous le nom d'Aloysus Van Lee, en reprenant le style et les techniques des grands maîtres de la peinture. Certains de ses tableaux portent des titres tels que « Troupeau de brachiosaurus s'abreuvant sous le pont Adolphe » ou « Monsieur et Madame de Ghislain, restaurateurs de Saulieu, sur le point de soustraire au fisc français la somme de deux millions de francs ». On verra également dans ce texte consacré au peintre Van Lee, une reproduction photographique d'un monochrome blanc intitulé « Blanchiment d'argent par un médecin albinos du Blanc-Mesnil ».

C'est après avoir lu un article dans le magazine Science & Vie que Maxime Podgorski va avoir une révélation. Pour lui, les vingt-six lettres composant l'alphabet seraient – à l'instar de notre univers – nées d'un phénomène comparable au Big-Bang. De là à considérer les mots, les phrases et des oeuvres romanesques comme « A la recherche du temps perdu » de la même manière que des objets mathématiques que l'on pourrait représenter sous formes de courbes, il n'y a qu'un pas. Maxime Podgorski va sauter le pas.

C'est un bête chagrin d'amour qui va pousser le docteur Willibald Walter à travailler sur les mécanismes de la mémoire, à élaborer et à tester sur lui-même la « pilule de l'oubli ».

Zéphyrin Dauvergne, instituteur interdit d'enseignement par le Ministère de l'Instruction Publique en 1953, sera l'inventeur du concept de l' « histoire contractée », plus connue sous le nom de Système Dauvergne, et dont les arguments sont décrits dans son mémoire « Pour une pédagogie active de l'histoire ».

Euphrase Balmer, ingénieur ferroviaire à la SNCF et musicien de jazz à ses heures perdues va associer ses connaissances musicologiques à sa spécialité professionnelle, ce qui lui permettra de découvrir un alexandrin ferroviaire sur un tronçon de la ligne Montereau-Sens.

Exerxès de Perthos, au service d'Alexandre le Grand, va tenter, sur l'ordre de celui-ci, de découvrir une langue commune à tous les peuples passés sous le joug du macédonien afin d'unifier l'empire.

Deux documents datés du XVIème siècle – l'un est conservé dans l'Enfer de la Bibliothèque Vaticane, l'autre à la British Library – et signés de la main du frère franciscain Faustianus Septimus, nous renseignent sur l'origine d'une théorie scientifique qui, trois siècles plus tard, bouleversera les certitudes jusqu'alors admises sur l'origine de l'humanité.

Jakob Romanson, brillant étudiant en linguistique, disparaîtra en 1937 lors de la Guerre d'Espagne après s'être engagé dans les Brigades Internationales. Il ne laissera derrière lui qu'un carnet dans lequel est exposée sa théorie sur « le vent de la langue » où les mots sont classifiés suivant des critères météorologiques. Ainsi, certains mots seront dits calmes, agités ou dissipés et seront classés par intensités selon l'échelle de Beaufort.

Quant à Jacopone Morrissot, architecte, voyageur et photographe, il défraiera la chronique avec ses clichés des grands monuments du monde en déclenchant la Bataille de Pleyel. Fou, menteur, ou orateur de génie ? Jacopone Morrissot deviendra une célébrité jusqu'à sa mort en 1971, date à laquelle il sera enterré au cimetière du Père-Lachaise sous un nom d'origine étrangère mais très proche du sien, qui lui vaudra de devenir un lieu de pélerinage pour les touristes et curieux du monde entier.

Avec cette Encyclopédie de l'Inutile, Hervé Le Tellier nous offre onze textes amusants, bizarres et jubilatoires, bourrés de clins-d-oeils et de références aux univers littéraires de Calvino, Borges ou Queneau.
Ludique, originale et érudite, cette « Encyclopaedia Inutilis » ravira tous les amateurs de mots et de jeux littéraires.





dimanche 13 janvier 2008

La main du Maître











"Le Maître de La Tour-du-Pin" Jan Laurens Siesling. Roman.

Editions Le temps qu'il fait, 1988.


