jeudi 23 décembre 2010

L'Enfer Blanc

"Terreur" Dan Simmons. Roman. Robert Laffont, 2008.
   Traduit de l'américain par Jean-Daniel Brèque.

Dans ces deux genres littéraires que sont le fantastique et la science-fiction, Dan Simmons appartient à la catégorie des poids lourds. C'est avec bonheur que je me souviens des heures passées à lire le cycle d' "Hypérion" ainsi que « L' Échiquier du Mal ». Puis l'engouement pour cet auteur s'était quelque peu refroidi pour moi suite à la lecture laborieuse et indigeste du dyptique « Illium-Olympos » qui m'avait laissé très dubitatif.
Heureusement, c'est avec un grand plaisir que j'ai pu renouer avec cet auteur suite à la lecture de « Terreur ».
Encore un pavé, certes, comme excelle à en produire Dan Simmons, mais quel pavé ! 
Voici en effet un ouvrage de plus de mille pages qui va nous entraîner dans une aventure dantesque retraçant la dramatique expédition polaire de Sir John Franklin, partie d'Angleterre le 19 mai 1845 en direction de l'Arctique à la recherche du très convoité passage du nord-ouest.

Composée de deux navires : le HMS Erebus et le HMS Terror, puissamment équipés pour affronter les glaces, l'expédition est commandée par sir John Franklin et les deux bâtiments sont dirigés respectivement par le capitaine de frégate James Fitzjames et le capitaine de vaisseau Francis Crozier.
Ces deux navires seront aperçus pour la dernière fois à l'entrée de la mer de Baffin en août 1845. On sait que les deux vaisseaux seront ensuite pris dans les glaces et passeront l'hiver 1845-1846 sur l'île Beechey, pour ensuite se retrouver irrémédiablement immobilisés l'hiver 1846-1847 et 1847-1848 sur l'île du Roi-Guillaume d'où ils ne repartiront jamais.

Les notes, retrouvées par les expéditions de secours lancées suite à la disparition de l'Erebus et du Terror nous apprennent que des membres de l'équipage ont survécu jusqu'en 1848, tentant de rejoindre à pied l'embouchure de la rivière Back au Canada.

Au fil des années, suite aux différentes recherches, menées de 1848 jusqu'en 2008 pour tenter de faire la lumière sur cette tragédie, on a beaucoup appris sur la disparition de l'expédition Franklin.
On sait aujourd'hui que l'équipage a été progressivement décimé par le froid, la faim, le scorbut, le botulisme et autres maladies. On sait aussi que les membres de l'expédition, après l'épuisement des vivres, se sont livrés au cannibalisme pour survivre.

C'est donc cette effroyable odyssée que nous raconte Dan Simmons dans « Terreur », un récit étayé par un scrupuleux respect des données historiques concernant la préparation et le déroulement de cette tragique expédition. L'auteur, en effet, a veillé à retranscrire scrupuleusement toutes les données concernant la dernière expédition de l'Erebus et du Terror. Le lecteur approche ainsi – grâce à un remarquable travail de documentation – au plus près les conditions de ces hommes, officiers, marins, soldats, reclus de longs mois dans des navires immobilisés par les glaces. On ressent fortement, à la lecture de ce roman, l'atmosphère glaciale, le confinement, la promiscuité, et aussi la peur.
La peur est en effet omniprésente dans ce roman : la peur de mourir de faim, de froid, de maladie, d'isolement dans ces solitudes glacées. Mais à toutes ces peurs vient s'en ajouter une plus grande encore. 
Dan Simmons qui, on l'a dit, a scrupuleusement veillé au respect des données historiques, a profité des nombreuses zones d'ombre qui subsistent dans le déroulement des faits tragiques de cette expédition pour y introduire un nouvel élément : une créature maléfique et redoutable qui s'attaque sauvagement aux membres de l'équipage avant de disparaître. C'est ici en effet qu'intervient la patte de l'auteur fantastique qu'est Dan Simmons. Là où il aurait pu se contenter de nous narrrer l'histoire passionnante et dramatique de cette expédition, il ajoute à tout ceci un élément irrationnel inspiré de la mythologie du peuple inuit qui fait basculer ce récit au départ historique vers le roman d'épouvante. Cette étrange et dangereuse créature donnera lieu à des passages d'anthologie comme cette fête organisée pour remonter le moral de l'équipage à l'occasion du nouvel an 1848, fête inspirée d'une nouvelle : « Le masque de la mort rouge », écrite par un auteur américain alors inconnu dénommé Edgar Allan Poe.
Mais ce monstre qui rôde autour de l'Erebus et du Terror immobilisés dans les glaces, ce monstre qui massacre un par un les hommes d'équipage, est-il finalement ce dont les membres de l'expédition ont le plus à craindre ? Car un autre monstre, bien plus terrifiant celui-ci, se prépare à entrer en scène...





Frederic Edwin Church : "Icebergs" 1861




dimanche 12 décembre 2010

Un privé à Berlin

"La trilogie berlinoise" Philip Kerr. Romans. Editions du Masque, 2008.
 Traduit de l'anglais par Gilles Berton.


La vie des détectives privés n'est pas toujours des plus faciles. 
S'ils excellent à démasquer les coupables lors d'affaires particulièrement alambiquées, leur vie privée est en revanche bien souvent un désastre. Veufs ou divorcés, ils accusent souvent un net penchant pour la bouteille, vice dont ils abusent entre deux filatures. L'entretien de leur domicile, le choix de leur tenue vestimentaire laissent souvent à désirer. Solitaires, désabusés, ils portent sur la société un regard empreint de cynisme et d'ironie.
C'est le cas de Bernhard Gunther, le personnage créé par Philip Kerr, un détective privé contemporain des célèbres Philip Marlowe et Sam Spade de Raymond Chandler et Dashiell Hammett
Le contexte de ses investigations se trouve par contre bien loin de la Californie des années 30 et 40 où évoluent les deux célèbres détectives cités plus haut. L'univers de Bernhard Gunther c'est l'Allemagne, et plus précisément Berlin, entre 1936 et 1947 lors de cette période qui verra l'ascension et la chute du IIIè Reich.

