vendredi 31 août 2007

Swimming with Sharks # 5 : "Ce n'est qu'un au revoir... "

"La liberté de penser s'arrête là où commence le code du travail"
Laurence Parisot. Présidente du MEDEF.



Voilà, c'est fini. Aujourd'hui vendredi 31 aout l'université d'été du MEDEF vient de se clore. Nous sommes un peu tristes que ce soit déjà fini mais ainsi va la vie et le travail nous attend.

Cette université d'été 2007 fut en tout cas un très très grand cru. Grâce à Laurence et Nicolas nous allons enfin pouvoir nous faire respecter de tous ces prolos qui nous empoisonnaient la vie depuis si longtemps. Bientôt c'en sera fini des 35 heures, et puis après ce sera le tour des syndicats, puis du code du travail, et puis, et puis... Bref, on a bien joué. Et le meilleur dans tout ça, c'est que tous ces veaux ne disent rien. Il faut dire qu'à force de leur faire avaler de la merde tous les soirs à la télé, une huître aurait plus de chance qu'eux d'apprendre à chanter l'Internationale !

Enfin, soyons magnanimes. D'ailleurs, pour vous prouver à vous , les pauvres, que nous ne voulons que votre bien, nous vous invitons ici-même, sur le campus d'HEC, à Jouy-en-Josas, à venir vous repaître des rogatons que nous vous avons laissés. Excusez-nous mais on n'a pas fait le ménage en partant, alors servez-vous, il doit bien rester un peu de champagne éventé et quelques petits fours rassis. Allez-y servez-vous, ne soyez pas timides, c'est offert de bon coeur.

Ah oui, une dernière chose, comme en France tout finit avec des chansons, Laurence vous a concocté une petite surprise :

"Le KARAOKE du MEDEF" !

Allez, les prolos ! Tous en choeur ! (Mais n'oubliez pas de sortir les poubelles en partant!)





Itinéraires d'un enfant gâté




"Un roman russe" Emmanuel Carrère. Récit. Editions P.O.L. 2007





Le moins que je puisse dire à propos de ce « Roman russe », c'est que je suis partagé sur ce que j'en pense.
Avant tout, et contrairement à ce que le titre pourrait laisser croire, ce livre n'est pas un roman. On pourrait plutôt parler à son sujet d'un récit, voire qualifier cet ouvrage d' autofiction, courant littéraire très en vogue ces dernières années.

Emmanuel Carrère se met donc en scène dans ce livre et nous entraîne dans une quête obsessionnelle de ses origines qui le mènera au sein d'une sinistre ville industrielle de la Russie post-communiste.

En contrepoint, il relate la naissance, l'épanouissement et la fin de l'histoire d'amour passionnelle qu'il vit avec une jeune femme.

Tout commence alors qu'il travaille sur un reportage portant sur un vieillard hongrois engagé dans la Wehrmacht à l'âge de dix-neuf ans, capturé par l'armée rouge en 1944 et retrouvé au fin fond de la Russie plus de cinquante après.
C'est à l'hopital psychiatrique de la ville de Kotelnitch – centre ferroviaire situé à 800 kms au nord de Moscou – qu' a échoué Andràs Toma, après avoir été interné dans un camp de prisonniers jusqu'en 1947.
Cet homme, que tous les siens en Hongrie croyaient disparu depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, fait remonter en Emmanuel Carrère le souvenir de son grand-père, disparu également – mais en France cette fois-ci – à la même époque, et probablement abattu pour avoir collaboré avec l'occupant allemand.
De ce grand-père, il sait bien peu de choses. Il est des secrets de famille peu glorieux qu'il est préférable de laisser dans l'obscurité. Mais passant outre, il va tenter de comprendre qui était son grand-père.
Il va donc retracer le destin de cet émigré russe, son parcours, de la Géorgie à Constantinople, puis Berlin et enfin Paris. Il va surtout, au travers de lettres destinées à sa grand-mère, découvrir la personnalité de cet homme extrêmement cultivé, à l'âme tourmentée, issu de la grande bourgeoisie, qui une fois arrivé en France ne sera plus rien et devra, pour échapper à la misère, exercer de nombreux petits métiers. Hostile aux démocraties occidentales qu'il accuse de n'avoir rien fait pour réprimer la Révolution d'Octobre, il n'hésitera pas à soutenir les idées du parti national-socialiste qu'il considère comme l'ultime rempart contre le communisme.
Dans la France occupée il sera employé par les services économiques allemands à Bordeaux en qualité d'interprète, ce qui lui vaudra d'être considéré comme collaborateur. Il disparaîtra un jour de septembre 1944 et personne ne retrouvera son corps.