« C'était mon destin de n'être personne d'autre que le Maître de la Tour-du-pin. Dans mon cas on peut le dire. Je ne l'ai pas cherché.
Il m'a fallu tomber gravement malade pour m'arrêter dans cette bourgade et recevoir la commande la plus importante de ma carrière. Il m'a fallu périr ou presque pour imposer ma gloire à une parcelle du monde et joindre mon titre à son nom.
Le dicton populaire veut que la beauté soit le fruit de la souffrance. Je le crois. »

Vers le milieu du XVIème siècle, un homme, de retour d'Italie, tombe malade après avoir traversé les Alpes. Pris de fièvre, il est recueilli à l'Hôtel-Dieu Saint-Antoine de La Tour-du-Pin. Là, soigné par les nonnes et réconforté par sa compagne, il va peu à peu retrouver ses forces. Pendant sa convalescence, il va lier connaissance avec l'abbesse qui apprendra que la spécialité de cet homme est la peinture. Disciple des grands maîtres flamands Josse de Clèves et Heynderick de Francfort, il fera la rencontre de grands noms de la peinture comme Quentin Matsijs, le fondateur de l'école d'Anvers.
L'abbesse va alors commander à cet homme qui ne vit que par et pour la peinture, un triptyque qui ornera le choeur de la salle des malades. Soucieux de remercier la communauté des moniales qui l'a si bien soigné et recueilli, l'homme va accepter et réaliser cette commande. Ayant eu l'aval de l'évêque de Vienne, celui-ci va demander au peintre de rédiger à son attention un document où il explicitera son expérience de maître d'atelier.
L'homme va donc se lancer dans la réalisation du triptyque ainsi que dans la relation de sa vie, depuis son enfance jusqu'à son arrivée à l'Hôtel-Dieu de La tour-du-Pin. Il va narrer son enfance dans le Brabant, ses premières années d'apprentissage du métier de peintre chez le Maître de Kalkar, sa découverte des oeuvres de Jan Van Eyck et Roger de la Pasture (Van der Weyden), puis son départ pour Alkmaar aux Pays-Bas où il entrera au service de Maître Cornelis.
Il découvrira au cours de ces années les oeuvres de Hans Memling et Gérard David, puis il partira pour Anvers, capitale des arts où, devenu maître d'atelier, il entrera aus ervice de Heynderick de Francfort.

Après avoir passé une dizaine d'années à Anvers et avoir noué une amitié avec le peintre Josse Van Cleve qui lui reproche amicalement son style pictural dur et désuet : « Nordique » disait-il, ou « tedesca », c'est-à-dire « allemand » ou « barbare ». Il me montra son art suave, souple, doux. « Serenissima », disait-il. Il aimait la musique, il jouait du luth. Il aimait le bon vin. Il était gentil. Il riait, lorsqu'il peignait. C'est lui qui a voulu que j'aille en Italie, parfaire ma main. Il me donnait les noms des peintres à visiter. Il me donnait des introductions chez certains. Sa très bonne réputation m'a valu mieux qu'une bourse d'argent. »

A Francfort, il fera la connaissance de Hans Sebald Beham, l'ami et successeur d' Albrecht Dürer. Continuant son chemin vers le Sud, en passant par Bâle et Innsbruck, il va atteindre l'Italie en arrivant à Venise où il travaillera quelques semaines pour l'atelier de Titien avant de continuer sa route.
A Urbino, il verra son premier Raphaël et à Rome il admirera les oeuvres de Michel-Ange. Mais c'est à Florence qu'il pourra se repaître des peintures de Giotto et Cimabue, de Leonardo, de Rosso et de Pontormo. Il fera également la connaissance de Vasari.
Dans la chapelle Portinari de l'Hôtel-Dieu de Santa Maria Nuova, il connaîtra l'extase mystique et picturale face à une Nativité attribuée à Hugo Van der Goes.
C'est au cours de son voyage de retour qu'il tombera malade, épuisé par la marche dans le froid et la neige, et sera recueilli par les moniales de l'hospice de La Tour-du-Pin.

Il lui faudra deux ans pour venir à bout du triptyque qui ornera le choeur de la salle des malades. On le verra réaliser la partie centrale du retable consacrée à la Déploration du Christ, partie centrale entourée des deux volets représentant la Montée au Calvaire et la Descente de Croix ainsi qu'un Ecce Homo et un Saint-Jérôme.
Le peintre anonyme verra son oeuvre achevée le jeudi saint d'avril 1542, mais sa joie devant l'oeuvre accomplie sera effacée par un coup du sort qui mettra un terme à cet épisode de sa vie.
Venu de nulle part, anonyme, le maître de La Tour-du-Pin reprendra la route le jour de la Résurrection. Nul ne le reverra.

