jeudi 25 septembre 2008

Lafcadio et les fantômes







"KWAIDAN ou Histoires et études de choses étranges"

Lafcadio Hearn. Nouvelles. Mercure de France, 1983.


Traduit de l'anglais par Marc Logé.


Lafcadio Hearn (1850 – 1904) reste encore – et incontestablement – le plus japonais des auteurs occidentaux. Fils d'un chirurgien de l'armée britannique et d'une grecque, il naît sur l'île de Leucade.
Abandonné par son père, puis par sa mère, il est élevé à Dublin par sa tante. Il perd un oeil à l'âge de treize ans en jouant avec ses camarades. Rejeté par sa famille à l'âge de seize ans, il est livré à lui-même et se rensd à Londres puis à Paris. Il émigre ensuite aux Etats-Unis où il vit misérablement en faisant carrière dans le journalisme.
Il épouse en 1877 une cuisinière métisse mais les mariages mixtes sont alors illégaux. Il est, suite à cela, renvoyé du journal New-Yorkais l'Enquirer et part s'installer à Cincinnati, puis à la Nouvelle-Orléans où il s'intéresse de près à la culture créole.
Il est ensuite envoyé comme correspondant aux Antilles pour le compte du Harper's Monthly. Il y restera deux ans lors desquels il publiera un roman et plusieurs recueils de contes traditionnels créoles.
Invité par l'ambassadeur du Japon avec qui il a tissé des liens d'amitié, Lafcadio Hearn débarque à Yokohama en 1890 et devient correspondant pour la presse anglophone. Il fait alors la rencontre d'un samouraï : Koizumi Setsu, dont il va épouser la fille.
Il prend en 1896 la nationalité japonaise, se convertit au bouddhisme et se fait désormais appeler Koizumi Yakumo (« petite fontaine et huit nuages »).
Épris de la culture traditionnelle japonaise, il va dorénavant consacrer ses écrits à celle-ci , et notamment aux contes fantastiques et autres histoires de fantômes, dont les plus connus sont « Fantômes du japon » et, bien évidemment « Kwaidan ou Histoires et études de choses étranges ».
Hearn, nommé professeur d'université à Tokyo, s'éteindra en 1904, suite à une attaque cardiaque.



« Kwaidan » fait donc partie des recueils de contes traditionnels réunis par Hearn lors de ses pérégrinations au Japon. Certains sont tirés d'anciens livres, d'autres ont été recueillis par l'auteur lui-même auprès de vieux paysans. Tous ont en commun d'introduire le lecteur dans un univers fantastique, peuplé de fantômes, de personnages surnaturels et de lieux inquiétants. Lafcadio Hearn a t-il retrouvé dans ces légendes un écho lointain de ces vieilles légendes celtiques pleines d'apparitions et de spectres qu'il a pu entendre raconter lors de son enfance en Irlande ? Certaines histoires en effet, comme « Le rêve d'Akinosuke » ne sont pas sans rappeler « La navigation de Bran », vieille légende irlandaise ; d'autres, comme « Oshidori », « L'histoire d'Aoyagi » ou « Yuki-Onna » ("La Femme de la Neige") présentent des personnages féminins d'origine surnaturelle proches de la fée Mélusine, légende très connue dans l'Occident médiéval et colportée de Chypre jusqu'au Pays de Galles.
Le bouddhisme et le Shintoïsme sont également très présents dans ces contes, la réincarnation y est souvent évoquée et nombreuses sont les histoires se déroulant au sein des temples ou mettant en scène des moines Zen.


L'atmosphère de ces contes restitue au lecteur un Japon médiéval où l'on rencontre samouraïs et paysans, moines pélerins et vagabonds, fées et revenants dans ce recueil constitué de seize nouvelles, plus ou moins longues mais toutes marquées du sceau de l'étrangeté et du surnaturel. Le voyageur attardé dans la campagne nocturne fera, à coup sûr, de bien inquiétantes rencontres car des âmes sans repos errent dans les solitudes, en quête de rédemption et dans l'espoir d obtenir une meilleure renaissance qui les délivrera de leurs actes passés.
Étranges, déroutants, effrayants parfois, les contes recueillis par Lafcadio Hearn nous plongent au coeur d'un Japon médiéval où la frontière est mince entre la réalité et le surnaturel, et où ces deux univers se chevauchent parfois pour donner naissance à des histoires où règnent le fantastique et le merveilleux.



« Kwaidan » de Lafcadio Hearn a été adapté au cinema par Masaki Kobayashi et a reçu le Prix Spécial du Jury lors du Festival de Cannes de 1965.



Image tirée du film "Kwaidan" de Masaki Kobayashi. ("La légende de Mimi-Nashi-Hôichi, l'aveugle qui faisait pleurer les morts")

dimanche 21 septembre 2008

Le Vertige de l'Ailleurs




"Qui comme Ulysse" Georges Flipo. Nouvelles. Editions Anne Carrière, 2008



Michel de Montaigne, dans ses Essais, écrit : « Je réponds ordinairement à ceux qui me demandent raison de mes voyages : Que je sais bien ce que je fuis, mais non pas ce que je cherche. »

Les personnages qui apparaissent au fil des quatorze nouvelles que nous propose Georges Flipo dans cet excellent recueil, ont tous plus ou moins quelque chose à fuir et à rechercher. Que leur voyage s'accomplisse dans des pays exotiques ou qu'il soit intérieur, leur démarche est toujours marquée du sceau de la fuite ou de la quête. On ne trouvera pas ici de descriptions pittoresques des pays traversés mais à plutôt le portrait de celui ou de celle qui voyage, pour diverses raisons : à la recherche d'une mémoire enfouie, d'une révélation intime ou plus prosaïquement dans le but d'éprouver cet étrange sentiment que l'on appelle dépaysement.

Nous ne sommes donc pas ici en présence d'un florilège de ces récits de voyages qui, de l'« Odyssée » d'Homère aux ouvrages de Nicolas Bouvier et Bruce Chatwin, ont fait rêver des générations de lecteurs.
Ici, le paysage, qu'il soit d'Afrique, d'Asie ou d'Amérique du sud, s'efface pour laisser la place à celui qui est en somme l'âme, l'acteur et le réceptable de toute pérégrination : le voyageur.
Ainsi, en quatorze tableaux, Georges Flipo nous brosse le portrait de personnages en quête d'un ailleurs : certains prennent l'avion en groupes, bardés d'appareils-photo, afin de contempler, à l'autre bout du monde, la misère de leurs contemporains.
D'autres, exilés, recherchent leurs racines et leurs souvenirs enfuis dans un pélerinage aux sources de leur existence.
D'autres encore, pélerins immobiles, recherchent en eux-mêmes cet ailleurs qui leur fait cruellement défaut et qu'ils tentent d'atteindre par l'entremise de leur mémoire, de leur imaginaire, ou encore à l'aide d'une recette de cuisine évoquant un passé riche de senteurs et d'émotions.