Afin d'exorciser cette histoire, d'en apprendre un peu plus sur ses origines slaves, de retrouver un peu de l'âme de ses ancêtres, Emmanuel Carrère, après en avoir terminé avec le reportage sur Andràs Toma, décide de retourner quelques temps plus tard à Kotelnitch afin d'y réaliser un film sur les habitants de cette ville. Il souhaite réaliser le portrait de différents personnages qu'il a rencontrés au cours de sa première visite et par là même de capter quelque chose de cette Russie qui ne cesse de l'obséder.
Mais parallèlement à tout cela, il lui faut en France mener à bien la relation passionnelle qu'il entretient avec Sophie, une jeune femme dont il est éperdument amoureux mais qu'il finira par perdre à cause de son insistance, de sa jalousie et de son égocentrisme.


« Un roman russe » est un récit qui se déroule sur deux tableaux : la quête des origines d'une part, où Emmanuel Carrère se met en quête de ses racines, raconte ce grand-père au passé douloureux et au destin tragique, puis se rend en Russie à plusieurs reprises afin d'approfondir sa connaissance de ce pays et de sa culture.
C'est aussi d'autre part le récit d'une passion amoureuse qui va peu à peu tourner au cauchemar puis à l'inévitable séparation. Le récit d'une relation tissée d'incompréhension, de non-dits et d'intolérance.

Emmanuel Carrère mène donc de front ces deux récits qui souvent se mélangent, se confondent, la quête de soi empiétant sur l'histoire d'amour et inversement. Tout cela est raconté avec brio et un talent d'auteur qu'Emmanuel Carrère n'a plus à prouver.
Mais pourquoi ai-je eu en le lisant la désagréable impression qu'il en faisait trop et que ce livre sentait le « coup » éditorial, l'opération marketing destinée à faire vendre un maximum d'exemplaires ?
Jouant le jeu de l'autofiction, Emmanuel Carrère dans ce livre ne nous épargne rien. Il est, certes, de bon ton dans la littérature française contemporaine « tendance Bobo-Angot-Parigot » d'en rajouter un maximum et, de la part des auteurs, de ne rien nous cacher de leurs petites frasques sexuelles et autres galipettes plus ou moins glauques, voire sordides, mais toujours inintéressantes au possible. Las ! Emmanuel Carrère est tombé lui aussi dans le piège du voyeurisme de pissotières et nous inflige au milieu de son livre une nouvelle qu'il a réellement fait paraître dans Le Monde, nouvelle mettant en scène Sophie, la femme dont il est amoureux.
Je ne suis pas prude et je ne sors pas du Couvent des Oiseaux mais j'avoue que j'ai été un tantinet écoeuré par ce déballage érotico-porno où abondent les scènes de masturbation et les termes salaces. Tout cela sent l'artificiel, le frisson du petit-bourgeois qui s'encanaille en matant des vidéos pornos dans les Sex-Shops. Tout cela sent aussi la provocation gratuite, la course à celui qui fera dans le plus sordide : « Vous avez aimé Angot et Houellebecq, vous allez adorer le dernier Carrère ! »
Bref, ce déballage pathétique, ridicule et frelaté n'apporte rien au récit et je dirais même qu'il le décrédibilise. Pourquoi s'être enferré dans cette impasse ? Pourquoi Emmanuel Carrère n'a-t-il pas pu résister aux sirènes boboïsantes qui font qu'un microcosme de crétins juge le talent d'un auteur sur le nombre de fellations et de cunniligus relatés dans son ouvrage ? A trop vouloir ressembler à la télévision dans ce qu'elle offre de plus vulgaire : le voyeurisme et la facilité, la littérature française ne risque-t-elle pas l'implosion ?