Bernhard Gunther, ex-flic, est devenu détective privé suite à sa démission de la Kripo (Kriminalpolizei) au moment où tout fonctionnaire de police se devait d'appartenir au parti National-Socialiste. Gunther est en effet allergique à la montée du nazisme et au fanatisme ambiant qui semblent régner sur l'Allemagne de cette époque, sentiment qui ne lui attirera pas que des amis et lui vaudra même de se retrouver à Dachau.

Réunis en un seul volume intitulé « La trilogie berlinoise », on trouvera dans cet ouvrage – comme son nom l'indique – trois romans : le premier, « L'été de cristal » se déroule en 1936 au moment où se déroulent les Jeux Olympiques de Berlin. Le second : « La pâle figure » nous amène en 1938 à l'époque de l'annexion des Sudètes; et le troisième, « Un requiem allemand » nous fait découvrir Berlin et Vienne en 1947, alors que l'Allemagne en ruines est livrée à la convoitise des deux grandes puissances victorieuses que sont les États-Unis et l'Union Soviétique.
Trois romans donc, trois moments de cette sinistre période de l'histoire allemande qui donnent lieu à trois enquêtes où se mêlent meurtres, corruption, espionnage, disparitions et chantages, trois enquêtes se déroulant dans un climat lourd et oppressant qui fait toucher du doigt au lecteur ce que pouvait être la vie quotidienne dans l'Allemagne du IIIè Reich. On y suivra Bernhard Gunther dans ses investigations qui le mèneront des résidences les plus huppées des hauts fonctionnaires nazis aux taudis les plus abominables, des cabarets louches aux sinistres geôles de la Columbia Haus. 
On y fera également la rencontre de personnages devenus tristement célèbres : Hermann Goering, Heinrich Himmler, Reinhard Heydrich, ainsi que le très controversé « archéologue » Otto Rahn qui apparaît ici sous son vrai jour, celui d'une fripouille arriviste dénuée de tout sens moral.

Avec cette « Trilogie berlinoise » Philip Kerr nous gratifie de trois polars de haute volée dont le contexte – original s'il en est – n'est pas que le seul attrait. La maîtrise de la narration, la complexité des enquêtes, leur insertion et leurs implications dans le contexte historique et politique de l'époque en font des chefs-d-oeuvre du genre.
Le polar étant un genre littéraire auquel je ne m'adonne malheureusement que trop rarement, je ne voudrais pas m'ériger en spécialiste du genre et juger quels sont les bons et les mauvais auteurs dans cette catégorie. Je ne peux cependant que conseiller cette trilogie qui m'a passionné de bout en bout.








samedi 27 novembre 2010

L'homme qui valait trois milliards

"Le dernier de son espèce" Andreas Eschbach. Roman. Librairie L'Atalante, 2006.



Enfant, Duane Fitzgerald rêvait de devenir Steve Austin, l'homme qui valait trois milliards.
Quelques années plus tard, lorsque le premier volet de Terminator est sorti au cinema, Duane, devenu un jeune homme, s'est identifié au personnage, copiant le look et la démarche du cyborg incarné par Arnold Schwarzenegger.
Ce que Duane ne savait pas, c'est que, en s'engageant dans le corps des Marines, son rêve d'enfant allait un jour être exaucé. 
A la fin des années 80, le président Reagan donna son feu vert à un projet ultra-secret qui consistait en la création d'une unité expérimentale de super-soldats dotés d'un appareillage électronique impressionnant.

Sélectionné avec quelques autres camarades, Duane va accepter avec enthousiasme de participer à ce projet. Il subira de très nombreuses opérations chirurgicales qui vont faire de lui un autre homme.
Son corps sera modifié en profondeur, et de nombreuses parties de son anatomie seront désormais constituées de titane et de teflon. Dotés d'une vision infrarouge ainsi que de nombreux autres capteurs, Duane et ses camarades sont devenus des surhommes prêts à se lancer sur les champs de bataille.
Mais l'aventure va tourner court sous l'administration Bush. Trop cher, basé sur des technologies devenues obsolètes au fil des ans, le projet va être abandonné.

Voici donc nos surhommes mis au rancart, dispersés aux quatre coins des États-Unis, tenus au secret absolu sur les modifications anatomiques dont ils ont été pourvus. Bénéficiant à vie d'une rente modeste, ces hommes sont toutefois toujours surveillés par les responsables du projet qui surveillent leurs faits et gestes et leur procurent aussi régulièrement de la nourriture. En effet, leurs tubes digestifs ayant été réduits à leur minimum afin de laisser place à de multiples implants, les cyborgs ne peuvent plus ingérer d'aliments normaux et reçoivent par colis une nourriture spécialement concoctée à leur intention. Cette dépendance alimentaire permet ainsi aux responsables de garder un oeil sur ces quelques hommes et de s'assurer leur docilité et leur dépendance.

Contrairement à ses camarades, Duane n'est pas resté aux États-Unis. C'est en Irlande qu'il s'est installé depuis une dizaine d'années, dans la péninsule de Dingle. Il vit là en solitaire, n'ayant de contacts locaux qu'avec les employés de la bibliothèque, le postier chez qui il retire ses colis destinés à l'alimenter, et le médecin généraliste du village qui est le seul à qui Duane a confié son secret. Les années passant, les nombreuses pièces et composants dont est truffé le corps de Duane ont tendance à s'enrayer. Ne souhaitant pas retourner aux États-Unis pour faire réparer les pannes de plus en plus nombreuses qui affectent son organisme, Duane s'est confié au Dr. O'Shea, un praticien très discret qui assure désormais – dans la mesure de ses capacités face à un être humain composé de chair et de composants électroniques – la maintenance de ce patient pas du tout comme les autres.
Le reste de son temps, quand sa santé le lui permet – les pannes sont de plus en plus fréquentes - Duane le passe à se promener dans les alentours ou encore à emprunter des livres à la bibliothèque. Pris de passion pour les écrits de Sénèque et la philosophie stoïcienne, il garde auprès de lui un exemplaire des Lettres à Lucilius, tentant d'appliquer à lui-même les préceptes du penseur romain.
Duane vit donc paisiblement dans ce coin d'Irlande, dans l'attente du moment où une panne plus importante que les autres mettra fin à sa vie de paria.
Mais voilà que tout à coup sa tranquillité semble menacée : un inconnu le recherche activement, interrogeant avec insistance les villageois. Et que penser de tous ces 4x4 aux vitres fumées d'où sortent tous ces hommes en costumes et lunettes noires, téléphones portables vissés sur l'oreille ?
Duane a semble-t-il de bonnes raisons de s'inquiéter, d'autant plus qu'autour de lui les cadavres semblent se multiplier.