Voici donc quatorze portraits de voyageurs, quatorze nouvelles qui nous emmènent successivement de Bangkok à Buenos Aires, de Venise et de Quito au pied des tours de Mantes-la-Ville. Avec tendresse et humanité, Georges Flipo nous fait partager les émerveillements mais aussi les peurs, les angoisses et les nostalgies de toute une galerie de personnages confrontés au vertige de l'ailleurs.
Touchants, drôles, dramatiques, émouvants, les protagonistes de ces nouvelles ne sont pas de ces globe-trotters professionnels qui sillonnent la planète en tous sens. Ils sont des gens ordinaires, de ceux que l'on peut croiser à chaque carrefour. Ils sont un peu de nous-même, avec leurs doutes, leurs espérances et aussi leur maladresse. Tous ont entrepris un voyage, qu'il soit réel ou imaginaire (quelquefois aussi les deux), pour guérir une blessure, pour retrouver une part d'eux-mêmes, pour l'émulation du tourisme de masse ou encore pour échapper à un quotidien morose.
Tous vont vivre une expérience unique qui les marquera à jamais, que ce soit dans un hôtel de Pattaya ou sur les bords de la Dives à Cabourg.

C'est ému, amusé, intrigué, révolté aussi parfois, que le lecteur ressort de la lecture de « Qui comme Ulysse ». Il aura découvert, au cours de ces différents récits, les multiples facettes du voyage telles qu'elles se déclinent dans notre monde contemporain mais il aura aussi et surtout effectué un magnifique voyage dans le coeur des hommes, un voyage poétique et burlesque, parfois cruel, parfois émouvant jusqu'aux larmes, empreint de tendresse et d'une profonde humanité.

Je n'avais jusqu'ici jamais rien lu de Georges Flipo et je reste encore, quelques jours après avoir découvert ce recueil, tout émerveillé par le charme de ses nouvelles qui m'ont entraîné bien loin (et pas seulement en kilomètres) à la découverte d'horizons lointains mais surtout intimes.
Merci Monsieur Flipo pour ce beau voyage !


Les avis de Amanda Meyre, de Calou, de Cathulu, de Martine, de Cuné, de Keisha, de Fashion, de Kathel, de Laure, de Papillon... et j'en oublie.

Le blog de Georges Flipo, ICI.


mardi 16 septembre 2008

"L'homme en Noir fuyait à travers le désert...et le Pistolero le suivait..."






"La Tour Sombre" Stephen King. Roman. Editions J'ai Lu, 1991-2005


Traduit de l'américain par Marie de Prémonville.

Je ne vais pas vous mentir en vous donnant à croire que j'ai lu les 4000 pages de « La Tour Sombre » en quelques jours.

Non, cet immense cycle romanesque signé Stephen King, je l'ai lu en pointillés, en alternance avec d' autres lectures, sur une période d'un an et demi et c'est avec une certaine satisfaction (mais aussi avec soulagement) que je viens d'en clore le 7ème et dernier tome.

S'il existe et s'il restera une oeuvre emblématique illustrant la carrière de romancier de Stephen King, il se pourrait bien que celle-ci soit justement « La Tour Sombre », vaste épopée qui renferme en elle-même toutes les caractéristiques et toutes les influences de cet auteur.
De plus, ce cycle romanesque peut s'apparenter à l'oeuvre de toute une vie étant donné qu'il a fallu à Stephen King environ trente ans pour la mener à son terme.

C'est en effet à l'âge de vingt-deux ans, dans les années 70, que l'auteur commence à rédiger ce qui deviendra le premier tome de la série paru en 1982 : « Le Pistolero » et c'est en 2005 que sera édité le dernier opus. C'est en fait dès l'âge de dix-neuf ans que, après avoir lu « Le Seigneur des Anneaux » de Tolkien, qu'il décide lui aussi d'entreprendre la rédaction d'une oeuvre monumentale et épique en rapport avec son propre imaginaire ainsi qu'à ses influences littéraires et cinématographiques.
Le point de départ de son récit est un poème de Robert Browning (1812-1889) : « Le chevalier Roland s'en vint à la tour noire » mais on trouvera au cours du roman de multiples influences dont, bien évidemment « Le Seigneur des Anneaux » mais aussi « Le magicien d'Oz » de L. Frank Baum, « Alice au pays des merveilles » de Lewis Carroll, les romans du Cycle Arthurien ainsi que « Les sept samouraïs » de Kurosawa et les westerns-spaghetti de Sergio Leone. Tout ceci sans oublier les multiples références que fait Stephen King à sa propre production romanesque dont, entre autres, « Salem » et «Le fléau ».

C'est donc un énorme melting-pot que nous livre Stephen King avec « La Tour Sombre », une sorte de chaudron de sorcière dans lequel il finira par se mettre lui-même en scène, revenant sur un épisode dramatique de sa vie, survenu en 1999 et au cours duquel il faillit être tué au bord d'une route du Maine, renversé par un chauffard.

Mais de quoi nous parle donc Stephen King dans « La Tour Sombre » ?
Avant tout, il nous emmène sur les traces d'un pistolero : Roland Deschain de Gilead, personnage moitié cow-boy, moitié chevalier médiéval qui se met en quête de la mystérieuse tour sombre, bâtiment servant de pivot et de moyeu central de multiples univers parallèles (dont le nôtre), univers voués à l'extinction si la tour entre les mains du Roi cramoisi, magicien aux multiples identités qui ne cessera de s'opposer au dessein du héros.
Pour accomplir sa quête, Roland va s'adjoindre trois comparses qu'il va venir chercher dans notre univers, et plus particulièrement dans le New-York des années 60 , 70 et 80.

Ce sera en tout premier lieu Jake Chambers, un jeune écolier de 11 ans qui va mourir renversé par une voiture (il a été poussé par un individu malfaisant du nom de Jack Mort) et se retrouver ainsi propulsé dans le monde de Roland.
C'est ensuite Eddie Dean, un jeune héroïnomane, convoyeur de drogue au service d'un baron de la pègre, qui sera sauvé de justesse par Roland et deviendra, bon gré mal gré, l'un de ses plus fidèles compagnons.
Et c'est enfin Odetta Holmes/Detta walker, une jeune femme noire des années 60, fille d'un richissime dentiste et fervente militante des droits civiques de la population noire américaine. Lors de son enfance, Odetta a été frappée en pleine tête par une brique tombée d'un immeuble (brique lancée par un certain Jack Mort, encore lui!) et depuis la personnalité d'Odetta s'est scindée en deux. Par moments elle devient Detta Walker, un furie qui ne s'exprime que par la haine. Odetta est handicapée et se déplace en fauteuil roulant depuis qu'elle a eu les jambes coupées après avoir été poussée (par devinez-qui ?) sous les rails du métro de New-York.