Mais heureusement « Un roman russe » n'est pas que cela. Emmanuel Carrère, dans les pages qu'il consacre à la Russie post-communiste, nous décrit avec maestria un univers effrayant, une société cauchemardesque où règnent en maîtres la corruption, l'alcoolisme et la cruauté. Il nous dépeint, en un panorama dantesque cette société en décomposition où la vie humaine n'a aucune valeur et où le profit par tous les moyens possibles est l'unique credo. Cette partie consacrée à la Russie moderne, et qui pourrait s'apparenter à un récit de voyage où à un reportage, est extrêmement dure et cruelle mais permet de toucher du doigt la réalité de ce pays qui a vu des pans entiers de ses institutions s'écrouler pour laisser place à une nouvelle forme de barbarie.
On ne peut également que saluer le courage de l'auteur pour s'être ainsi mis en scène et nous apparaître comme un personnage souvent agaçant, voire franchement antipathique. Il ne cesse en effet de se montrer sous un aspect peu flatteur d'enfant gâté par la vie, égoïste, nombriliste, intolérant, à la limite de l'odieux parfois. Tour de force donc, d'oser se dépeindre de cette manière, bien qu'après tout personne ne l'aie forcé à se mettre en scène.
Il se rachète toutefois dans les dernières pages de son livre lors d'une lettre qu'il écrit à sa mère, Hélène Carrère d'Encausse, lettre dans laquelle il s'excuse d'avoir porté au grand jour un secret de famille peu reluisant, lettre où il s'excuse aussi d'être cet homme rongé par le doute et la souffrance, lettre émouvante où il exprime toute la gratitude et l'amour qu'il porte à sa mère.

On le voit, le dernier roman d'Emmanuel Carrère est un livre ambigü, une oeuvre bicéphale devant laquelle on hésite entre fascination et dégoût, entre admiration et exaspération, mais aussi et surtout un roman coup-de-poing, une confession dont on ne ressort pas indemne. Un livre qui inspirera au lecteur de nombrex sentiments mais qui, c'est sûr, ne laissera pas indifférent.




L'avis de Caroline et de Jules


jeudi 30 août 2007

Swimming with Sharks # 4 : "Merci qui ? "





Aujourd'hui est un jour à marquer d'une pierre blanche. Notre valeureux président nous a fait l'honneur de son illustre présence à notre université d'été. Il a appelé, lors de son discours, à "rassembler la nation derrière ses entreprises". C'était si beau que nous avions tous la gorge serrée.


Mais ce n'était qu'un début : notre grand homme nous a déclaré qu'il soutenait notre proposition de "séparation à l'amiable", proposition qui visera à réduire les droits des salariés en cas de licenciement.


Le président, phare de notre nation, nous a également promis de revoir la fiscalité des entreprises, de limiter les contrôles fiscaux et de dépénaliser le droit des affaires.


Et enfin, cerise sur le gâteau, notre glorieux chef de l'Etat nous a assuré de sa volonté d'assouplir l'odieux système des 35 heures, de fusionner l'ANPE et l'UNEDIC avant la fin de l'année, d'ouvrir les magasins le dimanche et de ne pas remplacer un fonctionnaire sur trois dès 2008.


Devant cette avalanche de bienfaits, nous n'avons pu retenir nos larmes.




