dimanche 10 octobre 2010

Le Loup du Maïs







"Kornwolf" Tristan Egolf. Roman.Gallimard, 2009
  Traduit de l'américain par Francesca Gee.





Jamais Owen Brynmor n'aurait pensé revenir vivre dans sa ville natale de Stepford, dans ce coin rural de Pennsylvanie que l'on nomme par dérision le Pennsyltucky (contraction péjorative de Pennsylvanie et Kentucky afin de souligner le caractère « plouc » de cette région située entre Philadelphie et Pittsburgh) et de s'y installer définitivement. 
C'est pourtant ce qui arrive car Owen, qui exerce la profession de reporter, s'est fait virer de la rédaction du journal qui l'employait en Louisiane. Et le voici maintenant affecté à la rubrique faits divers du journal local, le Stepford Daily Plea
Peu lui importe ce job ingrat qui consiste à rédiger des articles sur les actes de vandalisme de la jeunesse locale, les accidents de la route et les granges parties en fumée, car Owen s'est donné une bonne raison pour revenir à Stepford : la boxe. Passionné par ce sport, Owen rêve d'écrire sur le noble art et le Pennsyltucky est justement doté d'une riche tradition pugilistique.

Cependant, ce n'est pas l'art de la boxe qui va occuper Owen dès son arrivée à Stepford. Le directeur du Plea le charge d'enquêter sur une inquiétante série de faits-divers inexpliqués (incendies volontaires, attaques de bétail, effractions, etc...) commis dans un secteur bien connu pour sa quiétude et baptisé la Cuvette amish. Ici vit en effet une forte communauté d'amish et de mennonites qui tentent tant bien que mal de se préserver de l'influence pernicieuse du monde moderne.
Owen, qui n'espère pas grand-chose de cette enquête va pourtant être à l'origine d'un scoop retentissant en publiant une photo qui lui a été fournie par un chasseur des environs. Sur celle-ci, prise en forêt, figure une créature digne d'un film d'horreur, mi-humaine, mi-animale.
Les imaginations s'emballent, l'article d'Owen est cité dans toute la région, puis dans l'ensemble des États-Unis et jusqu'en Europe. On commence à évoquer des créatures telles que le bigfoot ou Sasquatch, bien connus en Amérique du nord.
Mais pour la communauté locale amish, il ne peut s'agir que d'une seule chose : le Démon de Blue Ball est de retour. Cette créature enragée avait défrayé la chronique au milieu des années 70 en commettant de nombreuses agressions avant de disparaître du jour au lendemain sans laisser de traces. Ce monstre ne serait pas de type anthropoïde comme le bigfoot mais révélerait plutôt une physionomie et un comportement qui l'apparenterait aux mythiques loups-garou.

Cette fois-ci ce n'est pas le John Kaltenbrunner du « Seigneur des porcheries » qui met à feu et à sang une petite ville de l'Amérique profonde mais une créature mystérieuse et redoutable. Comme pour son premier roman, Tristan Egolf se livre à un jeu de massacre à grande échelle qui dénonce de manière truculente une société américaine bête et méchante, raciste et inculte, au point que l'on en vient à se dire que le monstre n'est pas tant celui que l'on croyait et que les victimes du Démon de Blue Ball sont bien plus redoutables et haïssables que le loup-garou qui hante leurs nuits. Nul n'est épargné, pas même les paisibles amish dont Tristan Egolf nous dresse le portrait peu reluisant d'une communauté où sévissent violence, alcoolisme et corruption.
Comme dans « Le seigneur des porcheries », Tristan Egolf excelle à nous décrire avec une truculence rabelaisienne des scènes apocalyptiques comme ce sabbat organisé par la jeunesse locale (une scène d'anthologie) et dont la description faite par l'auteur rappelle les peintures de Jérôme Bosch. On y verra aussi, entre autres, des carambolages monstrueux, la mise à sac par le Démon de Blue Ball du centre commercial local (appelé le SuperMerdier) ainsi que du chenil tenu par des amish peu recommandables.

On verra aussi dans cet ouvrage un pastiche de la littérature fantastique : la Nouvelle-Angleterre, chère à des auteurs comme Stephen King et Lovecraft n'est pas très éloignée de la Pennsylvanie. 
Pastiche de la littérature fantastique donc, mais aussi des films d'horreur des années d'après-guerre. Comment en effet ne pas repenser à ces films lors des scènes où une meute de citoyens armés de torches et de fusils pourchasse la créature dans la campagne, scènes typiques des films de vampires et de loups-garou de l'époque.
« Kornwolf » reprend donc nombre d'éléments qui ont fait l'incroyable renommée du « Seigneur des porcheries » sans toutefois atteindre à la perfection de son aîné. Ce roman, certes jubilatoire, n'atteint en effet pas la puissance narrative du premier roman d'Egolf. 
Publié après le suicide de l'auteur en 2005, cet ouvrage donne l'impression d'être l'ébauche de ce qui aurait pu être un second chef-d-œuvre signé Egolf.
« Kornwolf » reste toutefois un grand roman baroque et jubilatoire digne de figurer au panthéon de la littérature contemporaine nord-américaine.