Andreas Eschbach a connu le succès avec un space-opera « Des milliards de tapis de cheveux » qui a acquis une renommée internationale. Il nous livre ici un ouvrage qui tient du roman d'anticipation et du thriller. Écornant le mythe du surhomme, il nous fait entrer dans la peau d'un personnage dont les rêves d'enfant furent à la hauteur de sa désillusion face à la réalité. Sous ses aspects de récit d'anticipation, ce roman nous met face à nous-mêmes, face à notre devenir qui irrémédiablement se soldera par le dépérissement et la mort. 
Face à ce destin inéluctable, nous pouvons, soit fermer les yeux et nous masquer l'évidence, soit, comme le héros de ce récit, accepter son destin et méditer, par exemple sur cette phrase tirée des Consolations à Marcia, écrite par un certain Lucius Annaeus Seneca au 1er siècle après J.C. « La mort signe la disparition de toutes les souffrances, elle constitue une limite que ne franchissent pas nos malheurs et elle nous rend à la tranquillité dans laquelle nous baignions avant notre naissance. »  




mardi 16 novembre 2010

Le Futur pour les nuls

"Le grand livre du Futur" Emmanuel Prelle et Emmanuel Vincenot.  Editions Mille et une nuits - Arthème Fayard


Je l'avoue, je suis profondément déçu.
Déçu qu' Emmanuel Prelle et Emmanuel Vincenot – ces deux modernes Rouletabille – ne se soient pas vus décerner le Prix Pulitzer ou le Prix Albert Londres afin de célébrer comme il se doit leur dernier reportage. 
Bravant de nombreux dangers, nos deux reporters se sont rendus dans le futur afin de nous éclairer sur ce qui nous attend dans l'avenir, alors que nous, pauvres ignorants, sommes incapables de déterminer si « Plus belle la vie » sera encore diffusée en 2012.
En effet, nous, pauvres citoyens lambda, ne savons rien sur ce que nous réserve le futur. L'avenir sera-t-il meilleur ou pire que ce que nous connaissons actuellement ?
« On nous répète constamment que tout va bien se passer, que nous n'avons rien à craindre de l'avenir. « Il reste largement assez d'oxygène sur Terre pour plusieurs semaines ! », se réjouissent les scientifiques. « Grâce au réchauffement climatique, on pourra enfin partir en vacances en Bretagne ! », se félicite le ministre du Tourisme. « Votre troisième testicule a une taille tout à fait normale », nous rassure notre médecin. Pourtant, chacun constate dans sa vie quotidienne que tout va de plus en plus mal. Le prix du paquet de 250 g de tortellinis a considérablement augmenté, il n'y a toujours que 75cl dans un litre de vin, et surtout, de multiples indices laissent à penser que la fin du monde est pour bientôt. »
C'est donc afin de dissiper tous ces fantasmes et toutes ces craintes qu'Emmanuel Prelle et Emmanuel Vincenot se sont rendus dans le futur et en ont rapporté de nombreuses notes, illustrations et photographies qui nous permettront enfin d'en savoir un peu plus sur notre société dans les années et les siècles à venir.
On y apprendra ainsi que beaucoup de choses vont changer dans notre vie quotidienne : par exemple, « La longueur du mètre sera fixée à 3,78 mètres, ce qui permettra de mesurer des objets plus longs. » Nous pourrons, si nous avons égaré notre GPS, utiliser un localisateur de GPS qui fonctionnera grâce à la technologie GPS. La technologie sans fil ne sera pas en reste puisque – malgré les échecs de la balançoire sans fil et du ski nautique sans fil – un astucieux ingénieur inventera le string sans fil.

Mais je ne voudrais pas trop en révéler sur cet indispensable ouvrage qui ouvrira au lecteur les portes du futur. Sachez seulement que cet intéressant opuscule, vendu à un prix modique, éclairera vos lanternes sur de très nombreux domaines, tels que la politique, l'éducation, la culture, la santé, les sports, etc...
Doté d'une abondante iconographie, ce précieux opuscule nous permettra d'admirer de futures améliorations technologiques comme la télé 3 en 1, le casque anti-météorites, ou encore la machine à détricoter les 35 heures.
Les croyants ne seront pas oubliés puisque nous apprendrons le retour de Jésus, ses futurs miracles ainsi que son programme politique (il se présentera même aux élections cantonales de Lourdes).

Bref, après avoir lu ce livre vous saurez Tout sur Tout (et son contraire) de ce que sera l'avenir de l'humanité. Ainsi vous ne pourrez pas vous plaindre de ne pas avoir été prévenus lorsque il n'y aura plus de pétrole ou lorsque vous serez mordus par un robot.

Décalé et jubilatoire, « Le grand Livre du Futur » nous livre une (ou plutôt des) vision(s) décapante et hilarante de l'avenir en pointant du doigt notre société actuelle et ses multiples travers.
Comme pour leur précédent opus : « l' Anticyclopédie Universelle », Emmanuel Prelle et Emmanuel Vincenot ont pris le parti de nous faire travailler les zygomatiques et c'est encore une fois réussi ! Un petit conseil : ne lisez pas ce livre dans les transports en commun, des personnes mal informées pourraient croire en effet que vous avez abusé de substances psychotropes en voyant votre face congestionnée et en entendant vos gloussements répétés.
On ne peut, une fois refermé ce livre, qu'espérer que Prelle & Vincenot nous livrent bientôt un prochain ouvrage tout aussi réjouissant. Rassurons-nous : grâce au « Grand Livre du Futur » nous apprendrons que sortira en 2036 le « Grand livre du Passé ». Patience !