« Avez-vous prêté attention aux mains dans le retable de la Tour-du-Pin ? Les mains du Christ ? Celles de sa mère ? Les mains de Madeleine ?
Je dirais presque : avez-vous reconnu la main du maître ? Je prononce ces mots sans ostentation, en sincère humilité. C'est aux mains qu'on reconnaît le maître. Les mains de Roger. Les mains de Léonard. C'est dans les lignes de la main qu'on discerne la nature du peintre. Là il révèle sa personnalité, son style, qu'on appelle : sa main. Là il se trahit.
Un soir j'ai observé le retable et j'ai constaté qu'il avait une manière propre. C'était ma manière, personne d'autre. C'était ma main.
Je me suis senti seul, très seul.
J'ai regardé ma main. Ses lignes. Sa paume.
J'ai vu que de l'unique paume plusieurs doigts sortaient. Ils s'écartaient doucement. Ils s'éloignaient les uns des autres, chacun dans sa direction. Seul. »

S'inspirant de la tradition locale qui veut que le triptyque de La Tour-du-Pin ait été réalisé par un peintre anonyme en reconnaissance de son accueil et de sa guérison par les moniales de l'hospice Saint-Antoine, Jan Laurens Siesling prête vie et donne la parole à cet artste inconnu.
Il nous entraîne ainsi à la suite de cet homme et nous décrit son existence, son apprentissage de la peinture, ses influences et ses techniques picturales. Il nous plonge en plein XVIème siècle, à l'époque des grands maîtres de la peinture flamande et italienne, dans un récit sobre et lumineuxqui évoque, sans fioritures, sans outrances et sans effets dramatiques, le monde tel qu'il pouvait apparaître alors à un homme en quête d'une perfection artistique alliant (n'oublions pas que nous sommes à l'époque des Guerres de religion ) beauté formelle et beauté spirituelle. Traçant le portrait de ce peintre inconnu, Jan Laurens Siesling nous offre un récit superbe, érudit et dépouillé, où émotion et émerveillement transparaîssent à chaque page.
Un chef'-d-oeuvre.








Le Triptyque de la Tour-du-Pin

Les avis de Nina et de Gachucha.

samedi 12 janvier 2008

Nuit éternelle



"Requiem pour un sauvage" Vincent de Swarte. Roman.


Société nouvelle des éditions Pauvert, 1999.




Nous sommes au XIIIème siècle dans le Périgord. Un homme est pourchassé. Pourquoi ? Nous ne le saurons jamais. Pas plus que le bébé que l'homme tient dans ses bras. Rattrappé par ses poursuivants, l'homme est abattu. Mais le bébé va miraculeusement survivre et se retrouver au fond d'une caverne. Là, dans l'obscurité, l'enfant va grandir, se nourrissant d'insectes, de petits rongeurs et de lichens. Dans ce monde obscur, son univers sensoriel sera fait de sons et d'odeurs. Mais un jour lui parvient aux oreilles quelque chose d'autre : une voix. Cette voix, c'est celle d'une femme, une prostituée au visage balafré qui va peu à peu attirer l'enfant/homme sauvage hors de sa matrice de pierre et lui permettre de découvrir un monde de formes, de senteurs et de couleurs inédites.



« Ma toute première ivresse, voilà ce que la vue parfaite des formes et des couleurs terrestres me procura, au moins égale à celle contenue dans le vin. Ivre du noir des bois, ivre des fleurs aux entichants effluves, ivre de la transformation du monde quand il s'avance vers vous, une forêt mille arbres, une clairière mille brins de mousse, une feuille mille nervures, ivre de la pierre safranée qui éclairait mon corps de l'intérieur, ivre d'ivresse pure que mes autres sens venaient distiller plus encore, à quoi s'ajoutaient le goût des nouveaux aliments et celui de l'eau claire, et le goût du soleil et le goût de la voix.
Mes escapades étaient de plus en plus hardies ; bientôt, la forêt me fut aussi familière que la grotte. J'appris d'elle ses chênes, ses châtaigniers, ses ormeaux, ses trembles égarés et ses charmes, ses taillis et son houx, ses trous et ses trouées, ses fossés, ses ondoiements et ses silex, ses verts du plus jeune au plus chenu, ses aigres nèfles et ses douces fleurs d'aubépine, ses chapelets d'églantine, ses champignons, ses marrons, ses noix et ses glands, ses insectes et ses nids dans les arbres, et aussi ses habitants dangereux – loups, sangliers, ours et aspics – que je sus éviter d'instinct ou tuer, dépecer et dévorer, pour certains d'entre eux affaiblis ou bébés. Forêt mon toit de feuilles, souvent je ceignais le tronc de tes arbres comme on ceint une femme, et la terre, par endroits molle d'eau souterraine, m'ouvrait ses jambes chaudes pour d'interminables parties d'amour.
J'appris d'elle d'autres phénomènes cardinaux. Qu'elle pouvait changer d'un jour à l'autre, de température, d'odeurs et de couleurs, sans crier gare. La tempête soudaine, les colères du vent, le ciel qui se fend pour abattre ses eaux, le retour du soleil rafraîchi et celui du chant des merles. La tombée de la nuit et la nuit – la nuit cependant jamais aussi noire que la nuit sans fin de ma grotte – la nuit étoilée et les gouffres qu'elle illuminait déjà dans le tréfonds de mes pulsions visionnaires. Le retour du jour, qui n'en finit plus de s'annoncer, la lente amitié du retour du jour. La coloration des feuilles et leur dessèchement, leur chute et leur regain au sortir de l'hibernation. J'appris enfin avec les oiseaux mon tout premier langage, celui que je lisais dans leurs yeux ronds, ouverts à toutes les joies, toutes les craintes et toutes les naïvetés de la découverte. »