Gravure du traité de physiognomonie de Ch. Lebrun et Morel d'Arleux, 1806

jeudi 7 octobre 2010

Femme en costume de bataille

"Le roi transparent" Rosa Montero. Roman. Editions Métailié, 2008.
  Traduit de l'espagnol par Myriam Chirousse.





« Je suis femme et j'écris. Je suis plébéienne et je sais lire. Je suis née serve et je suis libre. J'ai vu dans ma vie des choses merveilleuses. J'ai fait dans ma vie des choses merveilleuses. Pendant un temps le monde fut un miracle. Puis l'obscurité est revenue. »
Celle qui écrit ces lignes, c'est Léola, l'héroïne et narratrice du roman de Rosa Montero.
Nous sommes au XIIème siècle, dans le sud-ouest de la France. Léola et sa famille sont les sujets du seigneur d'Aubenac qui, vassal du roi d'Aragon, guerroie contre l'armée du roi de France. Ce jour-là, les serfs travaillent aux champs tandis que, à quelques centaines de mètres, les deux armées s'affrontent en un sanglant carnage depuis trois jours.
À l'issue de la bataille, l'armée du seigneur d'Aubenac est défaite et doit se replier sur le château du comte de Gévaudan et, afin de préparer la défense, mobiliser le plus d'hommes possible. C'est ainsi que le père de Léola,son frère, et Jacques, son amoureux, sont enrôlés de force par les soldats qui, avant de partir, brûlent la ferme familiale afin de ne rien laisser aux ennemis.
Léola qui est une jeune fille – autant dire un poids mort dans cette société d'hommes – est abandonnée à son triste sort.
Seule, comment pourrait-elle survivre ? Elle est une proie facile pour les hommes d'armes qui écument la région. Alors que son destin semble tout tracé : violée par des soudards puis massacrée, son cadavre jeté au bord d'une route, Léola va décider de se cacher. Mais ce ne sera pas au plus profond d'une forêt ni dans un couvent, mais dans la peau d'un homme qu'elle va se dissimuler. 
Retournant sur le champ de bataille désormais abandonné aux charognards, elle va revêtir l'armure d'un jeune chevalier mort. « Cachée sous mes nouveaux habits, je me sens plus sûre. Protégée. Car c'est un malheur d'être femme et d'être seule en temps de violences. Mais maintenant je ne suis plus une femme. Maintenant je suis un guerrier. Un terrible ver dans un cocon de fer, comme je l'ai entendu chanter un jour par un troubadour. »

Ainsi va commencer une errance de vingt-cinq ans pour Léola devenue Léolo, chevalier errant, qui va courir l'aventure dans les tournois et qui va rencontrer Aliénor d'Aquitaine ainsi que son fils, Richard Coeur-de-Lion, Simon de Montfort, le massacreur des Cathares, ou encore Héloïse, la compagne de Pierre Abélard.

Pendant toutes ces années, Léola va tenter de retrouver son Jacques, enlevé par les troupes du seigneur d'Aubenac. Sur son chemin, elle va rencontrer de nombreux personnages : Maître Roland qui lui apprendra le métier des armes, Léon le forgeron italien, Duodha, la Dame Blanche qui deviendra la Dame Noire, et surtout Nyneve, qui se dit sorcière et fée, qui prétend avoir connu le roi Arthur ainsi que l'enchanteur Merlin, et qui apprendra à Léola à lire et à écrire. Parallèlement à sa quête destinée à retrouver son amour d'adolescente, Léola va tenter également de résoudre l'énigme de l'Histoire du roi transparent, une légende qui porte malheur à toute personne qui tente de la conter.

En compagnie de Nyneve, Léola va donc écumer ces provinces d'Occitanie où commence à souffler en ce XIIème siècle un vent de liberté et de savoir : explosion démographique, création des premières villes modernes, affranchies de l'arbitraire féodal, émancipation des femmes avec la propagation de la fin'amor ou amour courtois, démocratisation de la lecture et de l'écriture, etc... jusqu'à ce que cette proto-renaissance soit écrasée par la répression religieuse occasionnée par la croisade des albigeois.

On pourrait – à tort – prendre cet ouvrage pour un roman historique. Rosa Montero a pris en effet quelques libertés avec la chronologie du XIIème siècle, faisant coexister, sur la période de vingt-cinq ans où se déroule le récit, des personnages et des évènements historiques qui, dans la réalité, n'ont pas pu être contemporains les uns des autres. Ce n'est bien sûr pas ici la conséquence d'une méconnaissance de l'auteur sur cette période historique mais un parti-pris qui nous livre sur un laps de temps resserré (25 ans) des faits qui se sont en réalité étendus sur un siècle et demi.
Tout ceci donne à ce roman une ampleur proche de l'épopée et fait de cet ouvrage un formidable conte où se mêlent avec adresse le réel et le merveilleux.    