                
Dans le futur, on tournera même un remake du "Secret de Brokeback Mountain"

dimanche 10 octobre 2010

Le Loup du Maïs







"Kornwolf" Tristan Egolf. Roman.Gallimard, 2009
  Traduit de l'américain par Francesca Gee.





Jamais Owen Brynmor n'aurait pensé revenir vivre dans sa ville natale de Stepford, dans ce coin rural de Pennsylvanie que l'on nomme par dérision le Pennsyltucky (contraction péjorative de Pennsylvanie et Kentucky afin de souligner le caractère « plouc » de cette région située entre Philadelphie et Pittsburgh) et de s'y installer définitivement. 
C'est pourtant ce qui arrive car Owen, qui exerce la profession de reporter, s'est fait virer de la rédaction du journal qui l'employait en Louisiane. Et le voici maintenant affecté à la rubrique faits divers du journal local, le Stepford Daily Plea
Peu lui importe ce job ingrat qui consiste à rédiger des articles sur les actes de vandalisme de la jeunesse locale, les accidents de la route et les granges parties en fumée, car Owen s'est donné une bonne raison pour revenir à Stepford : la boxe. Passionné par ce sport, Owen rêve d'écrire sur le noble art et le Pennsyltucky est justement doté d'une riche tradition pugilistique.

Cependant, ce n'est pas l'art de la boxe qui va occuper Owen dès son arrivée à Stepford. Le directeur du Plea le charge d'enquêter sur une inquiétante série de faits-divers inexpliqués (incendies volontaires, attaques de bétail, effractions, etc...) commis dans un secteur bien connu pour sa quiétude et baptisé la Cuvette amish. Ici vit en effet une forte communauté d'amish et de mennonites qui tentent tant bien que mal de se préserver de l'influence pernicieuse du monde moderne.
Owen, qui n'espère pas grand-chose de cette enquête va pourtant être à l'origine d'un scoop retentissant en publiant une photo qui lui a été fournie par un chasseur des environs. Sur celle-ci, prise en forêt, figure une créature digne d'un film d'horreur, mi-humaine, mi-animale.
Les imaginations s'emballent, l'article d'Owen est cité dans toute la région, puis dans l'ensemble des États-Unis et jusqu'en Europe. On commence à évoquer des créatures telles que le bigfoot ou Sasquatch, bien connus en Amérique du nord.
Mais pour la communauté locale amish, il ne peut s'agir que d'une seule chose : le Démon de Blue Ball est de retour. Cette créature enragée avait défrayé la chronique au milieu des années 70 en commettant de nombreuses agressions avant de disparaître du jour au lendemain sans laisser de traces. Ce monstre ne serait pas de type anthropoïde comme le bigfoot mais révélerait plutôt une physionomie et un comportement qui l'apparenterait aux mythiques loups-garou.

Cette fois-ci ce n'est pas le John Kaltenbrunner du « Seigneur des porcheries » qui met à feu et à sang une petite ville de l'Amérique profonde mais une créature mystérieuse et redoutable. Comme pour son premier roman, Tristan Egolf se livre à un jeu de massacre à grande échelle qui dénonce de manière truculente une société américaine bête et méchante, raciste et inculte, au point que l'on en vient à se dire que le monstre n'est pas tant celui que l'on croyait et que les victimes du Démon de Blue Ball sont bien plus redoutables et haïssables que le loup-garou qui hante leurs nuits. Nul n'est épargné, pas même les paisibles amish dont Tristan Egolf nous dresse le portrait peu reluisant d'une communauté où sévissent violence, alcoolisme et corruption.
Comme dans « Le seigneur des porcheries », Tristan Egolf excelle à nous décrire avec une truculence rabelaisienne des scènes apocalyptiques comme ce sabbat organisé par la jeunesse locale (une scène d'anthologie) et dont la description faite par l'auteur rappelle les peintures de Jérôme Bosch. On y verra aussi, entre autres, des carambolages monstrueux, la mise à sac par le Démon de Blue Ball du centre commercial local (appelé le SuperMerdier) ainsi que du chenil tenu par des amish peu recommandables.

On verra aussi dans cet ouvrage un pastiche de la littérature fantastique : la Nouvelle-Angleterre, chère à des auteurs comme Stephen King et Lovecraft n'est pas très éloignée de la Pennsylvanie. 
Pastiche de la littérature fantastique donc, mais aussi des films d'horreur des années d'après-guerre. Comment en effet ne pas repenser à ces films lors des scènes où une meute de citoyens armés de torches et de fusils pourchasse la créature dans la campagne, scènes typiques des films de vampires et de loups-garou de l'époque.
« Kornwolf » reprend donc nombre d'éléments qui ont fait l'incroyable renommée du « Seigneur des porcheries » sans toutefois atteindre à la perfection de son aîné. Ce roman, certes jubilatoire, n'atteint en effet pas la puissance narrative du premier roman d'Egolf. 
Publié après le suicide de l'auteur en 2005, cet ouvrage donne l'impression d'être l'ébauche de ce qui aurait pu être un second chef-d-œuvre signé Egolf.
« Kornwolf » reste toutefois un grand roman baroque et jubilatoire digne de figurer au panthéon de la littérature contemporaine nord-américaine.






Gravure du traité de physiognomonie de Ch. Lebrun et Morel d'Arleux, 1806

jeudi 7 octobre 2010

Femme en costume de bataille

"Le roi transparent" Rosa Montero. Roman. Editions Métailié, 2008.
  Traduit de l'espagnol par Myriam Chirousse.