Grâce à cette femme qui l'a attiré hors de son univers d'obscurité, il va également apprendre qu'en sus de la lumière du soleil, des étoiles et de la lune, il en existe une autre, née du feu, qui permet de s'éclairer lorsque le regard ne distingue plus ce qui l'entoure. C'est ainsi que, muni de chandelles, il va explorer la grotte qui fut jusqu'alors son unique et noir refuge. Mais quelle surprise quand il va découvrir les figures qui ornent les parois de son abri !


« La lumière m'apprit que j'avais grandi dans le berceau d'une folie particulière. Ma grotte, toute pétrie de tubérosités osseuses, faisait tanguer sur ses murs des taureaux géants aux yeux fiévreux, des chevaux et des vachettes tamponnés par je ne sais quel pochoir magique, des cerfs dont les bois auraient pu être des fleurs de fenouil ou de carotte. [...]
Taureaux, vachettes, chevaux, cerfs, voilà des animaux dont j'ignorais alors les noms, et que j'ai vus sur la terre des hommes sans savoir s'ils étaient les originaux ou les pâles copies de ceux qui ornaient ma grotte. Dans le tunnel où je dormais d'habitude, cinq cerfs nageaient la tête haute et le museau fin, graves nageurs d'une rive à l'autre. Jamais nage ne fut plus silencieuse. Jamais nage ne fut plus angoissée, menant droit dans l'effrayante crinière des bisons à tête de silure, ceux-là ronds comme des sous, celui-là étiré en nuage rougi par le crépuscule. [...] Les murs du puits, où je réservais quelquefois un peu de nourriture, furent riches d'enseignement. S'y trouvait tracé un petit homme à tête de canard, le bec en l'air comme son sexe, son sexe comme ses pieds, deux tiges pour les bras quatre traits pour les mains, le corps en déséquilibre mortel face à un bison étripé. Je ne sus que penser de cette allégorie, d'autant qu'un canard planté sur une tige et un rhinoceros égaré en compliquaient la lecture. J'éprouvai un sentiment de compassion teinté de moquerie pour la fragilité de ce frère-là, maladroit et vibrant jusque dans la mort, sa petite vigueur crâneuse pointée comme une épée d'enfant. »



Quand il retournera à l'air libre, ce sera pour constater que la femme a disparu. Il va alors découvrir le monde de ses semblables, les hommes, qui vivent dans des lieux appelés villes, villages, bourgs.
Ce qu'il va découvrir, lui le sauvage, le primitif hirsute et puant, c'est que le monde des hommes n'est pas si différent de lui qu'il ne l'aurait pensé : le monde des hommes est fait de violence et de puanteur. Très rapidement – malgré quelques déconvenues – il va évoluer à son aise dans ce monde brutal et sans pitié.
Un homme va le prendre sous son aile, un chevalier-troubadour avec qui il va apprendre les rudiments puis l'essentiel – voire plus – que ce que doit savoir du monde qui l'entoure un homme du XIIIème siècle :


