mardi 28 avril 2009

Le peuple Kesh




"La vallée de l'éternel retour" Ursula Le Guin. Roman. Actes Sud, 1994.

Traduit de l'américain par Isabelle Reinharez.



On ne présente plus Ursula K. Le Guin, célèbre auteur de science-fiction et de fantasy, dont les « Contes de Terremer » ont enchanté plus d'un lecteur à travers le monde.
D'autres ouvrages, par contre, sont restés plus confidentiels, comme ses « Chroniques Orsiniennes » et « La vallée de l'éternel retour », ouvrage quasiment inclassable qui, bien qu'évoquant ces deux genres littéraires, n'appartient ni à la fantasy ni à la science-fiction.

Il en est de même pour la trame du récit, qui oscille entre le romanesque et l'étude scientifique.
Le terme d'ethnofiction est en fait le plus approprié pour saisir la teneur de cet ouvrage qui se présente sous la forme d'un recueil d'articles que l'on pourrait croire rédigés par un anthropologue décrivant un peuple exotique.

Cependant, ne cherchez pas dans les pages d'une encyclopédie une description du peuple Kesh étudié dans cet ouvrage, car bien entendu il n'existe pas, ou tout du moins pas encore.
En effet, cette étude du peuple Kesh est en fait une archéologie du futur. Ce groupe humain n'appartient ni à notre passé ni au monde contemporain, mais à un lointain avenir.

Dans ce futur indéterminé, une grande partie de la Californie s'est séparée du continent nord-américain suite à un séisme. La civilisation telle que nous la connaissons a totalement disparu de la surface du globe, ne laissant comme vestiges que les tracés d'anciennes autoroutes ainsi que des zones polluées et toxiques. Cette pollution résiduelle occasionne de nombreuses naissances anormales chez les êtres humains et les animaux.
Autre survivance du passé, les cités de l'échange, vastes complexes informatiques et cybernétiques recueillant et dispensant toutes sortes d'informations aux groupes humains sachant encore se servir d'ordinateurs.

Cela mis à part, les peuplades telles que les Kesh vivent en harmonie avec la nature, dans des communautés de chasseurs-cueilleurs-agriculteurs qui rappellent fortement de par leur organisation, leur culture et leurs rites les sociétés amérindiennes. Les croyances sont fortement imprégnées de chamanisme et d'animisme. Les esprits de la nature, arbres, animaux sauvages, montagnes et rivières sont sacralisés. De nombreuses fêtes et rites d'initiation soudent la communauté et tissent un lien social intergénérationnel.

Même si la technologie a quasiment disparu, les armes à feu sont toujours en usage chez les guerriers et les chasseurs (qui préfèrent cependant l'arc). Les transports de marchandises s'effectuent dans certains cas par le rail, les voitures étant tirées soit par des locomotives à vapeur, soit par des animaux de bât. L'électricité est fournie par des générateurs qui permettent aux habitants de s'éclairer, de se chauffer et aussi de communiquer avec les cités de l'échange par le biais des ordinateurs.


C'est donc à une découverte de cette civilisation bien différente de la nôtre que nous invite Ursula Le Guin en nous faisant initiant au fil des articles aux modes de vie des Kesh et de leurs plus proches voisins. On découvrira ainsi les rituels, les croyances, les chansons, les poèmes, les contes et les légendes relatifs à cette peuplade, ainsi que bien d'autres domaines comme, entre autres, l'art, l'architecture, la guerre, la littérature,le théâtre, les rituels funéraires ou d'initiation, la médecine, la géographie et même la gastronomie (certaines recettes semblent même particulièrement délicieuses et faciles à réaliser).


À embrasser tous ces différents domaines, on pourrait même lire cet ouvrage dans n'importe quel sens s'il n'y avait comme fil conducteur le récit autobiographique d'une femme Kesh dénommée Roche Qui Raconte, récit dans lequel elle revient sur sa vie dans la bourgade de Sinshan et son voyage au pays des hommes du Condor (un peuple guerrier dont les soldats coiffés d'un casque à bec de rapace rappellent l'allure des chevaliers-aigles de l'empire Aztèque).