« Je suis femme et j'écris. Je suis plébéienne et je sais lire. Je suis née serve et je suis libre. J'ai vu dans ma vie des choses merveilleuses. J'ai fait dans ma vie des choses merveilleuses. Pendant un temps le monde fut un miracle. Puis l'obscurité est revenue. »
Celle qui écrit ces lignes, c'est Léola, l'héroïne et narratrice du roman de Rosa Montero.
Nous sommes au XIIème siècle, dans le sud-ouest de la France. Léola et sa famille sont les sujets du seigneur d'Aubenac qui, vassal du roi d'Aragon, guerroie contre l'armée du roi de France. Ce jour-là, les serfs travaillent aux champs tandis que, à quelques centaines de mètres, les deux armées s'affrontent en un sanglant carnage depuis trois jours.
À l'issue de la bataille, l'armée du seigneur d'Aubenac est défaite et doit se replier sur le château du comte de Gévaudan et, afin de préparer la défense, mobiliser le plus d'hommes possible. C'est ainsi que le père de Léola,son frère, et Jacques, son amoureux, sont enrôlés de force par les soldats qui, avant de partir, brûlent la ferme familiale afin de ne rien laisser aux ennemis.
Léola qui est une jeune fille – autant dire un poids mort dans cette société d'hommes – est abandonnée à son triste sort.
Seule, comment pourrait-elle survivre ? Elle est une proie facile pour les hommes d'armes qui écument la région. Alors que son destin semble tout tracé : violée par des soudards puis massacrée, son cadavre jeté au bord d'une route, Léola va décider de se cacher. Mais ce ne sera pas au plus profond d'une forêt ni dans un couvent, mais dans la peau d'un homme qu'elle va se dissimuler. 
Retournant sur le champ de bataille désormais abandonné aux charognards, elle va revêtir l'armure d'un jeune chevalier mort. « Cachée sous mes nouveaux habits, je me sens plus sûre. Protégée. Car c'est un malheur d'être femme et d'être seule en temps de violences. Mais maintenant je ne suis plus une femme. Maintenant je suis un guerrier. Un terrible ver dans un cocon de fer, comme je l'ai entendu chanter un jour par un troubadour. »

Ainsi va commencer une errance de vingt-cinq ans pour Léola devenue Léolo, chevalier errant, qui va courir l'aventure dans les tournois et qui va rencontrer Aliénor d'Aquitaine ainsi que son fils, Richard Coeur-de-Lion, Simon de Montfort, le massacreur des Cathares, ou encore Héloïse, la compagne de Pierre Abélard.

Pendant toutes ces années, Léola va tenter de retrouver son Jacques, enlevé par les troupes du seigneur d'Aubenac. Sur son chemin, elle va rencontrer de nombreux personnages : Maître Roland qui lui apprendra le métier des armes, Léon le forgeron italien, Duodha, la Dame Blanche qui deviendra la Dame Noire, et surtout Nyneve, qui se dit sorcière et fée, qui prétend avoir connu le roi Arthur ainsi que l'enchanteur Merlin, et qui apprendra à Léola à lire et à écrire. Parallèlement à sa quête destinée à retrouver son amour d'adolescente, Léola va tenter également de résoudre l'énigme de l'Histoire du roi transparent, une légende qui porte malheur à toute personne qui tente de la conter.

En compagnie de Nyneve, Léola va donc écumer ces provinces d'Occitanie où commence à souffler en ce XIIème siècle un vent de liberté et de savoir : explosion démographique, création des premières villes modernes, affranchies de l'arbitraire féodal, émancipation des femmes avec la propagation de la fin'amor ou amour courtois, démocratisation de la lecture et de l'écriture, etc... jusqu'à ce que cette proto-renaissance soit écrasée par la répression religieuse occasionnée par la croisade des albigeois.

On pourrait – à tort – prendre cet ouvrage pour un roman historique. Rosa Montero a pris en effet quelques libertés avec la chronologie du XIIème siècle, faisant coexister, sur la période de vingt-cinq ans où se déroule le récit, des personnages et des évènements historiques qui, dans la réalité, n'ont pas pu être contemporains les uns des autres. Ce n'est bien sûr pas ici la conséquence d'une méconnaissance de l'auteur sur cette période historique mais un parti-pris qui nous livre sur un laps de temps resserré (25 ans) des faits qui se sont en réalité étendus sur un siècle et demi.
Tout ceci donne à ce roman une ampleur proche de l'épopée et fait de cet ouvrage un formidable conte où se mêlent avec adresse le réel et le merveilleux.    







Couronne de fleurs remise par une Dame à un chevalier qui s'apprête à entamer un Tournoi (Enluminure du Codex Manesse,1320)


dimanche 3 octobre 2010

Feu-de-bois

"Des Hommes" Laurent Mauvignier. Roman. Les Editions de Minuit, 2009.