« C'est au cours de ces nombreux mois de retraite que j'appris – encore loin des hommes – le terrifiant décor de ce qui n'est pas moi, et pas non plus la grotte, ni les mulots, les insectes, la femme, la parole, le jour, la nuit, le ciel, le soleil, les étoiles et la lune, les arbres, l'eau, la ville, les hommes, les chiens. J'appris le temps, que la cloche de l'abbaye au loin découpait en tranches, matines, laudes, prime, tierce, sixte, vêpres, complies, et que le calendrier faisait courir sur une année entière de mois en mois et de fête en fête. J'appris l'hygiène régulière, torse nu face à un baquet, et la manière d'arranger son visage pour être présentable. Être présentable. L'enfouissement du corps dans les chemises et les braies, et l'usage du chaperon. Le pain noir, les fèves, le lard, parfois la viande cuite. Le vin. Le nombre d'années après la naissance de Jésus-Christ, 1245. Jésus-Christ. Dieu et le paradis où nous irons tous, et l'enfer des mauvais et des hérétiques. Le crucifix. Les psaumes, les prières, et les messes des vivants et des morts. La région où nous nous trouvions – le Périgord – et le nom de la ville qui m'avait chassé – Sarlat. Les guerres incessantes entre Anglais et Capétiens. Les châteaux et les fiefs, les églises et les monastères, les moines et les moniales, les ordres. Le lointain, l'ailleurs, les pays qui entourent le nôtre et ceux par-delà les mers. Mon âge, autour de vingt ans, bien qu'il fût impossible à mon ami de m'en donner un de manière certaine – peut-être trente, dit-il. Les puissants, en petit nombre, les pauvres à foison, et les itinérants – troubadours, jongleurs, forains, pélerins, charlatans, étudiants, mendiants, lépreux, mercenaires, fous, criminels. Le roi Louis, neuvième du nom. Mon nom, puisqu'il m'en fallait un : Pierrelech, mais mon ami lui préféra vite Mangechien. Une histoire, puisqu'il m'en faudrait une : nous en peaufinions tous les jours un peu plus la crédibilité. »



En compagnie de cet homme qu'il considérera très rapidement comme son père, Pierrelech – ou Mangechien – va apprendre la lecture, l'écriture et la musique. Entre leurs virées au bordel et leurs représentations dans les châteaux de la région, les deux compagnons finissent par devenir inséparables. Pourtant, une attaque de brigands sonnera le glas de cette amitié. L'homme qu'il considère comme son père va mourir sous les coups de ses assaillants. Pour Pierrelech – fou de douleur – le monde semble s'écrouler.
Abandonné de tous, ayant perdu la femme au visage balafré ainsi que « son père », il va peu à peu s'enfoncer dans un délire meurtrier qui l'entraînera jusqu'en Egypte lors de la désastreuse septième croisade. Ivre de sang et de violence – mais après tout Pierrelech ne fait que se comporter comme la majorité des hommes qui l'entourent – lassé du monde des hommes et de la brutalité qu'il a hérité à leur contact, il va prendre une décision, celle que tout homme prend quand il sent que tout bascule autour de lui et que la terreur de l'inconnu emplit son coeur : se réfugier dans le sein maternel.



D'une écriture somptueuse, le roman de Vincent de Swarte est un régal des sens, un texte superbe et coloré, poétique et brutal où la violence la plus éffrenée alterne avec de subtils moments de grâce.
Revenant sur le débat opposant nature et culture, Vincent de Swarte nous livre un récit en forme de fable où il nous décrit toute l'abjection et la cruauté des humains entre eux et envers le monde qui les entoure, depuis les âges les plus reculés de la préhistoire jusqu'à notre époque contemporaine.
Allégorie de la condition humaine, fable philosophique, « Requiem pour un sauvage » offre un regard sans concessions sur la nature et l'histoire de l'espèce humaine. Servi par une écriture riche, envoûtante, baroque et sensuelle, ce court roman n'est pas sans analogie – par la qualité de l'écriture et la figure du personnage central du récit – avec « Le parfum » de Patrick Süskind. Magnifique et effroyable.

vendredi 11 janvier 2008

Une épopée magyare




"Le prince et le moine" Robert Hasz. Roman.

Editions Viviane Hamy, 2007

Traduit du hongrois par Chantal Philippe.



L'an de grâce 973, Alberich de Langres, moine de l'abbaye de Saint-Gall se voit confier par l'abbé la tâche de rédiger la biographie et les tribulations du moine Stephanus de Pannonie en vue d'instruire le procès en canonisation de celui-ci, démarche qui pourrait apporter un surcroît de renom au monastère.