Passionnant, bien que parfois austère et hermétique, « La vallée de l'éternel retour » est un grand voyage au sein d'une culture inconnue et imaginaire, un voyage qui ne peut qu'émerveiller le lecteur devant le pouvoir de création d'Ursula Le Guin qui a créé de toute pièce cet univers fascinant sans aucunement tomber dans la facilité propre à nombre d'auteurs de fantasy qui nous submergent jusqu'à l'écœurement de sorciers, de nains, d'elfes, de fées et de méchants dragons. Rien de surnaturel et de fantastique ici, si ce n'est la conscience du sacré partagée depuis l'aube des temps par toutes les sociétés humaines face aux mystères de la nature.

Abondamment enrichi par des tableaux, des cartes de l'auteur et des illustrations de Margaret Chodos qui ajoutent à l'aspect documentaire de cet ouvrage « La vallée de l'éternel retour » promet au lecteur de longues heures dépaysantes et hypnotiques à la découverte de la culture du peuple Kesh.
À déconseiller toutefois aux amateurs d'action, de suspense et de rebondissements extraordinaires.


Un poème Kesh :


GAHHEYA


De Roche Qui Raconte de l'Argile bleue de Sinshan


Vieille pierre, porte mon âme.

Quand je ne serai pas ici

fais face au soleil levant à ma place.

Réchauffe-toi lentement.

Quand je ne serais plus de ce monde

fais face au soleil levant pour moi.

Réchauffe-toi lentement.

Voici ma main sur toi, chaude.

Voici mon souffle sur toi, chaud.

Voici mon coeur en toi, chaud.

Voici mon âme en toi, chaude.

Tu seras là longtemps

face au soleil levant

avec la chaleur en toi.

Quand tu rouleras en bas,

quand tu te briseras,

quand la terre changera,

quand ta dureté de roche finira,

nous brillerons,

nous danserons et brillerons

serons chaleur et brillerons.








Instruments de musique du peuple Kesh

Illustrations de Margaret Chodos




vendredi 24 avril 2009

Le 7ème Prix des lecteurs du Télégramme # 6




"Bilal sur la route des clandestins" Fabrizio Gatti. Récit. Editions Liana Levi, 2008


Traduit de l'italien par Jean-Luc Defromont.





L'espèce humaine, c'est bien connu, a toujours éprouvé le besoin de désigner des boucs émissaires, victimes expiatoires offertes en pâture à la vindicte populaire, cristallisant en elles toutes les angoisses et les inquiétudes de leurs persécuteurs. Ces pratiques se sont particulièrement incarnées dans les sociétés occidentales depuis le haut moyen-âge et elles continuent plus que jamais à sévir aujourd'hui. Ce furent tout d'abord les juifs, les femmes, les hérétiques, les libre-penseurs...
Ce sont aujourd'hui les jeunes, les pauvres, les chômeurs, les étrangers (surtout quand leur couleur de peau et leur religion différent de la nôtre). Que dire alors des « clandestins », ces nouveaux parias qui bien souvent au regard du public, incarnent à eux seuls toutes ces « déviances » sociales ?
Le terme même de « clandestins » n'est-il pas déjà en soi une accusation, une manière de désigner ces hommes et ces femmes comme des délinquants ?


Il ne se passe guère de semaine sans que les médias européens relatent, images à l'appui, des informations ayant trait à ces populations en exode : rapports d'expulsions, ouvertures (ou fermetures) de centres d'accueil et de détention,discours démagogiques des politiques, mais aussi drames survenus lors du parcours de ces émigrants : cadavres repêchés en pleine mer suite au chavirage de barques surchargées, personnes tuées par le manque d'air, la chaleur et la déshydratation, enfermées dans des containers transportés par bateaux et par camions...


Ces faits, si horribles soient-ils, n'éveillent chez beaucoup d'entre nous qu'un vague sentiment de compassion, voire de l'indifférence. Il est vrai qu'en ce domaine, les médias, appuyés par les politiques, ont ancré dans les consciences la solide conviction que ces émigrants n'ont rien à faire dans notre si belle Europe où le travail est une denrée rare et où chacun s'évertue, en cette période de crise, à préserver son train de vie.
À ce refus, lié à une situation économique moribonde s'ajoutent les vieux relents de xénophobie fortement ancrés dans l'histoire européenne et habilement exploités par des politiciens soucieux de flatter les plus bas instincts d'un électorat déjà peu enclin à accepter les immigrés dits « officiels ».


