dimanche 29 mai 2011

Le 9ème Prix des Lecteurs du Télégramme # 6

"Le retour de Jim Lamar" Lionel Salaün. Roman. Editions Liana Levi, 2010.



Tout le monde le croyait disparu, mort quelque part, des années auparavant, au cœur de la jungle ou dans une rizière, lors de cette guerre du Vietnam qui a marqué à tout jamais l'histoire des États-Unis.
Dans ce coin perdu du Missouri, un de ces états agricoles du Middle West, les parents de Jim Lamar ont longtemps attendu le retour de leur fils. Puis ils se sont éteints, lui d'abord, elle ensuite, laissant l'entretien de leur ferme à un voisin.
Quand il fut acquis que le fils Lamar avait définitivement disparu de la surface du monde, vint se poser la question de savoir à qui reviendraient la ferme et les terres alentour.
Le conseil municipal de Stanford, indécis sur la solution à apporter à ce problème, décida de laisser traîner les choses, livrant ainsi la propriété des Lamar à l'abandon.
De la ferme, qui jusqu'ici avait été plus ou moins entretenue par le voisin, Samuel Dixon, ne resteront bientôt plus que les murs, les habitants de Stanford s'étant tour-à-tour servis, qui emportant les meubles, qui les machines agricoles, qui les menus accessoires de la vie quotidienne.
Devenue une coquille vide, la ferme des Lamar, n'est plus qu'une maison abandonnée dont s'approchent avec crainte les bandes d'enfants de Stanford, parachevant à leur manière le pillage dont se sont rendus coupables nombre de leurs parents en brisant à coups de cailloux les dernières vitres encore intactes.

Billy Brentwood est de ceux-là. Âgé de treize ans, Billy, comme nombre d'enfants d'agriculteurs aime passer son temps – quand il n'est ni au collège, ni en train d'aider son père aux travaux de la ferme – à traîner dans les bois ou sur les rives du Mississipi.
En cette année 1981 il ne rôde plus guère autour de la ferme abandonnée des Lamar depuis que celle-ci héberge de nouveau un habitant. Au début, tout le monde a cru qu'un ou plusieurs vagabonds s'étaient installés dans la ferme. Bien décidés à chasser ce ou ces squatters, les habitants de Stanford ont fait appel au shérif Butler qui s'est rendu sur place afin d'interroger celui ou ceux qui occupent illégalement cette demeure.
Après un bref entretien avec l'étrange personnage qui vit en ces lieux, le shérif va annoncer une nouvelle stupéfiante : l'homme qui vit là, et il est seul, n'est autre que Jim, le fils des Lamar, celui-là même que l'on avait cru définitivement rayé du monde des vivants.

Aussitôt, vis-à-vis de cet homme revenu d'entre les morts s'installe chez les habitants de Stanford une crainte et une méfiance hostiles doublées d'un sentiment de culpabilité partagé par nombre d'entre eux : n'ont-ils pas quasiment tous contribué au pillage des biens des Lamar, persuadés à l'époque que cet acte répréhensible n'aurait pas de répercussions ?
Et puis cet homme n'est-il pas – comme tous ceux revenus du Vietnam – devenu un marginal, un inadapté, un asocial, un de ces soldats ayant été le témoin et l'auteur des pires atrocités de cette guerre sale ? En ce sens, l'attitude de ce Jim Lamar ne plaide pas en sa faveur, ce géant taciturne, depuis son retour, ne se mélange pas à la population de Stanford.
Est-ce de sa part une forme de mépris envers ceux qui se sont appropriés les biens de sa famille ou bien, plus inquiétant encore, la marque d'un esprit dérangé par les horreurs de la guerre, capable à tout instant de donner libre cours à un déchaînement de violence ?

C'est cet étrange personnage que va rencontrer Billy au cours de l'une de ses escapades en forêt. Entre le jeune garçon et l'homme solitaire va se créer peu à peu une complicité suivie d'un fort sentiment d'amitié. Une amitié qui ne sera pas du goût de tout le monde dans cette petite communauté d'agriculteurs.
Au contact de Jim Lamar, Billy apprendra – comme Jim l'a appris dans d'autres circonstances – que le monde ne s'arrête pas aux frontières du comté de Stanford et que s'il existe de par ce monde des gens « différents », ils n'en sont pas moins dignes de respect.