Stephanus fut désigné dix ans plus tôt par l'abbé Virgile d'Aquilée afin de se rendre vers les terres barbares occupées par les redoutables Magyars. Sa mission officielle était de convertir à la foi chrétienne ces peuplades rudes, païennes et sanguinaires. Officieusement, il devait faire parvenir au souverain des Magyars une proposition d'alliance du pape qui, fort de l'appui de ce peuple indomptable, pourrait ainsi résisiter à la menace que fait régner l'Empereur Othon 1er, maître de l'Empire germanique, qui ne rêve que de destituer Jean XII afin d'installer au Saint-Siège un pontife beaucoup moins réfractaire à ses ambitions. Alberich va donc se mettre au travail et relater le périple de Stephanus.
Mais parallèlement il va écrire dans le plus grand secret un autre texte – plus conforme à l'exacte réalité des faits – car à sa grande surprise, Alberich va découvrir que son ancien maître Stephanus n'est pas mort ni exilé pour avoir – paraît-il, apostasié la foi chrétienne lors de son expédition en terre païenne. Stephanus vit en fait non loin de l'abbaye, au coeur de la forêt, en ermite et c'est là qu'Alberich va le retrouver et apprendre de la bouche même de son maître ce qu'il lui est réellement advenu au pays des Magyars.
Stephanus va donc raconter à son disciple les faits troublants qui n'ont pas tardé à survenir lors de son arrivée en terre barbare. Très rapidement capturé, Stephanus va échapper de peu à une mort certaine. Dans ses habits, ses ravisseurs trouvent un objet qui s'avère pour eux d'une extrême importance. Cet objet, un médaillon en forme de rapace aux ailes déployées que lui a confié l'abbé Virgile au moment de son départ, est en fait le Togrul, l'insigne du Künde, chef spirituel du peuple Magyar. Car le pouvoir, au sein de ce peuple, n'échoit pas à un seul souverain. Le Künde, en charge du pouvoir spirituel, partage l'autorité sur les clans magyars avec le Gyula, qui dirige les armées.

Mais Stephanus apprend rapidement que ce pouvoir bicéphale n'existe plus depuis que le Gyula Arpad, quelques décennies auparavant, a fait traîtreusement assassiner le Künde afin de régner seul sur le peuple Magyar.
Mais comment expliquer que le Togrul, après tout ce temps, réapparaisse entre les mains d'un moine d'Occident ? Le porteur de cet insigne sacré serait-il l'héritier du Künde, son fils qui aurait échappé au massacre commandité par Arpad Gyula ? Stephanus ne peut y croire et se refuse même à envisager cette hypothèse car comment lui, qui est moine de la Sainte Ēglise catholique apostolique et romaine, pourrait accepter de renier sa foi pour devenir le représentant de divinités païennes ? Malheureusement pour lui, des circonstances dramatiques feront qu' il sera contraint de se proclamer Künde du peuple Magyar afin de sauver la vie d'un enfant. A partir de ce moment, Stephanus va mettre le doigt dans un engrenage fatal. De nombreux clans sont restés fidèles à Arpad Gyula et à ses descendants Taksony et Gejüza-Ur. Ils ne veulent en aucun cas d'un retour du Künde, retour qui remettrait en cause les territoires qu'Arpad leur a octroyés après sa victoire sur les clans attachés au Künde. À cela viennent s'agglomérer les dissenssions entre ceux qui rejettent une alliance avec les chrétiens et ceux qui, au contraire, ne voient pas d'un mauvais oeil une alliance avec la chrétienté. Mais qui choisir, de Rome ou de Byzance, ces deux puissances antagonistes ? Tout cela sans compter sur les menaces que font peser sur les frontières les Bavarois, les Bulgares et les Varègues, peuples belliqueux et versatiles qui n'attendent que le moment propice pour s'emparer du territoire conquis par les Magyars.

Dans cette lutte de tous les instants, Stephanus devra faire preuve de courage, de diplomatie et de ténacité pour préserver sa foi, sa vie et ses convictions car – en sus des trahisons et des revirements de tous ordres – les personnages et les évenements auxquels il sera confonté vont se dévoiler peu à peu et lui présenter un tout autre visage que celui initialement prévu.

Il en sera de même pour lui-même et ce qu'il va découvrir sur son lointain ne manquera pas de le troubler. Car pourquoi a-t-il été désigné pour cette mission de confiance par l'abbé Virgile qui manifestement ne le porte pas dans son coeur ? Pourquoi son supérieur lui a-t-il remis l'insigne du Künde ? Et comment expliquer la présence du Togrul au sein de l'abbaye de Saint-Gall depuis tant d'années ? Comment est-il arrivé en terre chrétienne après l'assassinat du chef spirituel des Magyars ? Stephanus aura de nombreux mystères à éclaircir et celui qui recouvre ses origines ne sera pas des moindres.