Fabrizio Gatti, reporter de l' hebdomadaire italien L'Espresso, s'était il y a quelques années fait passer pour un immigré roumain afin de découvrir l'envers du décor. Cette fois-ci, c'est à la route des immigrés d'Afrique qu'il s'est intéressé.

De Dakar à la frontière Libyenne en passant par le Mali et le Niger, il a suivi la route de ces nouveaux esclaves, partageant leurs effroyables conditions de vie afin d'apporter aux lecteurs européens une image de ces hommes et de ces femmes bien plus réaliste que ce que nous en disent les médias.
C'est donc sur des camions surchargés que ces voyageurs du désespoir traversent le désert pendant des jours. À chaque arrêt, à chaque poste-frontière, les voilà dévalisés, humiliés, torturés par les militaires et les policiers qui ont trouvé en ces convois un moyen de s'enrichir facilement. Les passeurs, les chauffeurs de camions et de 4x4, sont également de la partie et soutirent sans états d'âme les économies chèrement amassées par les voyageurs.
Les accidents et les pannes sont fréquents avec ces véhicules retapés à la va-vite. Bon nombre d'émigrants se retrouvent perdus en plein désert, sans eau ni nourriture, à cause d'un problème mécanique, d'une mauvaise orientation du chauffeur qui s'est égaré dans les sables et ne retrouve plus la piste. Parfois, ils sont tout simplement abandonnés par les conducteurs qui, après leur avoir soutiré tous leurs biens, les laissent mourir de soif et de faim.
D'autres, à qui l'on a tout volé, s'arrêtent dans les villes d'étape, pensant y travailler quelques mois avant de reprendre la route. Leur quotidien devient celui d'esclaves au service des autorités locales ; les femmes y sont souvent contraintes à la prostitution pour assurer leur survie. La chaleur, l'hygiène plus que sommaire, la promiscuité dans ces camions où l'on s'entasse par dizaines, le manque de nourriture, provoquent fièvres et maladies souvent mortelles si elles ne sont pas traitées à temps avec les moyens adéquats.


Fabrizio Gatti devra interrompre cette odyssée dantesque à la frontière libyenne, les accords sur l'immigration clandestine signés par Silvio Berlusconi et Mouammar Khadafi l'empêchant de pénétrer plus avant dans ce pays afin d'y découvrir la terrible situation des ressortissants d'Afrique noire, persécutés et déportés par les autorités afin de complaire aux exigences européennes, en échange d'une nouvelle virginité pour le dictateur libyen considéré il y a encore peu de temps comme un terroriste et reçu aujourd'hui à bras ouverts dans nos exemplaires et irréprochables démocraties.


La suite du voyage de Fabrizio Gatti reprendra à Lampedusa, île sicilienne située à mi chemin de l'Italie et de la Tunisie.
Gatti va se faire passer pour un naufragé d'une embarcation et prendra l'identité d'un kurde irakien prénommé Bilal. Il va être parqué comme les autres émigrants dans un camp insalubre, victime des exactions et des brimades de certains policiers et militaires italiens nostalgiques de l'époque mussolinienne.
Le sort des émigrants n'est en effet pas meilleur dans ces camps situés en Europe que lors de leur traversée des déserts africains. Malgré les discours pontifiants et les diatribes pseudo-philanthropiques, la situation dans ces camps est particulièrement difficile pour les résidents.


Mais ce qui importe avant tout dans le récit de Gatti, ce ne sont pas les conditions terribles de cet exode ni même son parcours personnel au cours de cette odyssée, mais ces hommes et ces femmes qu'il va rencontrer lors de ce périple. Subitement, ces anonymes que nous voyons quotidiennement sur les écrans de télévision et dont les visages nous restent inconnus, prennent ici une autre dimension, celle d'êtres humains dont l'histoire personnelle, les vicissitudes de la vie, la misère, les guerres civiles, les ont poussés à tout quitter, familles, amis, souvenirs, pour retenter autre part une autre vie, qu'ils espèrent plus souriante. Nombre d'entre eux sont diplômés dans leur pays d'origine et n'hésitent pourtant pas à accomplir les tâches les plus humbles pour parvenir à gagner un peu de liberté. Ils endurent stoïquement les humiliations, les coups, les vols, dans le seul but de partager certains de nos privilèges d'européens nantis, privilèges dont nous n'avons bien souvent même plus conscience : le privilège de manger chaque jour, de boire de l'eau potable, d'étudier, de se promener librement dans les rues, d'avoir un toit sous lequel dormir...