En racontant ses souvenirs, en particulier ceux relatifs à son expérience lors de la guerre du Vietnam, Jim fera comprendre au jeune garçon que le monde est vaste et que les êtres qui l'habitent, si différents soient-ils, ont énormément de choses à nous apporter. C'est ce que Jim a compris lors de cette guerre qui, si abominable soit-elle, lui a permis de rencontrer et de fraterniser avec d'autres hommes dont les origines et les préoccupations étaient à mille lieues de son univers étriqué de fils de paysan du Middle West.
Cet échange entre Jim et Billy marquera à jamais le jeune garçon qui découvrira douloureusement à quel point la communauté dont il est issu peut s'avérer étroite d'esprit et intolérante face à tout ce qui peut s'avérer différent de son mode de pensée.

C'est donc un roman initiatique que nous livre ici Lionel Salaün, un roman « américain » écrit par un français, comme l'a fait il y a quelques années, et avec tout autant de talent, Frédéric Roux avec son « Hiver indien ».
Pourquoi un roman américain ? Peut-être pour faire ressentir au lecteur l'universalité de son propos et peut-être aussi par amour de cette littérature américaine qui mêle le tragique et l'épique, l'intime et le grandiose, ce sens inouï de la description du quotidien où à certains détails apparemment dérisoires viennent s'amalgamer des bribes de la grande Histoire. On ne peut qu'évoquer, en lisant ce roman, le long cortège de tous ces auteurs américains qui ont tant apporté – et apportent encore aujourd'hui – à la littérature universelle.
Loin d'être une parodie, un roman « à la manière de ... », le roman de Lionel Salaün est, en plus de son propos profondément humaniste, de sa talentueuse narration, un vibrant hommage à la littérature américaine. Un premier roman qui a la dimension d'un chef-d-œuvre.







dimanche 15 mai 2011

Le 9ème Prix des Lecteurs du Télégramme # 5

"Entre ciel et terre" Jon Kalman Stefansson. Roman. Gallimard, 2010.
  Traduit de l'islandais par Eric Boury.


L'Islande est décidément à l'honneur pour cette 9ème édition du Prix des lecteurs du Télégramme. Après l'excellent « Jón l'Islandais » de Bruno d'Hallouin, c'est cette fois-ci un roman venu tout droit de ce fascinant pays qui nous est proposé.
« Entre ciel et terre » (dont le titre original est : « L'Enfer et le Paradis ») est le premier roman traduit en français de l'auteur islandais Jón Kalman Stefánsson. Quatre autres romans sont à son actif ; espérons qu'ils soient eux aussi traduits un jour en français.

« Entre ciel et terre » se déroule donc en Islande à la fin du XIXème siècle. On y fait la connaissance de deux amis, un jeune homme prénommé Bárður accompagné d'un enfant dont on ne connaîtra pas le nom et qui sera tout au long de ce roman appelé « le gamin ».
Barður et le gamin sont pauvres. Pour s'assurer le gîte et le couvert, ils louent leurs bras au hasard comme ces personnages de la Grande Dépression décrits par John Steinbeck dans « Les raisins de la colère » et « Des souris et des hommes ».