Un samedi après-midi du mois de décembre. 
C'est aujourd'hui l'anniversaire de Solange qui, pour l'occasion, a loué la salle des fêtes afin de partager ce moment avec sa famille et ses amis. C'est l'heure de l'apéritif et tout le monde est réuni devant le buffet. On ouvre les bouteilles de mousseux, on présente les cadeaux destinés à Solange. On rit. Cette petite fête s'annonce déjà comme une réussite.
Mais voici qu'arrive Bernard, le frère de Solange, que l'on surnomme Feu-de-bois à cause de l'odeur qui l'enveloppe perpétuellement. Bernard. Le frère indigne. Marginal et alcoolique. Le frère dont on a honte, celui qui boit plus que de raison et qui peut en un instant faire chavirer par ses excès un paisible repas de famille.
C'est en effet ce qui arrive ce jour-là. Bernard, ulcéré par l'accueil méfiant qui lui est fait, va déraper et s'en prendre à Chefraoui, un ami et ancien collègue de Solange. Parce qu'il est arabe, Chefraoui va se faire copieusement insulter par Bernard qui va cristalliser sur lui tous les affronts, toutes les moqueries, toutes les critiques qu'il endure depuis tant d'années.
Expulsé de la fête, Bernard n'a pas dit son dernier mot et, enfourchant sa vieille mobylette,va commettre un acte irréparable.
Entre ce début d'après-midi et le lendemain matin, le lecteur va ainsi découvrir, narré par Rabut, le cousin de Bernard, le passé de celui que tout le monde surnomme Feu-de-bois, sa lente descente aux Enfers suite à ses vingt-huis mois de service militaire lors de la guerre d'Algérie.
C'est en effet de cette sale guerre – que l'on a pudiquement et honteusement, pendant des années, qualifiée d' « évènements d'Algérie » – dont il va être question au cours de cette longue nuit qui suivra la découverte de l'acte insensé commis par Feu-de-bois.
Cette guerre, comme celle de 14-18 ou celle du Vietnam, a laissé derrière elle de nombreux traumatismes chez ces jeunes hommes que l'on a envoyé au front pour devenir les acteurs d'un conflit qui le plus souvent les dépassait : « On avait renoncé à croire que l'Algérie, c'était la guerre, parce que la guerre se fait avec des gars en face alors que nous, et puis parce que la guerre c'est fait pour être gagné alors que là, et puis parce que la guerre c'est toujours des salauds qui la font à des types bien et que les types bien là il n'y en avait pas, c'étaient des hommes, c'est tout... »

Nous suivrons ainsi le parcours de Bernard, de son cousin Rabut, de Février, de Châtel et de bien d'autres, envoyés dans un pays qu'ils ne connaissent pas et qui, comme ceux qu'ils auront à combattre, ne seront ni des héros ni des salauds, mais seulement des hommes capables, lorsque la peur les étreint, de devenir des bourreaux et de commettre les pires exactions. Il n'y a en effet pas de héros dans le roman de Mauvignier, seulement de jeunes hommes morts de trouille qui deviendront tour à tour témoins et acteurs d'actes barbares qui s'imprimeront à jamais dans leurs mémoires et reviendront les hanter tout le restant de leur vie.
De ce conflit qui, malgré le couvercle de honte et de silence dont on l'a recouvert pendant de longues années, appartient désormais à l'Histoire du peuple français, Laurent Mauvignier fait ressortir toute l'universalité du traumatisme ressenti par les combattants pendant, et surtout, après l'arrêt des hostilités. Combien d'entre eux ont été, sont, et seront en proie à ces images cauchemardesques et rémanentes surgies d'un passé plus ou moins lointain ? Combien d'entre eux, après Verdun, Dien-Bien-Phu, le Kosovo, le Rwanda, la Tchétchénie, ont vu et verront leur vie hantée par ces souvenirs insoutenables qui les réveilleront nuit après nuit ? Combien d'entre-eux, tel Feu-de-bois, verront leur vie anéantie en retournant dans la vie civile, accrochés à l'alcool ou aux drogues pour tenter d'oublier, ne serait-ce qu'un bref instant, les horreurs du passé ?
C'est de cela dont il est question dans ce magnifique roman de Laurent Mauvignier, un récit au souffle puissant scandé par une prose proche de l'oralité qui immerge le lecteur dans un quotidien où la banalité touche à l'universel, où la tragédie naît de l'insignifiant et de l'ordinaire.







dimanche 26 septembre 2010

Un monde sans Faim ?


"L'Empire de la Honte" Jean Ziegler. Essai. Fayard, 2005.

Publié en 2005, l'essai de Jean Ziegler,« L'Empire de la Honte » reste cruellement d'actualité.
La honte, nous explique-t-il, est un sentiment partagé à l'heure actuelle par une grande majorité d'êtres humains face à l'odieux système mis en place par les banques et les grands groupes industriels. Cette honte est ressentie différemment selon le niveau de vie de la personne qui la ressent. Il y a tout d'abord la honte occasionnée par la pauvreté, celle qui est ressentie par la personne n'ayant pas de quoi se nourrir et de vivre dans des conditions décentes. Il y a aussi la honte qu'éprouvent ceux qui sont témoins de la misère des autres et qui savent qu'ils ne peuvent rien pour les aider à sortir de la misère. Puis, dans une moindre mesure, la honte que (j'ose espérer!) ressentent les technocrates et les financiers qui sont les promoteurs et les instruments de ce scandale permanent.
Jean Ziegler, professeur de sociologie, a été, de 2000 à 2008, rapporteur spécial pour le droit à l'alimentation du Conseil des Droits de l'Homme de l'O.N.U. Il est actuellement membre du comité consultatif du Conseil des Droits de l'Homme des Nations Unies (source Wikipedia). Pour lui, le constat est sans appel : la misère et la faim dans le monde ne sont pas dues à la fatalité mais sont sciemment orchestrées par le F.M.I, les banques et les trusts industriels.
« Le massacre quotidien de la faim se poursuit dans une normalité glacée. Toutes les 5 secondes, un enfant de moins de dix ans meurt de faim. Toutes les 4 minutes, quelqu'un devient aveugle par manque de vitamine A.
En 2006, 854 millions de personnes – un homme sur six sur notre planète – ont été gravement et en permanence sous-alimentées. Elles étaient 842 millions en 2005.


le World Food Report de la FAO, qui donne ces chiffres, affirme que l'agriculture mondiale, dans l'état acruel du développement de ses forces de production, pourrait nourrir normalement (soit à raison de 2700 calories par jour et par adulte) 12 milliards d'êtres humains.


Nous sommes aujourd'hui 6,2 milliards sur terre.


Conclusion : il n'existe aucune fatalité. Un enfant qui meurt de faim est assassiné.[…]
Les maîtres de l'empire de la honte organisent sciemment la rareté. Et celle-ci obéit à la logique de la maximalisation du profit.


Le prix d'un bien dépend de sa rareté. Plus un bien est rare, plus son prix est élevé. L'abondance et la gratuité sont les cauchemars des cosmocrates qui consacrent des efforts surhumains à en conjurer la perspective. Seule la rareté garantit le profit. Organisons-là !