Pour Fabrizio Gatti, ces hommes et ces femmes sont des héros modernes. Un immense espoir les soutient dans toutes les épreuves qu'ils ont à traverser pour acquérir le moindre de nos avantages. Ils sont prêts à braver la mort et la souffrance pour recevoir en partage ce que le hasard de notre lieu de naissance nous a prodigué, cette chance d'être nés dans un pays libre, en paix, et suffisamment développé pour que la majorité d'entre nous puisse bénéficier de conditions de vie décentes.


Lire le récit de Fabrizio Gatti, c'est comprendre justement cette chance fabuleuse qui nous est octroyée, à nous, habitants de l'Europe, cette chance que nous avons souvent le tort de considérer avec ingratitude.
Pouvons-nous rester aveugle à la détresse de tous ces gens ? Pouvons-nous pousser l'indifférence jusqu'à détourner le regard lorsque certains ministres se glorifient d'avoir expulsé hors de nos frontières ces hommes, ces femmes et ces enfants qui ne demandent qu'à vivre dans la paix et la sécurité ?
Si, dans un avenir plus ou moins proche, l'Histoire donne raison à Fabrizio Gatti en considérant ces émigrants comme des héros, notre rôle à nous, européens, sera-t-il celui d'avoir incarné les lâches et les égoïstes ?




Photographie : Fabrizio Gatti











lundi 20 avril 2009

Le 7ème Prix des lecteurs du Télégramme # 5









"Même le mal se fait bien" Michel Folco. Roman. Editions Stock, 2008.



Quand le général d'Empire Charlemagne Tricotin de Racleterre (âgé de 50 ans) épouse à Turin en 1813 Giulietta Benvenuti (19 ans), il ne devine pas que l'issue de la cérémonie de mariage va lui être fatale et encore moins qu'il va donner naissance à une progéniture qui ne manquera pas de faire parler d'elle au cours des décennies suivantes.
Le mariage ayant été consommé avant la cérémonie, la toute jeune veuve du général de la Grande Armée va mettre au monde quelques mois plus tard un rejeton qui sera baptisé sous le nom de Carolus. Celui-ci deviendra médecin dans le petit village piémontais de San Coucoumelo où son caractère irascible, sa passion pour la taxidermie (sûrement héritée de la vue de son père dont le cadavre a été embaumé et exposé dans un cercueil de verre déposé dans le mausolée des Tricotin) ainsi que son anticléricalisme notoire et sa rivalité avec le maire, ont fait de lui une figure incontournable de la micro-société San-Coucoumélienne.
De Carolus, il sera beaucoup question dans ce récit, jusqu'à sa mort déclenchée par un ulcère gastro-duodénal, mais c'est surtout sur son fils, Marcello, que repose l'essentiel de ce roman.
Instituteur du village, marié (au grand désespoir de son père) avec la fille du maire, passionné de zoologie au point d'avoir monté un élevage d'araignées dans le grenier de la maison familiale, Marcello, comme son père et son aïeul, est doté lui aussi d'un caractère particulièrement difficile.
Mais lorsque Carolus vient à mourir et que son testament est lu à la famille, Marcello apprend avec stupéfaction qu'il a un demi-frère et que celui-ci, s'il est encore vivant, réside en Autriche.
Pour qu'il puisse profiter pleinement de l'héritage, une clause testamentaire oblige Marcello à se rendre à l'étranger afin de savoir ce qu'est devenu ce mystérieux demi-frère dont il ne connaît que le prénom : Aloïs. Poussé par son beau-père qui, mû par l'appât du gain, l'encourage fortement à entreprendre ce voyage en Autriche, Marcello va enfin se résoudre, malgré de nombreuses hésitations, à faire ses bagages et à partir pour Vienne.
C'est à partir de ce moment que va commencer l'incroyable et surprenante odyssée de Marcello Tricotin à la recherche de ce demi-frère inconnu, odyssée qui lui vaudra d'être foudroyé dans une rue de Vienne, de s'écraser dans la cage d'ascenseur d'un hotel, de découvrir avec stupéfaction qu'il est le propriétaire d'un bordel, de faire naufrage et de passer de longues minutes au fond du Danube, mais aussi de rencontrer un certain docteur Freud et d'échapper aux assiduités d'un curé luciférien et sodomite. La plus étonnante de ces rencontres sera pourtant celle qu'il fera avec le jeune fils de son demi-frère Aloïs, un enfant dont le nom et le destin ne passeront pas inaperçus dans l'histoire du XXe siècle.
Son séjour en Autriche s'étant cependant avéré plus long que prévu, Marcello va s'apercevoir à son retour que beaucoup de choses ont changé à San Coucoumelo lors de son absence.
La rancœur n'étant pas le moindre de ses défauts, c'est avec une infinie patience et des trésors d'ingéniosité qu'il va mettre au point sa vengeance contre celles et ceux qui l'ont trahi, déployant pour cela des moyens considérables dans lesquels l'entomologie et la tectonique des plaques prendront une place primordiale.
Difficile de résumer, de décrire et de retranscrire l'atmosphère de ce roman baroque et étourdissant aux accents picaresques. Michel Folco nous offre ici un récit rabelaisien fourmillant de personnages truculents et grotesques, un parcours où s'enchainent à un rythme haletant des scènes toutes plus hallucinantes les unes que les autres. Un mascaret épouvantable de drôlerie qui se lit avec jubilation et n'offre aucun répit au lecteur entraîné pour son plus grand plaisir dans cette avalanche de situations burlesques qui se déchaîne de la première à la dernière page.