Voici donc nos trois personnages propulsés dans les Terres Perdues, le monde de Roland, un monde post-apocalyptique qui tient du western, du moyen-âge et de Mad Max. Ils vont ainsi devenir les compagnons du pistolero et l'aideront à poursuivre sa quête, affrontant de terribles dangers et rencontrant de multiples personnages et créatures plus inquiétants les uns que les autres au cours d'un périple qui les menera, peut-être, jusqu'au pied de la tour sombre.

Le roman commence par cette phrase : « L'homme en Noir fuyait à travers le désert...et le Pistolero le suivait... ». Impossible, après avoir lu ces quelques mots, de s'en tenir là et le lecteur est immédiatement happé par le récit, prêt à ingurgiter les 7 tomes du cycle et à suivre les pas du chevalier Roland sur près de 4000 pages pleines de rebondissements et d'aventures palpitantes.

Pourtant, j'avouerai pour ma part que si j'ai été emballé par les premiers tomes de la série (surtout par « Magie et Cristal », j'ai commencé à ressentir un certain essoufflement à partir des « Loups de la Calla » et j'ai été légerement déçu par un final assez conventionnel.
Mais il faut bien reconnaître que ce récit, qui doit beaucoup à l'improvisation de l'auteur, a le mérite de tenir debout malgré les multiples directions dans lesquelles il nous entraîne.

« La Tour Sombre » ne sera donc pas pour moi le chef-d-oeuvre du King, la somme de pages du roman n'ayant que peu à voir avec la qualité narrative mais il n'empêche que ce récit mérite quelques semaines de lecture pour en apprécier la prouesse romanesque, ainsi que la construction anarchique (mais cependant d'une redoutable efficacité) qui font de l'ensemble une oeuvre palpitante et atypique.






"Le chevalier Roland s'en vint à la tour noire"


de Robert Browning



I

Je pensais, il a menti en chaque mot,

L'hideux infirme, de son œil qu'il disait voilé par le songe

De biais contemplait l'effet de ses mensonges

Sur moi, et sa bouche, incapable de masquer les cahots

De sa liesse, qui secouait et tordait son corps bot

Devant l'agonie de la victime que la mort ronge.


II

Quel autre dessein eût pu animer ce menteur diabolique?

De son bâton dressé tel un attrape-foudre furieux

Il leurre, menace, et séduit le curieux

Qui demande son chemin.

Et ce rire satanique

Graverait je n'en doute l'épitaphe véridique

Relatant ma venue en ces maudits lieux.


III

Si fort de ses conseils je devais me détourner

De ma route pour m'engager dans le sinistre chemin,où,

Comme chacun le sait,se cache la Tour Noire,

c'est pourtant sans remous,

Et docile,que je m'y aventurai.

Sans nulle fierté

Ni impatience ravivée de jamais entrevoir mon but tant convoité

Ni même aucune fin - je n'avais pas cet espoir fou.


IV

Car après avoir sillonné le vaste monde, en entier

Et cherché en vain toutes ces longues années, qu'étail-il advenu

De ma quête, de ma foi déclinantes, ces fantômes abattus,

N'eussent pu porter le poids de cet espoir trop vif, plein de témérité

Et c'est à peine si je sus réprimer le bond enchanté

Que fit mon cœur, sentant la défaite venue.


V

Et lorsque le malade approchant du trépas

Sent commencer et finir

Les larmes de peine, et qu'adieu aux amis il doit dire

Il entend l'un supplier l'autre de partir, retenir son souffle las,

Plus librement dehors (« puisque tout est achevé, que la fin est là

Et que le coup porté, aucun chagrin ne viendra adoucir »)


VI

Quand d'aucuns débattent, cherchant si place ils trouveront

Entre les tombes moussues, pour celle de ce vaillant

Et si pour porter sa dépouille il est jour plus clément

Et si, ayant soin des bannières, des écharpes et des tristes chansons

L'homme toujours entend tout et une seule soif berce son cœur si bon

Celle de ne pas faillir et trahir un amour si tendre, en demeurant.


VII

Ainsi,depuis si longtemps, j'endurais cette quête insensée

Et voyais mon échec chanté dans poèmes et prophéties

Tant de fois, parmi la troupe, de ceux qui ont choisi cet exil inouï,

Ces chevaliers qui à la Tour adressèrent leurs pas

et leurs rêves éthérés

Qu'échouer comme eux me paraissait galvaudé

Mais certain - car qui pourrait lutter contre ce doute assassin:

et si j'étais honni?


VIII

Et muet comme le désespoir qui m'étreignait, je me détournai

De cet odieux estropié, je quittai son chemin

Pour porter mes pas dans celui qu'il vantait.

Car ce jour sans fin

M'avait été bien lugubre, et avant que de voir le soir tomber

Et le clore, je souffris le regard écarlate et mauvais

Qui ensanglante la plaine, d'un éclat macabre et malin.


IX

Qu'on m'entende!

À peine m'étais-je promis le cœur loyal

À la plaine,au bout d'un pas ou deux

Alors que je me retournai pour lancer un regard d'adieu

Sur la route bien sûre qui m'avait mené en ce songe sans égal

Elle avait disparu; plus rien d'autre que les plaines grises et étales

À perte de vue: je ne pus que poursuivre, car quoi faire en ces lieux?


X

Aussi je marchai. Je ne crois pas avoir jamais entrevu de mes yeux

Nature plus affamée et ignoble, rien n' y prospérait guère

Pas une fleur - comment rêver d'une cédrière!

Tandis que l'euphorbe et la chienlit,comme la loi le veut

Se propageaient à l'envi, si bien qu'au cœur ainsi un peu

De bardane égarée eût été une heureuse surprise, et bien légère


XI

Point! Pénurie, langueur et grimace,

Bien étrange était le lot de cette affreuse terre.« Vois ou ferme les yeux »,disait
Mère Nature,

de son air

Maussade:

« Rien ne veut fleurir, je ne puis même sauver la face:

C'est le Jugement Dernier qui de ses flammes

lavera cette place

Qui en calcinera les mottes et de mes prisonniers

rompra les fers. »


XII

Et si un chardon tout éplumé poussait là par hasard,

Se dressant au-dessus du lot, c'était décapité,

car l'agrostide était jalouse ici.

Qui avait creusé ces trous et ces crevasses dans les orties

Et les feuilles bistrées et rêches de la patience, qui avait tout réduit

en friche chaotique, tuant tout espoir

De verdure? Une brute, à n'en point douter, à l'âme noire

Soufflant toute vie comme une chandelle,

telle une bête sans merci.


XIII

Quant à l'herbe, elle poussait il est vrai aussi maigre

que son pelage

Frappé de lèpre; des brins épars perçaient la boue

Qui paraissait pétrie de sang par-dessous

Une rosse aveugle, dont chaque os saillait comme

après le carnage
Se tenait en stupeur, frappée par un mirage,

Chassée du haras du Diable même à grand renfort de coups!