Les cosmocrates ont notamment horreur de la gratuité qu'autorise la nature. Ils y voient une concurrence déloyale, insupportable. Les brevets sur le vivant, les plantes et les animaux génétiquement modifiés, la privatisation des sources d'eau doivent mettre fin à cette intolérable facilité. […]


Organiser la rareté des services, des capitaux et des biens est, dans ces conditions, l'activité prioritaire des maîtres de l'empire de la honte. Mais cette rareté organisée détruit chaque année la vie de millions d'hommes, d'enfants et de femmes sur terre.


En ce début du IIIe millénaire, la misère a atteint un niveau plus effroyable qu'à aucune autre époque de l'histoire. C'est ainsi que plus de 10 millions d'enfants de moins de 5 ans meurent chaque année de sous-alimentation, d'épidémies, de pollution des eaux et d'insalubrité. 50% de ces décès interviennent dans les six pays les plus pauvres de la planète. 42% des pays du Sud abritent 90% des victimes.


Ces enfants ne sont pas détruits par un manque objectif de biens, mais par une inégale distribution de ceux-ci. Donc, par un manque artificiel. »
Certains pourraient objecter à ces arguments que si ces pays pauvres n'arrivent pas à sortir la tête hors de l'eau, c'est par leur incapacité à se doter d'infrastuctures sociales et sanitaires dignes de ce nom et par leur propension à la corruption généralisée. Ne nous y trompons pas ! Ces pays sont soumis à la dette orchestrée par le FMI et les banques privées. Pour engranger plus de profits, celles-ci soutiennent dans l'ombre des gouvernements corrompus qui privatisent les services publics et détournent l'argent nécessaire à la création d'hopitaux, de services d'assainissement et de programmes de lutte contre la faim et la pauvreté. L'argent de ces prêts ayant disparu dans les poches de quelques-uns, la solution immédiate est de contracter un nouveau crédit dont les taux d'intérêt sont « cinq à sept fois plus élevés que ceux qui sont pratiqués sur les marchés financiers. Mais les cosmocrates imposent d'autres conditions encore : privatisations et vente à l'étranger (aux créanciers justement) des quelques rares entreprises, mines, services publics (télécommunications, etc.)rentables, privilèges fiscaux exorbitants pour les sociétés transcontinentales, achats d'armes forcés pour équiper l'armée autochtone, etc. »
Pire encore, on peut en arriver à l'impensable, comme ce qui est arrivé par exemple au Rwanda. D'avril à juin 1994, les deux ethnies principales de ce pays – Tutsis et Hutus – se sont entretuées.
On estime entre 800 000 et un million le nombre de victimes, hommes, femmes et enfants, massacrées à la machette lors de ce conflit.
« De 1990 à 1994, , les principaux fournisseurs d'armes et de crédits au Rwanda avaient été la France, l'Ēgypte, l'Afrique du Sud, la Belgique et la république Populaire de Chine. Les livraisons d'armes égyptiennes étaient garanties par le Crédit lyonnais. L'aide financière directe venait surtout de France. De 1993 à 1994, la République Populaire de Chine avait fourni 500 000 machettes au régime de Kigali. Des caisses pleines de machettes, payées sur crédit français, arrivaient encore par camions, venant de Kampala et du port de Mombassa, alors que le génocide avait déjà commencé... »
Quand le conflit fut apaisé et que les auteurs du génocide eurent été finalement défaits, le FMI , la banque mondiale, ainsi que les autres créanciers présentèrent l'addition au nouveau gouvernement: plus d'un milliard de dollars! Celui-ci refusa immédiatement de payer le remboursement des armes qui avaient servi à tuer les leurs. Les créanciers les menacèrent alors « de bloquer les crédits de coopération et d'isoler finacièrement le Rwanda dans le monde.


C'est ainsi que les paysans rwandais, pauvres comme Job, et les rares rescapés du génocide s'échinent aujourd'hui encore à rembourser, mois après mois, aux puissances étrangères les sommes qui ont servi aux massacres. »
On n'ose imaginer le cynisme des établissements bancaires face à un tel événement et l'on peut aujourd'hui se demander s'ils auraient été capables, à la fin de la deuxième guerre mondiale, de forcer les rescapés de la Shoah à payer les frais mis en oeuvre par les nazis pour élaborer la solution finale ?
Le FMI et les banques ne sont pas les seuls à être mis en cause par Jean Ziegler dans son ouvrage. Les grands groupes agro-alimentaires et pharmaceutiques ne sont pas en reste. On apprend ainsi que les firmes pharmaceutiques, suivant les instructions de leurs services de marketing, n'investissent majoritairement que dans la création de médicaments destinés à une clientèle au pouvoir d'acaht élevé. Pourquoi en effet dépenser de l'argent pour l'élaboration d' un médicament destiné à traiter des patients qui n'ont pas les moyens de les payer? Ainsi, nos pharmacies débordent de médicaments le plus souvent inutiles: pilules anti-âge, revitalisantes, somnifères, etc... tandis que « 21 millions de personnes , souvent des enfants, sont mortes en 2006 de la malaria ou de la tuberculose, dont plus de 90% dans l'un des 122 pays dits en développement. »
Ces mêmes groupes pharmaceutiques : Novartis, Aventis, Pfizer, La Roche...utilisent tous les moyens mis à leur disposition (et ils sont énormes) pour empêcher la commercialisation de certains médicaments dits génériques, dans les pays pauvres.
Autre exemple, celui de l'agro-alimentaire, avec la firme suisse Nestlé (« Ensemble, mieux manger, mieux vivre ») qui inonde le marché du tiers-monde avec son lait en poudre :
« L'UNICEF évalue à 4000 le nombre des nourrissons qui meurent chaque jour du fait de l'ingestion de lait en poudre mélangé à une eau insalubre ou administré dans des biberons malpropres. S'ils étaient nourris au sein, ils survivraient.