Peinture de Georg Grosz











mardi 14 avril 2009

Meurtres dans un jardin anglais


"Le mystère des jardins perdus" Anthony Eglin. Roman. Editions de fallois, 2007

Traduit de l'anglais par Isabelle Caron.



Deuxième volet des enquêtes de Lawrence Kingston, le jardinier-détective, « Le mystère des jardins perdus » a pour cadre la région du Somerset où une jeune américaine vient d'hériter de manière inexplicable d'un manoir du XVIIIe siècle.

Entouré de magnifiques jardins qui ont fait sa renommée dans la première moitié du XXe siècle, et qui depuis ont été laissés à l'abandon pendant plusieurs décennies, Wickersham Priory nécessite un effort colossal, tant en bras qu'en argent, afin de retrouver ses fastes d'antan.

La nouvelle propriétaire des lieux, Jamie Gibson, qui a quitté les États-Unis pour les vertes collines du Somerset, est fermement décidée à prendre le taureau par les cornes et à redonner aux jardins leur aspect originel. Elle fait donc appel à Lawrence Kingston, ancien professeur de botanique et directeur de recherches à l'Université d'Edimbourg, qui coule une retraite paisible dans son petit appartement de Chelsea.

L'ampleur de la tâche à accomplir ne va pas rebuter Kingston qui sera chargé de superviser les équipes chargées de redonner vie aux jardins de Wickersham et apportera ses précieuses connaissances dans cette entreprise de restauration.
Le travail s'avère titanesque, les jardins sont recouverts de plusieurs mètres de ronces, les plans originaux ont disparu et il faut avancer mètre par mètre pour distinguer les essences rares, exotiques et précieuses enfouies sous la végétation anarchique qui s'est développée au fil des ans.
C' est sous un immense amas de ronces que, dès les premiers jours, Kingston et son équipe découvrent une chapelle dont la présence était devenue insoupçonnable sous la prolifération des mauvaises herbes. À l'intérieur de celle-ci, un puits. Et dans ce puits, un squelette humain qui semble avoir séjourné ici depuis de nombreuses années. Qui était l'homme dont on vient de retrouver les restes ? Sa mort est-elle la conséquence d'un suicide ou d'un assassinat ?


Mais cette découverte n'est que l'un des nombreux mystères qui planent sur Wickersham Priory. Pourquoi en effet l'ancien propriétaire des lieux, le major Ryder a t-il décidé à sa mort de léguer son domaine à Jamie Gibson, une parfaite inconnue avec qui il n'existe aucun lien de parenté ? Quelle est cette ombre encapuchonnée qui rôde la nuit dans les jardins ? Est-ce le fantôme d'un de ces moines de l'ancien prieuré qui occupait l'emplacement du manoir avant qu' Henry VIII et Thomas Cromwell ne décident en 1536 la dissolution des ordres monastiques dans le royaume d'angleterre ?
Lawrence Kingston va cette fois-ci encore mettre à l'œuvre ses talents de détective afin de percer à jour les mystères des jardins de Wickersham.