XIV

Vivant? L'animal à mes yeux pouvait avoir

péri sans un pleur

Décharné, la carcasse saignant, et d'un spectre ayant l'air

Il gardait les yeux clos sous une immonde crinière

Alliance incongrue du ridicule et de pareille douleur

Jamais je ne vis brute aussi digne d'être frappée de malheur

Il fallait bien qu'il fût maléfique pour mériter tel salaire.


XV

Je fermai les yeux et les ouvris sur mon cœur

Comme un homme commandant le vin avant d'aller guerroyer

J'appelai de mes vœux une rasade de visions

plus heureuses du passé

Afin de retrouver l'espoir de jouer mon rôle en vainqueur.

Penser d'abord, et puis combattre tout l'art du soldat, sa valeur,

Car le goût furtif des temps anciens guérit de tout, vrai!


XVI

Pas cela! Je ne pus détacher mon regard incertain

De la face rougie de Cuthbert, sous les boucles d'or

Cher compagnon, qui jadis fâché dans un ultime effort,

Glissa, je le sentis,son beau bras sous le mien

Car ainsi il était, tout sourire, même quand périt le Bien

Et avec lui mon cœur à peine éveillé, dans le souffle du cor.


XVII

Et donc, l'âme de l'honneur-le voici debout là, si beau

Aussi franc que dix ans plus tôt, alors jeune chevalier,

Qu'un homme loyal vînt le défier (dit-il) il saurait l'affronter

Dans les bonnes règles -mais voilà que glisse la scène- pouah!

Quel bourreau

A cloué sur son sein un vil parchemin? Et ses propres compagnons de fourreau

De le lire. Pauvre traître, jouet des crachats et des quolibets!


XVIII

Plutôt ce présent qu'un passé qui s'offre tel:

Me voilà de retour sur ma route assombrie!

Aucun son, nulle vision aussi loin que l'œil s'enquît,

Un hibou ou une chauve-souris, la nuit m'enverra-t-elle?

Implorais-je; quand soudain sur la terre plane

et lugubre une image nouvelle

Arrêta mes pensées et le cours j'en perdis.


XIX
En travers de ma route, soudain, une rivière,

Tel le serpent surgit par surprise

Mais point de marée paresseuse et douce, dans les ténèbres grises.

Celle-là écumait et eût pu satisfaire

Le démon venu y baigner son sabot rougeoyant-à voir l'ardente

colère,

Des ses remours noirs éclaboussés d'écaillures et de mousse, où l'on s'enlise.


XX

Si insignifiante, et pourtant si venimeuse, sur ses berges austères

De bas aulnes rabougris venaient s'agenouiller

près de l'eau agitée

Et saules détrempés les jetant tête baissée

En un mouvement de muet désespoir, foule suicidaire:

Et le courant qui les torturait ainsi,

nullement ému par leur calvaire

Suivait sa route, pas un instant perturbé.


XXI

Et tandis que je passais à gué-par tous les saints,

comme je craignais

De poser pied sur la joue de quelque cadavre ou moribond

À chaque pas, ou de sentir la lance de laquelle je sondais les fonds

Prévenant les écueils, prisonnier de sa chevelure

ou de sa barbe serrée

Un rat d'eau sans doute, que de mon bâton je réveillai

Mais Dieu! Combien son cri rappelait le hurlement

d'un nourrisson.


XXII

Et je fus trop heureux de gagner la berge opposée

Le pays paraissait plus clément.Vain présage!

Qui étaient les combattants, quelle guerre menaient-ils,

quel en était le visage

Quel piétinement sauvage était venu écraser le sol détrempé

En un frais clapotis? Crapauds en leur cuve empoisonnée

Ou chats sauvages dans leur rougeoyante cage-


XXIII

Ainsi paraissaient les traces d'un antique combat

en ce décor sauvage

Qui les confinait là, quand toute la plaine s'offrait à eux?

Nulle trace de pas ne menait à ce miaulement vénéneux

Aucune ne s'en éloignait. Immonde saumure à l'ouvrage

Leur cerveau, nul doute, comme le Turc son galérien,

qu'il a fait esclave

Appelle son divertissement, Chrétiens contre Juifs,

en un combat odieux.


XXIV

Et plus que cela-à un furlong-si près,juste là, vraiment!

À quel funeste usage ce moteur, cette roue étaient-ils réservés?

Ou plutôt ce frein-cette herse faite pour tourner,

Pour rouler et filer les cadavres comme la soie,

avec l'air insouciant

De l'outil du Tophet, laissé sur terre comme par égarement

Ou pour affûter ces dents rouillées d'acier.


XXV

Puis apparut une lande piétinée, jadis un bois étrange,

Puis marécage semblait-il, et enfin simple terre désolée

Et stérile (l'idiot y trouvera une raison de se gausser

À créer une chose, puis à la gâter,

jusqu'à ce que d'humeur il change

Et le voilà reparti!); en un quart d'arpent, sombre mélange

De marais, d'argile et de décombres,

et de désolation amère et dépeuplée.


XXVI

D'imprudentes taches, d'un gris sinistre colorées

Des aplats où le sol ras, maigre pitance

Laissait place à la mousse, pareille à des furoncles,

abjectes substances

Puis surgit un chêne paralysé,en son sein

une profonde fissure creusée

Telle une bouche distordue, fendue, déchirée

Suffoquant, aspirant la mort, et mourant dans une ultime transe.


XXVII

Et toujours aussi loin de la fin!

Rien d'autre à l'horizon que le crépuscule,

rien qui vienne l'œil rassurer

Ou le pas guider! À cette pensée,

Je vis un grand corbeau, ami de cœur d'Apollyon,

l'ange de l'abîme sans fin

Passer au-dessus de moi, son aile vaste de dragon

dans son vol hautain

M'effleura le chef-peut-être cherchais-je à me faire inviter.


XXVIII

Car levant les yeux, malgré moi, je pus voir, je le pus!

En dépit des ténèbres, que la plaine avait cédé la place

Alentour aux montagnes - les appeler ainsi est trop de grâce

Ces hauteurs bien laides, vagues bosses vite dérobées à ma vue.

Pourtant combien elle m'avait surpris-

allez résoudre ce mystère ardu!

Comment m'en échapper, pas d'indice, comment faire face?



XXIX

Pourtant je crus reconnaître quelque ruse à demi

Quelque malice déjà survenue, Dieu seul savait quand

-En cauchemar peut-être. Cette malice prit fin,

et tout en la voyant

S'éloigner, je poursuivis ma route, mais bien près

de céder au renoncement et à l'oubli

Je fus une fois encore éveillé de cet insidieux ennui

Comme lorsque au bruit d'une trappe qui claque-vous vous

savez piégé, non plus dehors, mais dedans.