Yves Jego, porte-parole de l'UMP: Nicolas Sarkozy a fait un discours de "vérité et de volonté", et a rappelé "qu'il ne renonçait à aucune des promesses de la campagne électorale"."En mettant en avant la nécessaire cohésion du pays pour réussir sa modernisation, le chef de l'Etat a réussi à s'extraire des contraintes d'une autre époque". (Communiqué, jeudi 30 août)




Yvon Gattaz, président de l'Association des moyennes entreprises patrimoniales (Asmep) et ancien président du CNPF (1981-86): "C'est un très grand changement et même une révolution des esprits. On en parlera longtemps de cette journée". "Avant les hommes politiques n'osaient pas parler des changements inévitables" et "on a cru" que Nicolas Sarkozy, qui avait fait de la "rupture" le thème central de sa campagne présidentielle, "allait atténuer son discours" une fois élu. Mais "là je crois que la nécessité du changement semble acquise dans l'esprit d'une majorité de Français". Ce discours est "un succès extraordinaire" pour les entrepreneurs et Laurence Parisot. (Déclaration à l'AFP, jeudi 30 août)




La CGPME: Les entreprises sont "désormais considérées comme des partenaires et non plus comme des adversaires". Elle a salué l'objectif de mettre fin à la "pénalisation" de l'économie, comme "l'engagement réaffirmé en faveur de l'innovation" et "de l'accès des PME aux marchés publics".La réforme de la loi Galland et l'ouverture des commerces le dimanche "doivent bien prendre en compte la réalité des PME et du commerce de proximité". (Communiqué, jeudi 30 août)




Laurence Parisot, présidente du Medef: "L'économie a d'abord besoin pour que les choses fonctionnent d'un environnement psychologique favorable à l'esprit d'entreprise, c'est cela que le président a créé aujourd'hui: un environnement favorable, encourageant stimulant pour l'entrepreneur", a-t-elle jugé.Le président "a compris qu'il fallait agir" sur les charges fiscales et sociales "trop lourdes", pour "qu'ensuite nous ayons des marges de manoeuvre pour agir sur les salaires et les investissements". (Déclaration à la presse, jeudi 30 août)


"Ce n'est pas manger de la viande
Qui rend impur
Mais la colère
L'intempérance, l'égoïsme,
L'hypocrisie, la déloyauté,
L'envie, l'ostentation,
La vanité, l'orgueil
et l'acte de se complaire
Avec ceux qui commettent l'injustice."

"Amagandha Sutta"
"Le portement de croix" Peinture de Jérôme Bosch (1453-1516)

Swimming with Sharks # 3 : "Au boulot les vieux ! "

LAURENCE PARISOT APPELLE A UNE REFORME DU MARCHE DU TRAVAIL

"A l'ouverture de l'université d'été du MEDEF, mercredi sur le campus d'HEC à Jouy-en-Josas (Yvelines), sa présidente Laurence Parisot a appelé de ses voeux une réforme du marché du travail, sur lequel elle accueillerait volontiers plus de seniors.

Dans un entretien au "Monde" daté de jeudi, elle se prononce ainsi pour un passage de l'âge légal de la retraite à 61 ans puis à 62 ans ainsi que l'allongement du nombre d'années de cotisations. Mme Parisot est revenue à la charge au micro de RTL, estimant que cette mesure était nécessaire pour financer les régimes de retraite. "Si on me propose une autre solution que de travailler plus longtemps, je veux bien l'étudier", a -t-elle déclaré.

Au sujet du contrat de travail, Mme Parisot a encore une fois préconisé plus de facilités pour les entreprises à se séparer des employés, jugeant qu'"on embauchera plus s'il est moins compliqué de licencier". Elle a enfin demandé la suppression de l'impôt sur la fortune (ISF)." (Associated Press-Le Nouvel Obs)

Alors, tenez-vous-le pour dit, vous les salariés, smicards, prolos et autres cédédistes ! Elle est bel et bien terminée l'époque où vous escomptiez, dès 60 ans, aller vous faire dorer la pilule dans vos gourbis de banlieue à soigner vos varices et biner vos patates. Il va falloir mettre un sérieux coup de collier et n'essayez pas de la ramener sinon on vous enverra pointer chez Emmaüs.
Et puis ne venez pas vous plaindre, c'est bien vous qui avez voté pour nous aux présidentielles, non ?




mercredi 29 août 2007

Re-Naissance


"LAMBEAUX" Charles Juliet. Récit. Editions P.O.L. 1995



« Lambeaux » est un récit en deux volets.