Meurtres, trafic d'œuvres d'art remontant à l'époque de la seconde guerre mondiale, passages secrets, souterrains, sont au programme de ce roman-policier très British qui ne cède pas, contrairement aux tendances actuelles du genre, aux tentations de la surenchère d'hémoglobine, aux descriptions sordides de meurtres et de mutilations, et qui nous évite la présence du serial-killer de service.
Anthony Eglin, qui comme son héros est un passionné de jardinage, nous livre ici un polar qui fait plus référence à Agatha Christie qu'à Patricia Cornwell. Il nous gratifie, en plus, de quelques passages sur l'horticulture et l'élaboration des vins californiens qui dénotent une passion et un grand savoir dans ces domaines, digressions qui ne ralentissent en aucune manière le rythme de cette histoire au suspense rondement mené mais qui reste tout de même de facture relativement classique.







Photographie : Martin Brettle





samedi 11 avril 2009

La vieille dame qui lisait trop






"La Reine des lectrices" Alan Bennett. Roman. Editions Denoël, 2009.

Traduit de l'anglais par Pierre Ménard.



Une des nombreuses vertus de la littérature en général (et de certains romans en particulier) est, on le sait, l'influence que celle-ci peut avoir sur notre destinée.

Découvrir la littérature, c'est ouvrir son esprit à d'autres mondes, d'autres modes de pensée, d'autres conceptions de l'existence et de la condition humaine. C'est aussi s'oublier soi-même dans d'autres destins, d'autres histoires et faire l'expérience de sentiments, de sensations et d'évènements que notre existence, bornée dans le temps et dans l'espace, ne pourrait appréhender à elle seule.

Ouvrir un livre, c'est échanger le monde qui nous entoure contre un autre, réel ou imaginaire, dans lequel nous allons vivre pendant quelques jours ou quelques heures en laissant de côté les contingences du réel. Un lecteur, profondément plongé dans l'ouvrage qu'il tient entre ses mains n'est plus lui-même, le contexte dans lequel il vit n'existe plus et ses préoccupations quotidiennes perdent de leur intensité pour passer à l'arrière-plan.

Pour le lecteur lambda que je suis, il n'est pas difficile de se déconnecter des exigences de la vie réelle, étant donné que mes responsabilités sociales et politiques sur l'échiquier mondial frôlent le zéro absolu. Mais qu'en est-il des grands de ce monde ? Et qu'arriverait-il si l'un ou l'une d'entre eux décidait de laisser de côté ses prérogatives pour consacrer son temps à lire ?

C'est ce qu' a imaginé Alan Bennett dans son roman « La Reine des lectrices », ouvrage dans lequel il met en scène la reine d'Angleterre Elizabeth II atteinte subitement, et par le plus grand des hasards, d'une fièvre compulsive de lecture.
C'est en effet dans une arrière-cour du palais que la reine, à la recherche de ses chiens, découvre la présence du bibliobus municipal. Elle va être amenée à engager la conversation avec le chauffeur ainsi qu'avec un jeune employé des cuisines du palais, Norman, qui fréquente assidument cette bibliothèque ambulante. Par courtoisie, elle emprunte un roman au hasard et décide d'en entreprendre la lecture.

Le premier essai ne s'étant pas avéré concluant, elle emprunte la semaine suivante un roman de Nancy Mitford. Cette fois-ci, l'essai est réussi et la reine se prend de passion pour cette activité apparemment si inoffensive qu'est la lecture.

Conseillée par le jeune Norman qu'elle a sorti des cuisines pour en faire son conseiller personnel en matière de littérature, la reine va se plonger avec passion dans l'exercice de la lecture.

Cette innocente occupation ne va pourtant pas faire que des heureux dans l'entourage royal. On s'interroge d'abord sur cette curieuse manie, puis on en vient rapidement à désapprouver celle-ci. Son secrétaire particulier, sir Kevin Scatchard voit d'un très mauvais œil cette nouvelle occupation qui, lui semble-t-il, détourne la reine de ses devoirs : inaugurations de bâtiments publics, sommets diplomatiques et séances du Parlement.
Il est vrai que, depuis que la reine a contracté cette étonnante manie de lire partout et à toute heure, son comportement semble avoir changé. C'est avec beaucoup moins d'entrain qu'elle obéit aux exigences de son emploi du temps, profitant du moindre moment de liberté pour s'isoler dans ses appartements pour se plonger dans sa lecture du moment.