XXX

Tout m'assaillit à la fois en un embrasement mémorable

C'était bien là ce lieu! Ces deux collines sur la droite couchées,

Accroupies tels deux taureaux, cornes soudées

en leur joute acharnée

Tandis qu'à gauche une haute montagne rasée...

je me trouvai pitoyable

Cancre,abasourdi, pétrifié par l'instant inestimable

Après toute une vie passée à esquisser cette vision, dans mon œil

entraîné!


XXXI

Et au centre, quoi d'autre que la Tour unique?

Tourelle ronde et trapue, aussi aveugle que le coeur de l'idiot

ahuri,

Bâton de pierre brune, et sans jumelle dressée à côté, seule surgie,

Seule au monde de son espèce. Ainsi l'elfe moqueur

de la tempête fatidique

Désigne au capitaine l'obstacle invisible, l'écueil dramatique

Sur lequel il viendra déchirer son navire,

au premier soubresaut ressenti.


XXXII

Nulle vision telle? À cause de la nuit, peut-être?

-pourtant le jour reparut

J'attendis la lumière! Avant que de la voir pâlir, fugace

Le crépuscule mourant vint rougeoyer à travers une crevasse:

Les collines, tels des géants assistant à la chasse, bien repus

Le menton dans la paume, observaient le gibier aux abois, perdu

« Que d'un coup de dague on achève la bête!Droit au cœur,

qu'on la terrasse! »


XXXIII

Aucun son? Quand le bruit était partout! Et j'entendis

Le carillon croître à mon oreille. Ces noms à mon oreille tendue

Ceux d'aventuriers perdus,

Mes pairs-celui-ci était si fort, celui-là si hardi,

Et l'autre si chanceux, et tous, vieux amis enfuis

Perdus, perdus! Un instant sonna le glas du malheur des ans déchus.


XXXIV

Tous, debout là, alignés le long des collines réunis,

Pour me voir avant le grand départ, cadre vivant et plein d'espoir

D'un ultime tableau! Sur une feuille en flammes dans le soir

Je les vis, tous je les reconnus. Et c'est alors qu'en un geste infini

Intrépide je portai à mes lèvres mon cor béni

Et sonnai. « Le Chevalier Roland s'en vint à la Tour Noire »



Robert Browning

mardi 9 septembre 2008

"Mme de Clèves et moi, c'est du sérieux!"




"La princesse de Clèves" Mme de La Fayette. Roman. LGF, 1973.





Vous l'avez sûrement remarqué, « La princesse de Clèves » de Mme de La Fayette, oeuvre romanesque emblématique de la littérature française du XVIIème siècle, a été à plusieurs reprises prise pour cible par notre caudillo en talonnettes qui, en citant ce roman, avoue implicitement ce que l'on savait déjà : son mépris pour la culture.

Fer de lance et icône des Bo-beaufs, cette nouvelle engeance de crétins qui n'ont d'autre valeur que celle du porte-monnaie, notre président s'est en effet fendu de quelques piques (qui ne font rire que lui et un parterre de lèche-bottes trié sur le volet) à l'encontre de ce texte qui, rappelons-le, incarne un tournant décisif dans l'histoire de la littérature française.

Petit retour sur les déclarations du principicule de Neuilly-sur-Seine, au cas où vous n'en auriez pas eu connaissance :

Tout commence le 23 février 2006 à Lyon devant un parterre de militants UMP :

« L'autre jour, je m'amusais, on s'amuse comme on peut, à regarder le programme du concours d'attaché d'administration. Un sadique ou un imbécile, choisissez, avait mis dans le programme d'interroger les concurrents sur La princesse de Clèves. Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de demander à la guichetière ce qu'elle pensait de La princesse de Clèves...Imaginez un peu, le spectacle ! »

Le 4 avril 2008, à Bercy, dans une déclaration portant sur la modernisation des politiques publiques et de la réforme de l'état, il déclare :

« C'est tout ce que nous engageons [...]sur la mobilité, sur la reconnaissance du mérite, sur la valorisation de l'expérience, sur la possibilité pour quelqu'un d'assumer sa promotion professionnelle sans passer un concours ou faire réciter par coeur La princesse de Clèves ! Ça compte aussi dans la qualité de vie d'un fonctionnaire. »

Puis c'est enfin devant les bénévoles d'un centre de vacances de Loire-Atlantique en juillet 2008, qu'il récidive :

« Avoir fait du bénévolat devrait être une expérience reconnue par les concours administratifs car après tout, ça vaut autant que de savoir par coeur la princesse de Clèves...Enfin, j'ai rien contre, mais enfin, mais enfin...parce que j'avais beaucoup souffert sur elle. »

Et voilà, la phrase est lâchée : « Parce que j'avais beaucoup souffert sur elle » et l'on imagine déjà notre président-potache, à l'âge de l'acné et des pollutions nocturnes, suant sang et eau sur le texte de Mme de La Fayette, béant d'incompréhension devant tant de subtilité narrative et psychologique, plus habitué à la prose d'Hervé Villard et Johnny Halliday qu'à celle du Grand Siècle.
Car, en effet, « La princesse de Clèves » n'est pas une oeuvre facile ni un roman d'amour façon Barbara Cartland. Tout est ici dans la nuance, dans le non-dit, dans le désir amoureux plutôt que dans son accomplissement.
L'amour impossible entre la princesse de Clèves et le Duc de Nemours, ce jeu de cache-cache subtil qui nous fait pénétrer dans l'intimité des deux amants est complètement étranger à l'univers bling-bling et clinquant du gnome de l'Élysée.
Prenons pour exemple les tourments de Mr de Nemours :

« Car, enfin, elle m'aime, disait-il ; elle m'aime, je n'en saurais douter ; les plus grands engagements et les plus grandes faveurs ne sont pas des marques si assurées que celles que j'en ai eues. Cependant je suis traité avec la même rigueur que si j'étais haï ; j'ai espéré au temps, je n'en dois plus rien attendre ; je la vois toujours se défendre également contre moi et contre elle-même. Si je n'étais point aimé, je songerais à plaire ; mais je plais, on m'aime, et on me le cache. Que puis-je donc espérer, et quel changement dois-je attendre dans ma destinée ? Quoi ! Je serais aimé de la plus aimable personne du monde et je n'aurai cet excès d'amour que donnent les premières certitudes d'être aimé que pour mieux sentir la douleur d'être maltraîté ! « Laissez-moi voir que vous m'aimez, belle princesse, s'écria-t-il, laissez-moi voir vos sentiments ; pourvu que je les connaisse par vous une fois dans ma vie, je consens que vous repreniez pour toujours ces rigueurs dont vous m'accabliez. Regardez-moi du moins avec ces mêmes yeux dont je vous ai vue cette nuit regarder mon portrait ; pouvez-vous l'avoir regardé avec tant de douceur et m'avoir fui moi-même si cruellement ? Que craignez-vous ? Pourquoi mon amour vous est-il si redoutable ? Vous m'aimez, vous me le cachez inutilement ; vous-même m'en avez donné des marques involontaires. Je sais mon bonheur ; laissez-m'en jouir, et cessez de me rendre malheureux. » Est-il possible , reprenait-il, que je sois aimé de Mme de Clèves et que je sois malheureux? »
Assurément, si le Duc de Nemours eût-été Nicolas Sarkozy, gageons que ces tergiversations eussent été moins longues. Il l'aurait emmené à Eurodisney et aurait ensuite déclaré, avec la pauvreté de langage qui le caractérise : « Mme de Clèves et moi, c'est du sérieux! »