Quand débute le roman, les deux compagnons arrivent à un campement de pêcheurs où ils se sont engagés pour participer à une expédition de pêche à la morue. Bien que leurs maigres bagages ne contiennent que l'essentiel, ils ont quand même apporté avec eux quatre objets dont l'utilité semble toute relative. Ces quatre objets, ce sont des livres. Barður et le gamin sont en effet passionnés de littérature, au point d'entamer leurs maigres économies afin d' acquérir quelques ouvrages.
Cette fois-ci, dans leur sac se trouvent deux ouvrages qu'ils ont acheté : un manuel de langue anglaise et un récit de voyage. Les deux autres sont des livres qu'ils ont emprunté à un vieux capitaine aveugle : la biographie d'un marin danois, ainsi que « Le Paradis perdu » du grand poète britannique John Milton.
C'est ce dernier ouvrage qui va plus particulièrement fasciner Barður, au point que plongé dans la lecture des vers du poète, il sera en retard au moment d'embarquer pour partir en mer et en oubliera sa vareuse. Cet oubli lui sera fatal. L'équipage, arrivé au large, sera pris dans une tempête de neige et Barður va mourir de froid.
Inconsolable suite à la disparition de son meilleur et seul ami, le gamin n'aura plus qu'une idée en tête : mourir à son tour. Mais avant cela, il lui reste une dernière tâche à accomplir : retourner au village afin de rendre à son propriétaire les deux livres qu'ils lui ont emprunté.
Une fois cette mission accomplie, le gamin mettra-t-il fin à sa vie ou trouvera-t-il une raison de continuer à vivre ? C'est cette question qui accompagnera le lecteur jusqu'à la fin de ce douloureux récit qui prend la forme d'une quête initiatique dans laquelle un enfant va peu à peu découvrir, par delà la douleur, sa condition d'adulte en devenir. Au sein de ce village qu'il a du rejoindre afin de rendre les livres empruntés par Barður, il fera la rencontre de nombreux personnages, fascinants et inquiétants dont les plus étranges et les plus troublants appartiennent à ce continent encore inconnu pour lui qu'est l'univers féminin.

D'un récit dont la trame pourrait apparaître à première vue relativement simple et linéaire, Jón Kalman Stefánsson nous offre une narration à la prose hypnotique et poétique servie par une excellente traduction signée Eric Boury. Une fois entré dans ce récit, après s'être accoutumé à cette écriture si particulière, le lecteur se laisse entraîner dans cette histoire sombre où la dureté du climat et la violence sociale peuvent s'avérer fatals aux êtres les plus faibles et les plus démunis. 
Malgré cela « Entre ciel et terre » n'est pas de ces romans misérabilistes destinés à nous tirer des larmes en nous décrivant les conditions de vie plus que précaires des classes les plus pauvres d'Islande en cette fin du XIXème siècle. L'auteur ne tombe jamais dans la tentation du détail sordide et les personnages qu'il décrit, même s'ils ne sont pas toujours reluisants et exempts de certains vices, sont dépeints avec beaucoup d'humanité et de dignité.
C'est donc avec fascination et curiosité que l'on se plongera, en compagnie de ce gamin dont on ne connaîtra jamais le nom, dans ce microcosme à l'échelle d'un petit village côtier, à la rencontre de ses habitants ni plus ni moins admirables ou méchants que partout ailleurs.
Ce récit, qui s'attache à ces quelques personnages perdus sur ce petit bout de terre battu par le vent boréal ne pourra que rappeler la force de ces sagas médiévales islandaises dont Jón Kalman Stefánsson est à n'en pas douter le digne héritier.      




William Turner (1775-1851) : "Tempête de neige"

lundi 2 mai 2011

Le 9ème Prix des Lecteurs du Télégramme # 4

"Les rillettes de Proust et autres fantaisies littéraires" Thierry Maugenest. Essai. JBZ & Cie, 2010.


 « Vous êtes passionné par la littérature ?
Vous rêvez d'embrasser la carrière d'auteur ?
Vous envisagez d'écrire le prochain chef-d-œuvre des lettres françaises ? Vous comptez devenir académicien ou recevoir le prix Nobel ?
Ce petit livre est fait pour vous ! Les cinquante fiches-conseil que vous trouverez dans les pages qui suivent, abondamment illustrées de textes connus ou inédits, vous permettront à votre tour d'obtenir le label : GRANTÉCRIVAIN. »

À moins d'être particulièrement naïf, on comprendra aisément que ce petit ouvrage est à prendre au second degré et qu'il n'est nullement un manuel de coaching à l'usage des écrivaillons de tout poil.
Cet opuscule d'une centaine de pages se présente donc sous la forme d'un guide dont le but est d'éviter aux écrivains en herbe les divers écueils de méthode et de style susceptibles de nuire à la rédaction d'une œuvre littéraire.