La famille royale s'inquiète elle aussi. On murmure, on s'inquiète de sa santé mentale, on parle à mots couverts de sénilité. Pire encore, lorsque la reine s'entretient avec ses sujets, que ce soit lors d'une visite ou d'une inauguration, elle ne cesse de demander à ceux-ci, fort embarrassés de répondre, quelle est leur lecture du moment. Elle en vient même à demander, lors d'un repas officiel, au président de la république française son avis sur la personnalité de Jean Genet. Connaissant le peu d'attrait, voire le mépris affiché pour la littérature qu'éprouve notre actuel président, on ne peut que s'esclaffer devant son trouble et son manque de répartie face à une question de cet ordre.
Peu à peu cependant, le rythme de lecture de la reine va s'amenuiser, ce qui va rassurer son entourage, convaincu que cet épisode n'était qu'une brève lubie, et que Sa Majesté, ayant pesé le pour et le contre, a décidé de lâcher cette cette activité marginale au profit de ses devoirs de souveraine qu'elle avait quelques temps sembler délaisser.

Tout le monde semble respirer, la reine va enfin cesser de lire dans les endroits les plus incongrus, de négliger ses devoirs et de questionner tout un chacun sur ses goûts littéraires. Mais si la lecture semble n'être plus au goût de la reine, c'est parce qu'en elle s'est levée une autre passion qui, elle, risque fort d'avoir des conséquences incalculables sur l'histoire de la couronne britannique...


Au travers de cette comédie au ton léger, Alan Bennett nous fait part d'une réflexion sur le pouvoir de la littérature, sur l'emprise que celle-ci peut avoir sur chacun d'entre nous mais aussi et surtout sur la dévalorisation de la culture livresque dans nos sociétés contemporaines qui accordent beaucoup plus d'importance à des objectifs plus triviaux et matérialistes. La littérature ne fait pas bon ménage avec le pouvoir, elle détourne l'esprit du lecteur vers un monde fictionnel bien peu en accord avec les exigences du quotidien. Au même titre que la méditation, elle détache le lecteur des contingences du monde réel en relativisant l' importance de celui-ci. Pratique solitaire, la lecture isole de ses contemporains celui qui s'y adonne et fait du lecteur un être à part, physiquement présent, mais déconnecté de ses semblables pendant que dure l'exercice de celle-ci.

Considérée aujourd'hui comme un passe-temps à l'usage des oisifs, loin d'être une activité reconnue comme sérieuse, car non-productive de richesses tangibles, la lecture a perdu chez nombre de nos contemporains l'aura de vénérabilité, de respect et d'admiration dont elle bénéficiait jadis. Dans ce monde d'aujourd'hui où tout doit aller très vite, où toute activité implique un quelconque profit, il n'est pas étonnant que le fait de lire soit considéré comme un acte superflu, sans intérêt et vaguement marginal, voire rétrograde.


C'est peut-être parce qu'elle est si dénigrée de nos jours que la littérature reste aujourd'hui l'un des derniers espaces de liberté qui nous est accordé. Quel programme informatique, quelle caméra de surveillance est à même de percer à jour ce qui traverse l'esprit d'un lecteur plongé dans ces étranges parallélépipèdes de papier protégés d'une couverture cartonnée ?








dimanche 5 avril 2009

Le 7ème Prix des lecteurs du Télégramme # 4


















"Le Montespan" Jean Teulé. Roman. Editions Julliard, 2008.