Mais un océan, que dis-je, un univers, sépare le roman de Mme de la Fayette des gesticulations du parvenu de l'Élysée et les attaques de celui-ci contre cet ouvrage ne font que rendre plus tangible l'abime culturel de celui qui prétend diriger aux destinées de notre nation.
Ces consternantes petites phrases assassines n'auront finalement réussi qu'à ridiculiser (une fois de plus!) celui qui les a proférées tout en érigeant La princesse de Clèves en une icône de l'insoumission à la "beaufisation" de la société française.
Il faut lire, ou relire, La princesse de Clèves. Vous accomplirez en cela un acte militant et vous vous démarquerez ainsi du cloaque dans lequel les néo-obscurantistes tentent de nous ensevelir.


dimanche 7 septembre 2008

Les ombres




"Le retour du professeur de danse" Henning Mankell. Roman. Editions du Seuil, 2006.


Traduit du suédois par Anna Gibson.





Stefan Lindman est policier dans la ville suédoise de Borås. Âgé de trente-sept ans, il vient d'apprendre que la grosseur qui a poussé sur sa langue est une tumeur. Mis en arrêt de travail par son médecin, Lindman se voit soudain confronté à une éventualité pour le moins désagréable : l'éventualité de sa propre disparition avant même d'avoir atteint quarante ans.
Avant d'entamer les premières séances de radiothérapie, Lindman bénéficie de trois semaines de liberté. Il hésite alors entre rendre visite à sa soeur qui habite Helsinki ou prendre un avion pour Majorque.


Finalement, le sort en décidera autrement. Dans la salle d'attente de l'hopital il tombe par hasard sur un tabloïd dans lequel un article relate l'assassinat d'un homme âgé de soixante-seize ans dans le nord du pays. Or, cet homme, Lindman l'a bien connu : il s'agit en effet de Herbert Molin, policier en retraite avec qui Lindman avait travaillé auparavant pendant quelques années à la brigade criminelle.
Herbert Molin, qui s'était retiré dans une maison perdue au fin-fond de la forêt et s'adonnait à la passion des puzzles et du tango, a été retrouvé à proximité de chez lui, vraisemblablement battu et fouetté à mort. L'assassin semble s'être acharné sur le corps avec une rare sauvagerie, allant même jusqu'à esquisser quelques pas de tango avec la dépouille de sa victime.
Qui pouvait en vouloir à un vieil homme paisible et solitaire. Est-ce l'acte d'un fou ou au contraire un crime savamment organisé ? Les éléments trouvés sur place par la police locale tendent plutôt vers la seconde hypothèse, celle d'un crime habilement prémédité.
Renonçant à ses projets de voyage, Stefan Lindman va se rendre dans le Norrland afin de tenter de comprendre ce qui a bien pu arriver à son ancien collègue.
Parallèlement à l'enquête officielle menée par la police locale, Lindman – qui n'a aucune accréditation pour cela – va essayer de découvrir les causes de cet assassinat. Il va devoir pour cela faire la lumière sur le passé d'Herbert Molin, cet homme discret et taciturne qui, même vis-à-vis de ses collègues policiers, entourait sa vie privée d'une aura de mystère.
Ce que Lindman va découvrir dépassera tout ce qu'il aurait pu imaginer. Herbert Molin, sous une apparence banale, cachait en fait tout un pan de son passé, un passé sombre et violent dont les motivations premières remontent aux heures les plus noires de la seconde guerre mondiale. Le terrible secret d'Herbert Molin est-il à l'origine de son assassinat ?


Approfondissant son enquête, Lindman va ouvrir la boîte de Pandore et exhumer de bien douloureux souvenirs qui vont le ramener à sa propre histoire personnelle. Car derrière les apparences convenables d'une certaine frange de la société se cachent d'épouvantables fantasmes idéologiques qui ne renient rien des actes barbares perpétrés il y a plus d'un demi-siècle par les nazis.



Avec « Le retour du professeur de danse » Henning Mankell nous offre un polar qui, une fois encore, nous livre en filigranes un apreçu de la société suédoise contemporaine, une société bien éloignée des clichés véhiculés à son sujet, une société calme, tolérante, harmonieuse, portée par un modèle social prétendument exemplaire qui fait l'admiration (justifiée?) de certains de ses partenaires européens. Mais avec Mankell, le « modèle scandinave » vole en éclats. Sous l'apparence d'une nation policée et vertueuse digne d'être montrée en exemple se cache en fait une société qui, en ce qui regarde les problèmes sociaux, n'a rien à envier à ses voisins.


Loin de l'image véhiculée par Ikéa et les meubles en bois blanc qui sentent bon la résine de pin, la Suède, comme tout autre pays d'Europe, est confrontée au chômage, à la précarité de l'emploi,à la peur de l'immigration, à la xénophobie et au délitement du tissu social. On le voit par exemple, de manière discrète, par l'entremise du personnage de la réceptionniste de l'hotel où loge Lindman. Cette jeune femme est présente à son poste quasiment vingt-quatre heures sur vingt-quatre, fait donc office de réceptionniste mais aussi de serveuse dans le restaurant attenant, à tel point que Lindman en vient à se demander si elle ne prépare pas également les repas en cuisine. Ici comme ailleurs, la vie est dure pour les employés et il faut travailler dur pour un salaire à peine convenable.
C'est ainsi, par petites touches, que Henning Mankell, au fil de ses romans, nous livre une photographie de la société suédoise contemporaine, une société qui n'a donc rien à envier à ses voisins en ce qui concerne les problèmes sociaux et qui tente tant bien que mal (ici, c'est plutôt par le mal) de remédier à ceux-ci.
Quant à l'aspect strictement« polar » du roman, que dire, si ce n'est que le récit est encore une fois rondement mené et que le lecteur se laisse aisément embarquer dans cette enquête pleine de rebondissements, de détours et de fausses pistes qui tiennent en haleine jusqu'au déroulement final. C'est, après tout, tout ce que l'on exige d'un bon roman-policier et en cela Henning Mankell ne nous déçoit pas dans ce récit qui, une fois entamé, ne se lâche plus.




mercredi 3 septembre 2008

Le-Saviez-Vous ? On croit rêver...