Couronne de fleurs remise par une Dame à un chevalier qui s'apprête à entamer un Tournoi (Enluminure du Codex Manesse,1320)


dimanche 3 octobre 2010

Feu-de-bois

"Des Hommes" Laurent Mauvignier. Roman. Les Editions de Minuit, 2009.






Un samedi après-midi du mois de décembre. 
C'est aujourd'hui l'anniversaire de Solange qui, pour l'occasion, a loué la salle des fêtes afin de partager ce moment avec sa famille et ses amis. C'est l'heure de l'apéritif et tout le monde est réuni devant le buffet. On ouvre les bouteilles de mousseux, on présente les cadeaux destinés à Solange. On rit. Cette petite fête s'annonce déjà comme une réussite.
Mais voici qu'arrive Bernard, le frère de Solange, que l'on surnomme Feu-de-bois à cause de l'odeur qui l'enveloppe perpétuellement. Bernard. Le frère indigne. Marginal et alcoolique. Le frère dont on a honte, celui qui boit plus que de raison et qui peut en un instant faire chavirer par ses excès un paisible repas de famille.
C'est en effet ce qui arrive ce jour-là. Bernard, ulcéré par l'accueil méfiant qui lui est fait, va déraper et s'en prendre à Chefraoui, un ami et ancien collègue de Solange. Parce qu'il est arabe, Chefraoui va se faire copieusement insulter par Bernard qui va cristalliser sur lui tous les affronts, toutes les moqueries, toutes les critiques qu'il endure depuis tant d'années.
Expulsé de la fête, Bernard n'a pas dit son dernier mot et, enfourchant sa vieille mobylette,va commettre un acte irréparable.
Entre ce début d'après-midi et le lendemain matin, le lecteur va ainsi découvrir, narré par Rabut, le cousin de Bernard, le passé de celui que tout le monde surnomme Feu-de-bois, sa lente descente aux Enfers suite à ses vingt-huis mois de service militaire lors de la guerre d'Algérie.
C'est en effet de cette sale guerre – que l'on a pudiquement et honteusement, pendant des années, qualifiée d' « évènements d'Algérie » – dont il va être question au cours de cette longue nuit qui suivra la découverte de l'acte insensé commis par Feu-de-bois.
Cette guerre, comme celle de 14-18 ou celle du Vietnam, a laissé derrière elle de nombreux traumatismes chez ces jeunes hommes que l'on a envoyé au front pour devenir les acteurs d'un conflit qui le plus souvent les dépassait : « On avait renoncé à croire que l'Algérie, c'était la guerre, parce que la guerre se fait avec des gars en face alors que nous, et puis parce que la guerre c'est fait pour être gagné alors que là, et puis parce que la guerre c'est toujours des salauds qui la font à des types bien et que les types bien là il n'y en avait pas, c'étaient des hommes, c'est tout... »

Nous suivrons ainsi le parcours de Bernard, de son cousin Rabut, de Février, de Châtel et de bien d'autres, envoyés dans un pays qu'ils ne connaissent pas et qui, comme ceux qu'ils auront à combattre, ne seront ni des héros ni des salauds, mais seulement des hommes capables, lorsque la peur les étreint, de devenir des bourreaux et de commettre les pires exactions. Il n'y a en effet pas de héros dans le roman de Mauvignier, seulement de jeunes hommes morts de trouille qui deviendront tour à tour témoins et acteurs d'actes barbares qui s'imprimeront à jamais dans leurs mémoires et reviendront les hanter tout le restant de leur vie.
De ce conflit qui, malgré le couvercle de honte et de silence dont on l'a recouvert pendant de longues années, appartient désormais à l'Histoire du peuple français, Laurent Mauvignier fait ressortir toute l'universalité du traumatisme ressenti par les combattants pendant, et surtout, après l'arrêt des hostilités. Combien d'entre eux ont été, sont, et seront en proie à ces images cauchemardesques et rémanentes surgies d'un passé plus ou moins lointain ? Combien d'entre eux, après Verdun, Dien-Bien-Phu, le Kosovo, le Rwanda, la Tchétchénie, ont vu et verront leur vie hantée par ces souvenirs insoutenables qui les réveilleront nuit après nuit ? Combien d'entre-eux, tel Feu-de-bois, verront leur vie anéantie en retournant dans la vie civile, accrochés à l'alcool ou aux drogues pour tenter d'oublier, ne serait-ce qu'un bref instant, les horreurs du passé ?
C'est de cela dont il est question dans ce magnifique roman de Laurent Mauvignier, un récit au souffle puissant scandé par une prose proche de l'oralité qui immerge le lecteur dans un quotidien où la banalité touche à l'universel, où la tragédie naît de l'insignifiant et de l'ordinaire.