Roman en forme d'épopée, « Le prince et le moine » nous entraîne dans une aventure aux multiples rebondissements dans l' Europe du haut moyen-âge, une Europe balbutiante, en butte aux derniers assauts des hordes barbares avant que celles-ci ne prennent racine dans leurs pays d'élection afin de créer ce qui donnera bien plus tard naissance à nos modernes nations. Roman d'aventures érudit et captivant, le récit de Robert Hasz , au travers des diverses interprétations que nous offrent les personnages principaux, nous entraîne dans une odyssée somptueuse et barbare, une formidable chevauchée où l'Histoire se mêle aux mythes et légendes fondateurs du peuple Magyar.




mardi 8 janvier 2008

Um ourives das palavras




"Train de nuit pour Lisbonne" Pascal Mercier. Roman.
Maren Sell Editeurs, 2006.

Traduit de l'allemand (Suisse) par Nicole Casanova.







Certains ouvrages – pour je ne sais quelles raisons – ne bénéficient pas des faveurs accordées par le Barnum médiatique à certains auteurs (je ne citerais personne) dont les qualités d'écriture – plus que discutables – ne font pas obstacle à une surenchère de superlatifs (souvent peu mérités) ainsi qu'à une diffusion pléthorique qui n'a pour finalité que d'appâter le chaland et lui donner à croire que la qualité littéraire se justifie par le nombre d'exemplaires vendus ou par la fréquence des interventions de tel ou tel auteur sur les chaînes de télévision.

Alors que certains scribouillards se trouvent propulsés en tête des ventes et ne cessent de parader afin de masquer le néant qui caractérise leurs productions, d'autres auteurs restent confinés dans l'ombre, leurs ouvrages n'ayant pas eu l'heur de séduire certains critiques littéraires devenus en l'espace de quelques années d'adroits conseillers en marketing.

C'est par le biais de ce phénomène que le très beau roman de Pascal Mercier : « Train de nuit pour Lisbonne » est resté méconnu du grand public et n'a pas bénéficié de la distinction que sa grande qualité lui aurait value.

Relégué au rayon de la littérature « confidentielle », ce livre a heureusement été remarqué et vanté par certains chroniqueurs de la blogosphère tels que Jean-Louis Kuffer ainsi que par le forum littéraire « Parfums de livres »
C'est d'ailleurs par l'entremise de ce forum et plus particulièrement à deux de ses fidèles et talentueuses intervenantes (un petit coucou à Marie et Coline) que cet ouvrage m'est arrivé entre les mains. Je les en remercie infiniment.

Mais – me direz-vous – qu'est-ce-que c'est que ce « Train de nuit pour Lisbonne » ?
Tout d'abord – et pour procéder par élimination – si vous aimez la littérature où l'action prime sur l'intime, si vous aimez les rebondissements en cascade, les émotions fortes, l'exotisme, les scènes torrides, le suspense agrémenté de quelques passages sanguinolents, je vous recommande de ne pas aller plus loin dans la lecture de cette chronique. Vous ne trouverez rien de cela dans le livre de Pascal Mercier. « Train de nuit pour Lisbonne » est un roman intimiste, un récit qui ne peut se lire que lentement, sans précipitation, et où se mêlent adroitement philosophie, histoire, littérature et introspection.
« C'est bien joli, me direz-vous en réprimant poliment un baîllement incoercible, mais ça parle de quoi, ce livre ? ». J'y arrive.

Raimund Gregorius est professeur de langues anciennes dans un lycée de Berne. Âgé de cinquante-sept ans, cet homme vit ancré dans son petit monde d'habitudes qui le tient éloigné de toute fantaisie et de tout écart de conduite. Doté d'une grande érudition, ses collègues lui ont attribué comme surnom « le papyrus ». À huit heures moins le quart, tous les matins, impertubablement, il se rend au lycée et emprunte pour cela le pont de Kirchenfeld qui surplombe l'Aar. Ce jour-là, sous une pluie battante, il aperçoit au milieu du pont une femme qui se penche dangereusement sur le parapet. Veut-elle se suicider ? Gregorius se précipite. La femme lui explique qu'elle ne souaitait pas mettre fin à ses jours mais tentait seulement de rattraper au dernier moment une lettre qu'elle avait auparavant décidé de jeter dans la rivière. La conversation s'engage et Gregorius, intrigué par l'accent de cette femme va lui demander quelle est sa langue maternelle :
« Português », avait-elle répondu.
Le o, que de façon surprenante elle prononçait comme un ou, la claire intonation montante et étrangement étouffée du ê et le doux ch final, se fondirent en une mélodie qui résonna beaucoup plus longuement que dans la réalité et qu'il aurait voulu entendre tout le long du jour. »