On croit rêver en effet quand l'on apprend que le 22 septembre prochain à New-York, le Prix Humanitaire de la Fondation Elie Wiesel, destiné à récompenser "des êtres exceptionnels qui ont consacré leur vie à combattre l'indifférence, l'intolérance et l'injustice" va être décerné à ...devinez qui ? Nicolas Sarkozy (les bras m'en tombent !)

Et le Prix Nobel de Littérature attribué à Jean-Marie Bigard, c'est pour quand ?


Article en ligne ici sur le site du Herald Tribune.

lundi 1 septembre 2008

"Heureux qui, comme Ulysse..."






"Les aventures de Jean Conan"


Texte présenté et traduit du Breton en Français par Bernard Cabon, Jean-Christophe Cassard, Paolig Combot, Joël Cornette, Francis Favereau, Jean-rené Le Queau, Fanch Peru, Yann-Ber Piriou et Pierre Salaun.
Editions Skol Vreizh, 1990.







Guingamp, pour le commun des mortels, est une ville connue avant tout pour son équipe de football reléguée en ligue 2 depuis la saison 2004-2005, ses industries agro-alimentaires qui exploitent hardiment une main d'oeuvre sous-payée, ainsi que pour ses nuits fortement arrosées où une partie de la jeunesse locale s'adonne aux joies du binge-drinking.

Mais Guingamp ce n'est pas que cela, la ville se place en seconde position après Dinan en ce qui concerne le patrimoine architectural du département des Côtes d'Armor.
La ville a aussi donné naissance ou hébergé des personnalités historiques comme Joseph-Guy Ropartz (1864-1955), compositeur et directeur du conservatoire de Nancy, son père Sigismond (1824-1878), écrivain, avocat et historien, ou encore Théodule Ribot (1839-1916), considéré comme le fondateur de la psychologie française et fondateur de La Revue Philosophique.
Le musicien Pierre Thielemans (1825-1898), compositeur belge s'installera à Guingamp en 1866. Cette tradition musicale se perpétue encore aujourd'hui avec la présence du compositeur Eric Voegelin, initiateur du festival « Le printemps de Lady Mond » chaque année à Belle-Isle-en-Terre.
La ville est aussi connue pour son Festival de la St. Loup (danse bretonne) et aussi pour la promotion de la culture du camélia.

Mais il est un autre personnage illustre, natif de Guingamp, qui reste cependant peu connu du grand public ainsi que de beaucoup de guingampais.
M'étant établi depuis trois ans dans le quartier de Sainte-Croix, j'avais remarqué qu'une des rues portait le nom de Yann Conan.
Qui était donc ce personnage ? C'est grâce à un ami (merci Yann-Fanch) que j'ai enfin pu apprendre qui était ce Jean Conan, natif de Sainte-Croix.

Jean Conan (1765-1834) est donc né à Sainte-Croix, aujourd'hui quartier périphérique de Guingamp, mais autrefois bourg royal, quartier des tisserands établis le long des berges du Trieux. Les tisserands de Sainte-croix se sont spécialisés dans la confection de toiles de chanvre et de lin, mais surtout de « berlinge » tissu grossier à base de chanvre et de laine mêlé de poils de vache.
Jean Conan, fils de Guillaume Conan, tisserand, et Marie Moalou naît le 3 septembre 1765 et est baptisé le même jour par le recteur-prieur de l'abbaye de Sainte-Croix, abbaye dont on peut admirer encore aujourd'hui le manoir abbatial ainsi que les vestiges du bâtiment ecclésial.
Des huit enfants de la famille, cinq moururent en bas-âge et Jean Conan n'eut pour compagnie que ses deux frères : Jean-Louis, né en 1759 et Olivier en 1773. Jean-Louis mourra en 1802 à Haïti lors de l'expédition de St. Domingue contre les esclaves noirs révoltés sous la conduite de Toussaint Louverture.
Olivier, lui, sera tué lors des affrontements Franco-Autrichiens sur le Tagliamento en 1797.
Jean Conan quitte Sainte-Croix à l'âge de douze ans pour devenir domestique à l'abbaye de Beauport, près de Paimpol. C'est ici qu'il va apprendre à lire et à écrire et contracter la passion des livres.
Pendant les six années qu'il passera à Beauport, il passera ses nuits et ses jours de congés à la bibliothèque de l'abbaye où il pourra se repaître de lecture.


L'abbaye de Beauport (Photo Nicolo Tassoni)

En 1785, le voilà conscrit et enrôlé comme tambour dans une compagnie du Régiment d'Anjou caserné à Guingamp.
Une déception sentimentale va le pousser à déserter et à s'engager sur un navire en partance pour Terre-Neuve le 25 décembre 1786.
« Le Sauvage », tel est le nom du navire sur lequel il embarque, est un morutier de 140 tonneaux, commandé par le capitaine Martin Dorré, que Jean Conan, dans ses Mémoires, nomme Kermartin, individu violent et zoophile à ses heures.
L'ambiance régnant sur « Le Sauvage » est singulièrement lourde, les hommes d'équipage murmurent que le mauvais sort va s'acharner sur le navire à cause de la présence à bord de deux criminels. L'un est un certain Erwan Le Chafotec qui a tué sans raisons un homme et sa vache. L'autre est le capitaine Kermartin dont les attentions louches qu'il porte à sa chienne ne peuvent que déclencher la colère divine.



La pêche à la morue sur les bancs de Terre-Neuve au XVIIIème siècle

Et effectivement, le mauvais sort se déchaîne. Alors que le navire est en vue de Terre-Neuve, une tempête se lève, le bateau fait naufrage et Jean Conan – qui a invoqué la miséricorde de Notre-dame de Bon-Secours, la vierge noire de la basilique de Guingamp – ne doit son salut qu'à un iceberg sur lequel il peut échapper à la noyade.




Notre-Dame de Bon-Secours, La Vierge Noire de la Basilique de Guingamp



L'iceberg dérive ainsi plusieurs jours sur l'océan, transportant dix-neuf hommes d'équipage et un canot avant que les rescapés ne puissent aborder le rivage de Terre-Neuve.
Là, il vivra quelques temps parmi les « sauvages » une population autochtone disparue depuis le début du XIXème siècle : les Béothucks, peuplade d'origine inconnue et ne faisant pas partie du type amérindien.
Jean Conan devra même résister aux assiduités d'une jeune « sauvagesse » qui a jeté son dévolu sur lui.
Après maintes péripéties, Jean Conan est affecté sur un autre navire : « La Concorde » où il participe à la saison de pêche avant de retourner sur Brest.