On trouvera donc nombre de conseils fort avisés à l'usage de celles et ceux qui caressent le rêve de devenir un jour un auteur reconnu. 
En tout premier lieu, et à l'origine de toute création littéraire, vient l'inspiration, mais la Muse peut parfois se faire attendre et un auteur digne de ce nom se doit d'éviter certains procédés. On y verra, par exemple, que le plagiat n'est pas chose recommandée (même si de grands auteurs comme Lamartine, Stendhal ou Corneille ont cédé à ce travers), à moins peut-être de s'auto-plagier comme le fit Chateaubriand.

Le choix des mots, des noms-propres, des adjectifs ou des synonymes est lui aussi prépondérant. Thierry Maugenest nous donne ici quelques exemples des choses à ne pas faire. Ainsi, échanger le thé et la petite madeleine de Proust contre un bock de bière et un pot de rillettes donnera une toute autre saveur à ce célèbre passage d' « À la recherche du temps perdu »
De la même manière, changer les noms des protagonistes de « Madame Bovary » en les rebaptisant Ricky et Loana donnera un résultat pour le moins ridicule.
Le choix des synonymes est lui aussi à prendre sérieusement en compte. Que serait-il advenu si la « Chanson d'automne » de Paul Verlaine :

Les sanglots longs
des violons
De l'automne
Blessent mon cœur
D'une langueur
Monotone

avait été rédigée comme suit :

Les jérémiades oblongues
Des crincrins
De l'arrière-saison
Contusionnent mon muscle cardiaque
D'un stress
Uniforme

Il convient aussi d'éviter d'user d'un langage trop abscons qui obligera le lecteur à consulter incessamment un dictionnaire :
« L'abstème marguillier créosotait un chamérops près d'une narse lorsque l'abbé Bastien lui tendit une couque. Le fabricien, qui gardait en mémoire le dernier don du prestolet (un cotignac au goût d'animelles arrosé de manzanilla), refusa d'un geste, puis il lui parla des géosynclinaux et des espaces exondés selon lui par des mouvements épeirogéniques. »

On évitera aussi d'user de certains jargons rendant rapidement la narration incompréhensible. 
Si Chateaubriand avait connu et utilisé le langage SMS, voici comment se lirait cet extrait de « René » :

« Le je'n om é le mition'R admir'R qq tps 7 b'L s'N, en pl'Nyan le sach'M ki ne pou V plu en jouir ; ens8 le p'R Sou'L é Chacta sassir sur le gazon, o pié 2 larbr ; R'Né pri sa plas o miliE 2, é, apré 1 moman 2 6lans, il parla 2 la sort a C vi'E ami :
« Je ne pui, en komen100 mon ré6, me Dfendr d'1 mvt 2 ont. La P 2 vo keur, r'SPectable Vyéyar, é le kalm 2 la natur otour 2 moi, me fon rouJr du troubl é 2 laJtation 2 mon am. »

On évitera aussi d'user et d'abuser des adverbes, des parenthèses, de la ponctuation, des digressions ou autre conjonctions susceptibles d'alourdir votre récit. Si Rimbaud, dans « Ma Bohême » avait abusé des adverbes, voici par exemple comment nous lirions son texte :

« Je m'en allais spontanément, les poings dans mes poches indéniablement crevées ;
Mon paletot aussi devenait absolument idéal ;
J'allais lentement sous le ciel, Muse ! Et j'étais indéfectiblement ton féal ;
Oh ! Là là ! que d'amours splendides j'ai sensuellement rêvées ! »

Des exemples comme ceux qui précèdent, on en trouvera à la pelle dans cet intéressant et hilarant petit bouquin. On y verra aussi que de nombreux grands auteurs aujourd'hui passés à la postérité ont commis dans leurs écrits nombre d'erreurs de style, pléonasmes, tics de langage, étourderies et autres perles.
L'ouvrage se termine par une quinzaine d'exercices pratiques dont certains, assez ardus, mettront à l'épreuve vos connaissances des belles-lettres.

Jubilatoire et instructif « Les rillettes de Proust » est un petit condensé de ce qui s'est fait de meilleur et de pire dans la littérature. Il comblera d'aise, sans toutefois se prendre au sérieux, les amateurs des belles-lettres et sera propice à maints éclats de rire.