Certaines études réalisées en Afrique occidentale et en Amérique centrale mettent en évidence les méthodes utilisées par certaines sociétés transcontinentales pour promouvoir leurs produits. Sur d'immenses placards dressés aux carrefours des villes du Togo, du Bénin, du Burkina Faso, on voit ainsi des femmes noires, leur bébé dans les bras. « Pour le bien de ton enfant, donne-lui du laite en poudre », lit-on sur l'affiche. Souvent, un visage blanc sourit en arrière-fond, suggérant que toutes les mères blanches donnent du lait en poudre à leur progéniture.


[…] Peu nombreuses sont les femmes des bidonvilles qui pourront se payer toute une boîte.


La poudre sera ensuite mélangée à de l'eau. Mais dans 80% des cas, il s'agira d'une eau polluée.


Du coup, non seulement le bébé ne bénéficiera pas des effets immunitaires du lait maternel et ne recevra pas les quantités de lait nécessaires, mais il sera bientôt affecté de diarrhées débouchant, dans bien des cas, sur la mort. »
Ainsi va le monde selon Monsanto, Aventis, Nestlé, le FMI et bien d'autres encore, un monde dénué de toute morale, un monde où cynisme et recherche de profit vont de pair. À lire ce livre, on se prend à penser que ces organismes bancaires, ces sociétés pharmaceutiques et agro-alimentaires détiennent un pouvoir de nuisance tel, (un bilan humain qui se compte en million de victimes de par le monde) que les monstruosités commises par le IIIe Reich apparaissent à côté comme du travail d'amateur. On ose espérer qu'un jour les consciences se réveilleront et que les artisans de cet empire de la honte se verront traînés devant les tribunaux pour écocide et crimes contre l'humanité.

vendredi 20 août 2010

Le coeur des hommes

"Bacalao" Nicolas Cano. Roman. Editions Arléa, 2010.


« Il est sans doute absurde de vouloir devenir un bermuda alors que l'on est en train de commenter le premier roman moderne de la littérature française. Or c'était comme ça, six jours après la rentrée, à la vue d'une paire de jambes dépliées au premier rang de la classe.



Lorsqu'il vit ce garçon affalé, magnifique et parfaitement indifférent au désarroi amoureux d'une princesse de la cour d' Henri II, Vincent éprouva un désir d'une violence extrême. Les jambes qui dépassaient du bermuda lui donnèrent l'envie extravagante d'être le bermuda, et cette envie trotta au mépris de l'analyse qu'il devait à l'arrivée de M. de Nemours au bal de la cour.


Il se força à regarder ailleurs. Mais c'était trop tard. Il n'y avait pas que le bermuda. Un maillot rouge aux couleurs du Benfica de Lisbonne venait de prendre des proportions extraordinaires. Tout ce que garçon imprégnait de son odeur et de sa sueur, son maillot, ses chaussettes, ses baskets, était en train de recevoir une onction sacrée. »



Vincent Bergès est professeur de lettres dans un lycée privé où il enseigne la littérature à des élèves de seconde ES. En ce mardi 11 septembre 2001, ce ne seront pas les attentats sur le World Trade Center et le Pentagone qui vont bouleverser Vincent Bergès; ce seront les jambes d'un nouvel élève, Ayrton Ribeira, un adolescent d'origine portugaise au comportement et au profil social relativement incongrus au sein de ce lycée dont les élèves sont en partie des enfants de notables.
En effet, Ayrton détonne avec ses survêtements Adidas et ses tenues de rappeur au milieu des Héloïse, des Thomas et des Maxime. Quant à ses analyses littéraires sur le roman de Mme de la Fayette où le jeune homme affirme crument qu'à la place de M. de Nemours il aurait violé la princesse de Clèves afin de mettre un terme à ses atermoiements, elles sont pour le moins atypiques.

Cependant, Vincent, homosexuel, solitaire, la trentaine finissante, ne peut détacher, lors des cours, son regard de ce jeune homme dont la beauté le fascine. « Vincent avait à peine parlé d'Ayrton. Il avait juste dit que c'était une écharde, quelque chose d'obsessionnel qui agace la peau. »

Il n'est pas le seul d'ailleurs à succomber au charme d'Ayrton, car nombre de jeunes filles de la classe font tout pour attirer l'attention de celui-ci. Et voici Vincent, professeur de lettres, en concurrence avec de jeunes adolescentes pour les beaux yeux d'un jeune homme qui se donne des airs de bad boy.

Bien sûr, ce n'est pas la première fois que Vincent est confronté à ceux que son amie et collègue, Hélène, professeur de sciences éco, appelle ses « garçons à risque »; mais jusqu'ici, Vincent se contentait de les regarder à la dérobée, comme Gustav von Aschenbach contemplant le jeune Tadzio dans « La mort à Venise » de Thomas Mann.

Pourtant, cette fois-ci, la relation entre le jeune homme et son professeur de lettres va aller plus loin et Vincent se retrouvera au début des vacances de la toussaint dans un avion en partance pour l'île de Madère d'où est originaire Ayrton.

Qu'adviendra t-il de cette histoire entre cet homme sensible et cultivé qui aborde avec une certaine angoisse l'âge de la maturité, et ce jeune homme plus préoccupé des prouesses footballistiques de Luis Figo et de la Selecçào portuguesa que par la littérature classique ?


C'est un beau premier roman que nous offre ici Nicolas Cano. Un roman dont le propos – toujours aussi délicat à traiter – évite talentueusement les écueils de la mièvrerie et du pathétique, de l'obscénité et du ridicule. « Bacalao » nous entraîne dans un récit intime où se mêlent tendresse, humour et parfois violence, à la suite de deux personnages terriblement attachants dont on ne sait plus, en fin de compte, quel est celui qui mène l'autre.

Si je dois exprimer un seul regret à propos de cet ouvrage, c'est celui, une fois la dernière page tournée, d'avoir du quitter si tôt Vincent et Ayrton tant j'aurais aimé continuer un peu plus longtemps encore un bout de chemin en leur compagnie.




Hippolyte Flandrin (1805-1864) "Jeune homme nu assis" (1855)