Le port de Brest au XVIIIème siècle (Peinture de Louis-Nicolas Von Blarenberghe)



Ayant réussi à se faire pardonner son acte de désertion par le capitaine de son régiment, Jean Conan revient à Sainte-Croix et à l'abbaye de Beauport. Il se marie le 24 janvier 1789 avec Marguerite-Jacquette Menguy dont il aura une fille, Renée, et un fils, Jean-Marie qui mourra en 1792.
L'année du mariage de Jean Conan, la révolution Française a éclaté et début 1792 il reprend du service dans le Régiment d'Anjou. De St. Brieuc il se rend à Paris où il participe à la prise des Tuileries. Il y assistera à l'arrestation de la famille royale, famille qu'en fervent républicain il décrit en des termes peu amènes :


« Nous fîmes halte devant les Tuileries. C'était la maison du roi.
Je vis jeter sur le pavé la vaisselle d'or et d'argent.
Je voyais Marie-Antoinette au balcon avec son petit garçon
Qui lui demandait : « Que signifie tout ceci, ma mère ?
Ce sont les Français, dit-elle, révoltés contre votre père.
Mais je me vengerai en lavant mes chaussures dans leur sang ».
Aussitôt nous vîmes le « gros papa Louis XVI »
Aller à la prison, conduit par de nombreux soldats. »


La prise des Tuileries (Peinture de Jean Duplessis-Bertaux)



Un mois après ces évenements, il participe à la prise de Spire dans le Palatinat. Il prend ensuite part au siège de Mayence puis participe à la Campagne de Flandres, est blessé d'une balle dans la cuisse lors de la bataille de Wattignies. Il est réformé en 1794 suite à un accident survenu peu de temps après la bataille de Fleurus.

Soldats de l'An II



Revenu à Sainte-Croix, il se remarie en 1797, suite au décès de sa première épouse, avec Marie-Jeanne Le Thomet, fileuse, avec qui il aura quatre enfants.
Il obtient une entrevue avec le général Valtoux, à St. Brieuc, qui lui propose de le nommer sergent à la garnison de Guingamp. Jean Conan, en ardent républicain, accepte immédiatement et va alors devoir combattre les chouans, d'abord à St Brieuc puis aux alentours de St. Nicolas-du-Pélem et de Carnoët, à la chapelle de Malaunay puis au bois de Quélennec.


Les révoltés de Fouesnant (Peinture de Jules Girardet)




Puis en 1800 intervient le décret de pacification édicté par Bonaparte qui met fin aux hostilités entre royalistes et républicains.
Jean Conan se retire alors à Tredrez, au hameau de Kernevez où il reprend l'activité de tisserand. Il travaille toute la journée et, la nuit venue, à la lueur de la chandelle, il s'installe pour écrire.
Il rédige alors de nombreux écrits dont sept seulement nous sont connus. Trois d'entre eux n'ont toujours pas été retrouvés, il s'agit de « Jérusalem délivrée », « L'écriture sainte » et « Ann tad Boucher »
Nous sont parvenus la « Vie de Louis Eunius »(Vie de Saint-Patrice), « La inosans reconnu a Santes Jenovefa »(Vie de Ste Geneviève), « Ar vue a Sant ar Voan »(Vie de saint-Yves), ainsi que, bien évidemment, les « Avanturio ar citoien Jean Conan a Voengamp »


Cette autobiographie rédigée en breton et en vers (7054 exactement) est non seulement un récit d'aventures comme le titre le laisse deviner mais aussi une confession que Jean Conan, sentant approcher la vieillesse et la mort, se doit de rédiger afin de se faire pardonner les errements de sa vie passée.

Car notre homme, malgré sa ferveur chrétienne et sa dévotion à Notre-dame de Bon-Secours, n'en fut pas moins un grand pécheur et c'est sans dissimulation qu'il raconte avoir, lors des campagnes qu'il a menées, détroussé les morts et les vivants et avoir tué de sang-froid quelques-uns de ses semblables. La violence est omniprésente dans ce récit, violence des rapports humains, violence de l'époque, violence de la soldatesque livrée à elle-même sur des populations conquises. Jean Conan ne dissimule pas ses crimes lorsqu'il relate ses campagnes militaires, il les couche sur le papier pour les exorciser et s'en explique dès les premières lignes de son manuscrit :


« [...]Je n'ai eu aucun plaisir à écrire mon histoire ;
Et même, quelquefois, l'émotion me faisait reculer.
Mon coeur se glaçait, mon esprit se troublait
Quand je relatais les dangers, les peines et les horreurs.
Plaise à dieu qu'il n'arrive à personne de faire
Les rencontres désagréables que j'ai faites ! »


Quant aux dernières phrases de son autobiographie, c'est au lecteur qu'il s'adresse :


« Voici longtemps que je pensais résumer
Et consigner sur le papier la suite de ma vie.
Si j'avais été riche, instruit, et doué pour la parole,
Même à grand prix d'argent, cette histoire serait recherchée.
Mais le fait d'être un pauvre homme ne me tracasse pas.
Après moi, mon nom me survivra sur le papier.
Quelqu'un, peut-être un jour, après avoir lu ce cahier
Dira : « Que Dieu pardonne à celui qui l'a écrit ! »
Le salaire que je réclame, lecteur, n'est pas considérable.
Une simple parole suffira à me payer.
Dis un « pater » pour moi et si tu trouves que je demande trop,
Demande au moins à Dieu de pardonner à l'âme
Du pauvre Conan. Sa vie a été pleine de tribulations,
Mais cela en valait la peine. »




Le récit de Jean Conan, au delà des aventures qu'il relate, est surtout un témoignage extraordinaire sur une époque qui, pour une fois, ne met pas en scène les grandes figures qui ont fait l'Histoire. Bien sûr, apparaissent ici et là quelques personnages célèbres, mais ce qui fait avant tout la valeur de ce document, c'est qu'il a été écrit par un homme du peuple, un sans-grade, en une époque ou l'alphabétisation était marginale. Il est remarquable de constater, à la lecture de ce récit, que au delà des « aventures » qui nous paraissent aujourd'hui extraordinaires mais qui en cette époque auraient pu passer inaperçues car étant le lot de nombreux individus, les mémoires de Jean Conan, rédigées en vers, nous soient parvenues intactes alors que nombre de ses écrits ont été vendus à une débitante de tabac qui se servait de ceux-ci pour envelopper ses marchandises. Là réside l'extraordinaire qui fait qu'un heureux hasard les a préservés et a pu nous les transmettre.
Loin d'être une lecture fastidieuse, « Les aventures de Jean Conan » est un récit qui se lit avec aisance, un témoignage précieux, parfois inexact sur les dates (il faut pardonner à l'auteur certaines approximations dues aux défaillances de sa mémoire), parfois teinté de vantardise (il raconte avoir tué huit cents hommes en quatre coups de canon) mais toutefois d'une profonde sincerité. Puisse le souvenir de jean Conan se perpétrer longtemps encore à Guingamp et dans ses environs.
Kenavo Citoien Yann Conan a Voengamp !