Dans le premier, Charles Juliet évoque la mémoire de sa mère qu'il n'a pas connue, morte alors qu'il n'était qu'un petit enfant.

S'appuyant sur de rares informations, l'auteur tente de reconstituer ce que fut la vie de cette femme, née au sein d'une famille paysanne, curieuse et douée pour les études mais que les conditions de vie de l'époque et les devoirs familiaux obligeront à taire ces vélléités d'apprendre. Riche d'une vie intérieure qui ne demande qu'à s'épanouir, cette femme devra cependant refouler au plus profond d'elle-même ses rêves et ses interrogations afin de ne pas attirer l'attention dans ce milieu campagnard où les esprits sont seulement préoccupés de jalousies ancestrales, de calomnies et de vieilles rancoeurs.


« Ce monde que tu découvres en toi, il te passionne. Tu aimes ces instants où tu es seule, n'as rien à faire et où tu t'absorbes en toi-même, écoutes le murmure de cette voix que tu entends toujours mieux. Elle te dit des choses qui te surprennent, te déconcertent, s'opposent parfois radicalement à ce que tu penses, mais tu sais qu'il te faut les accepter et essayer de les comprendre. Cette voix inconnue, que veut-elle ? Qu'a-t-elle à t'apprendre ? Où va-t-elle te mener ? Ce dont elle t'entretient se situe si loin de ta pauvre vie de paysanne que tu te sens écartelée. Il y a celle qui prépare la cuisine, fane, garde les vaches, prépare la bouillie des cochons, et il y a celle qui souffre de solitude, songe continuellement à la mort, se demande si Dieu existe, mais qu'ont-elles de commun ? Combien tout cela te paraît étrange. Et ces questions sur toi-même qui ne te laissent aucun répit. Auxquelles tu ne sais jamais que répondre.
Ce monde qu'il te faut explorer, quand tu t'avances en lui, il se défait, se dilue, perd la réalité qu'il semblait avoir à l'instant où tu éprouvais le besoin d'y pénétrer. Tu voudrais rencontrer en toi la terre ferme de quelque certitude, et tu n'y trouves au contraire que sables mouvants. Souffrance aussi de ne pouvoir avec la mère non plus qu'avec le père. Elle qui s'use au travail, et lui, muré, qui n'ouvre la bouche que pour ronchonner et bougonner des ordres. Atmosphère pesante. Sensation d'être toujours décalée. Sentiment obscur que ce qui gît en toi est plus ou moins perçu comme une tare et qu'il te faut veiller à le garder secret. Et cette autre souffrance à voir comment se comportent les habitants du village. Comme rongés par un mal secret d'où ne résultent que défiance, suspicion, jalousie. »


Comment échapper à cet univers oppressant ? La rencontre d'un jeune homme cultivé et attentionné lui semblera apporter la solution à cet exil intérieur qui la mine. Hélas ! Ce premier amour s'achèvera de manière dramatique et la laissera plus désemparée que jamais. Le mariage, quelques années plus tard, avec un jeune homme de la région semblera au début cicatriser ses plaies. Mais après quatre grossesses consécutives qui l'épuisent et l'amer constat qui lui fait réaliser que l'homme avec qui elle partage sa vie n'a rien en commun avec elle, elle s'enfonce peu à peu dans une spirale dépressive qui va la pousser à commettre une tentative de suicide. Sauvée de justesse par une voisine, elle sera internée et mourra de faim huit ans plus tard , victime des directives des forces d'occupation nazies qui se débarrasseront ainsi à peu de frais des pensionnaires des asiles psychiatriques.

Le deuxième récit est une autobiographie. Charles Juliet y évoque son placement dans une famille d'accueil après l'internement de sa mère. C'est l'occasion pour lui de dresser le portrait de celle qui sera sa deuxième mère, une femme qu'il chérira et à qui il vouera une admiration sans limites. Il revient sur son enfance paysanne suivie par son départ dans une école d'enfants de troupe. Il aborde à ce moment de sa vie ce qui sera le sujet de son roman « L'année de l'éveil », sa vie au sein de cet univers militaire, les brimades, la boxe, l'amitié qu'il entretient avec son chef et l'amour qu'il découvre dans les bras de la femme de celui-ci.
Puis c'est le départ, le retour à la vie civile, des études de médecine vite abandonnées, un poste de professeur de physique-chimie qu'il abandonnera également afin de se livrer entièrement à ce qui est devenu sa passion et son unique raison de vivre : l'écriture. Ce sont alors des années de doute, d'hésitations, de constants retours sur soi et d'attentes stériles qui le mèneront parfois au bord de la folie.