Après une biographie de François Villon qui nous avait plongés dans un Moyen-Âge sordide et cruel, Jean Teulé revient cette fois-ci avec un roman de facture plus légère en nous relatant les déboires de l'un des cocus les plus célèbres de l'Histoire de France en la personne de Louis-Henri de Pardaillan de Gondrin, plus connu sous le nom de marquis de Montespan.
Le 28 janvier 1663, Louis-Henri de Pardaillan épouse à Paris Françoise de Rochechouart de Mortemart pour ce qu'il pense être le meilleur. Qui pourrait penser en effet que ce mariage sera cause de maints tourments à venir ? Son épouse est l'une des plus belles femmes du royaume, dotée qui plus est d'un esprit vif et prompt à la répartie et aux bons mots. Les deux époux semblent s'accorder à merveille et, fait rare à cette époque, un sentiment réciproque les a unis.
Seule ombre au tableau, les Montespan ne sont pas bien vus à la Cour du Roi Louis XIV, un oncle du marquis s'étant autrefois montré rebelle à la cause des Bourbons. Le couple Montespan se trouve donc fort désargenté, le marquis ne pouvant aucun tirer aucun subside d'une charge allouée par le monarque.
Croulant sous les dettes, Montespan décide de partir à la guerre afin de s'enrichir quelque peu et de redorer son blason auprès du roi. Mais ses expéditions en Lorraine et en Algérie s'avéreront moins que fructueuses et le coût de l'entretien de ses troupes lui vaudra de contracter de nouvelles créances. Afin qu'elle puisse se distraire pendant ses absences, Montespan propose à son épouse de se rendre à la Cour où, espère t-il, elle pourra faire de nombreuses connaissances et ainsi tromper son ennui. Très rapidement, la belle marquise est remarquée à la Cour et la danse des courtisans qui gravitent autour du Roi-Soleil dans son nouveau palais de Versailles ajoutent à son étourdissement.
La voilà promue dame d'honneur de la reine et le monarque, délaissant sa favorite, Mme de La Vallière, semble de plus en plus attiré par cette créature aussi belle que spirituelle qui dorénavant se fait appeler "Athénaïs" de Montespan.
L'ayant pourtant encouragée à se produire à la Cour, c'est avec consternation que, de retour d'une campagne militaire en Catalogne, le marquis de Montespan apprend que son épouse à supplanté Mme de La Vallière dans le cœur du roi. De plus, il retrouve son épouse enceinte alors qu'il est parti depuis onze mois. Il n'y a plus de doute, Athénaïs partage la couche royale.

Alors que d'autres s'accommoderaient sans scrupules de cette situation, Louis-Henri de Montespan voit d'un très mauvais œil la promotion de sa femme ainsi que son nouveau statut de cocu le plus célèbre du royaume de France. Aussi, lorsqu'il ose exprimer sa colère et son dépit d'être cocufié par le roi de France, personne autour de lui ne comprend la raison de sa désapprobation : être le mari de la favorite, lui dit-on, lui assurera honneurs et fortune et il serait stupide, aux yeux de ces courtisans, de cracher dans la soupe qui lui est offerte. Mais Monsieur de Montespan ne l'entend pas de cette oreille et ne souhaite qu'une chose : récupérer sa femme. Malheureusement pour lui, celle-ci semble plus à l'aise sous les dorures du château de Versailles que dans leur modeste appartement parisien de la rue Taranne. Montespan s'emporte et ne veut pas s'avouer vaincu. Le voilà qui ajoute à son carrosse et à ses armoiries des bois de cerf, symboles de son état de cocu. Mieux encore, c'est symboliquement qu'il défie le roi en personne en clamant sa colère à qui veut l'entendre.
C'en est trop pour le monarque, habitué à ce que rien ni personne ne lui résiste. Montespan va donc connaître la prison, les humiliations, la disgrâce et l'exil. Mais rien n'y fera, le gentilhomme gascon ne cèdera jamais et toute sa vie mènera un combat acharné afin de reconquérir sa belle.



Bien que prenant de nombreuses libertés avec l'histoire officielle, Jean Teulé nous offre avec « Le Montespan » un récit jubilatoire et décapant, une comédie douce-amère riche en rebondissements et en scènes truculentes et scabreuses. On ne s'ennuie pas un seul instant à lire l'étonnante histoire de cet homme que l'auteur a su nous rendre si attachant dans son désespoir, sa détermination et son insoumission. On rit, on s'attendrit, on a parfois le cœur au bord des lèvres à la lecture de certaines scènes peu ragoûtantes, mais c'est toujours avec un grand plaisir que l'on suit pas à pas le destin de Louis-Henri de Montespan , cet homme injustement oublié par l'Histoire au profit de sa femme.



En mettant en scène ce personnage, Jean Teulé rend indirectement hommage à tous les cocus de la Création et nous apprend que, dans ce type de situation, les personnages les plus ridicules et les plus pathétiques ne sont pas forcément ceux que l'on pourrait imaginer.





Portrait de Mme de Montespan