Fasciné par la mélodie de cette langue portugaise, Gregorius va se rendre dans une librairie espagnole où il va dénicher par hasard un ouvrage d'un auteur inconnu, Amadeu de Prado, intitulé Um ourives das palavras, « Un orfèvre des mots »
S'étant muni d'un manuel d'apprentissage de la langue portugaise, Gregorius va peu à peu découvrir l'ouvrage d'Amadeu de Prado, un texte qui va l'envoûter à tel point qu'il négligera de se rendre au lycée pour y dispenser ses cours et qui le poussera à prendre une décision qui lui aurait paru incroyable quelques jours plus tôt : prendre le premier train de nuit pour Lisbonne.
Pour Gregorius, plus rien n'importe d'autre que de retrouver les traces d'Amadeu de Prado, mort depuis une trentaine d'années, qui fut médecin, poète, passionné de littérature et opposant du régime dictatorial de Salazar.
Arrivé à Lisbonne, Gregorius va partir à la recherche de ceux qui ont connu de près ou de loin Amadeu de Prado. Sa quête lui permettra de rencontrer divers personnages ayant côtoyé celui-ci, de revenir sur les lieux où Prado a vécu, écrit et souffert. Peu à peu va se dessiner le portrait complexe de cet homme, fils de bonne famille, adolescent génial boulimique de littérature et de philosophie, devenu médecin et résistant à l'oppression instaurée par la dictature.

Mais ce voyage que va effectuer Gregorius sera aussi un voyage intérieur, voyage qu'il va accomplir au fil des pages de l'ouvrage de Prado, ouvrage que le libraire Simões – qu'il va être amené à rencontrer – , qualifiera de cette manière :

« Savez-vous l'impression que me donne ce livre incroyable ? [...] C'est comme si Marcel Proust avait écrit les Essais de Michel de Montaigne. »

C'est ainsi que, suivant la quête de Gregorius, le lecteur va découvrir le contenu du livre d'Amadeu de Prado mais aussi, suite aux rencontres que le professeur va faire dans la capitale portugaise, certains écrits – des lettres pour la plupart – que l'auteur de Um ourives das palavras adressa à ses proches au cours des vicissitudes de son existence. La prose de Prado ne manquera pas de bouleverser les certitudes de Gregorius sur les questions existentielles de la vie, de la mort, de la révolte contre toutes les formes d'oppression, de la perception de l'altérité ainsi que de la conscience de soi. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Pascal Mercier – en préambule à son ouvrage – cite cet extrait du Livre de l'intranquillité de Fernando Pessoa :

« Chacun de nous est plusieurs à soi tout seul, est nombreux, est une prolifération de soi-mêmes. C'est pourquoi l'être qui dédaigne l'air ambiant n'est pas le même que celui qui le savoure ou qui en souffre. Il y a des gens d'espèces bien différentes dans la vaste colonie de notre être, qui pensent et sentent différemment. »

Que dire, une fois refermé ce livre, si ce n'est que l'on se prend à rêver qu' Amadeu de Prado a réellement existé et qu'un jour, peut-être, à l'instar de Gregorius nous tiendrons dans nos mains un exemplaire de Um ourives das palavras. Mais il faut bien se rendre à l'évidence, Prado n'est, helas!, qu'un personnage de fiction. Toutefois, il existe bel et bien dans notre monde sensible un orfèvre des mots : il se nomme Pascal Mercier.
En février prochain les éditions 10/18, créées par le regretté Christian Bourgois, publieront « Train de nuit pour Lisbonne » en édition de poche. Si par hasard vous entrez dans une librairie, contournez le rayon des best-sellers et approchez-vous des rayonnages délaissés par la majorité des clients. Là, coincé entre d'autres ouvrages, vous trouverez sûrement un exemplaire du « Train de nuit pour Lisbonne ». Prenez place dans le compartiment de votre choix et attendez le sifflet du chef de gare. Bon voyage et bonne lecture !