« L'élan du néophyte te pousse à aller de l'avant. Tu te maintiens l'épée aux reins et en dépit des difficultés que tu rencontres, tu parviens tant bien que mal à écrire un roman, des nouvelles, deux pièces de théâtre, quelques poèmes ... Mais tu n'en es pas satisfait. Travailler ces textes n'a été pour toi qu'une manière d'acquérir une expérience de l'écriture, et tu ne te caches pas qu'ils ne sont pas aboutis, qu'ils ne répondent pas à l'exigence qui a pourtant présidé à leur élaboration.
Tu continues de lire avec la même boulimie. Mais parfois la saturation se fait sentir, et l'avidité laisse place au dégoût des livres, des mots, de la page blanche.
Des mois d'une douloureuse avidité. De jour comme de nuit, de sombres errances par les rues désertes de la ville. Mais tu sais qu'on ne peut se fuir.Tu marches à grands pas, absorbé en toi-même, dialoguant avec tes questions. Rien ne t'intéresse que la poursuite de cela qu'il t'est rigoureusement impossible de définir.
Ce que tu voudrais exprimer, tu ne parviens pas à le tirer hors de ta nuit. Trois obstacles te barrent le chemin de l'écriture.
La violence de tes émotions. Dès que le souvenir que tu en as gardé les ressuscite, le flot se libère, ton esprit se brouille, ton langage se désarticule, les mots eux-mêmes restent enlisés dans la gangue où ils dorment, et c'est comme une main qui se ferme sur ta gorge. Si tu voulais à toute force donner une idée de ton état, il te faudrait bégayer, te mettre à geindre.
Ton trop grand désir de bien faire. Comparée à tes moyens, une exigence beaucoup trop haute. Tous ces textes mort-nés, parce qu'avant même d'en consigner le premier mot, tu étais convaincu qu'ils seraient par trop inférieurs à ce que tu aurais voulu réaliser.
L'admiration passionnée que tu portes à ces écrivains qui t'ont subjugué, parfois aidé à trouver ta voie. Que dire après eux ? Qu'ajouter à ce qu'ils ont su si bien exprimer ? Chacune de leurs pages t'a renvoyé à ta médiocrité. T'abstenir d'écrire serait une manière de leur rendre hommage.
Ta voix écrasée.
Tu voudrais abandonner. Mais un besoin te possède. Il est si impérieux que tu te sens impuissant à le combattre. Tu ne peux ni écrire ni renoncer à l'écriture. Une situation proprement infernale.
Les lentes et sombres années à espérer que les mâchoires de la tenaille finiront un jour par se déserrer.
Simplement attendre. Endurer le temps. Te laisser laminer par le doute. »


Cette tempête intérieure ne cessera qu'après l'écriture de « Lambeaux » et « L'année de l'éveil », deux récits qui seront pour lui comme une libération, une seconde naissance, un exorcismequi lui ouvrira enfin les portes d'un monde où ont disparu les sombres nuées de la détresse et où règne enfin la quiétude de l'esprit.

« Tu sors de la forêt. Les brouillards se sont dissipés. Tes blessures ont cicatrisé. Une force sereine t'habite. Sous ton oeil renouvelé, le monde a revêtu d'émouvantes couleurs. Tu as la conviction que tu ne connaîtras plus l'ennui, ni le dégoût, ni la haine de soi, ni l'épuisement, ni la détresse. Certes, le doute est là, mais tu n'as plus à le redouter. Car il a perdu le pouvoir de te démolir. D'arrêter ta main à l'instant où te vient le désir de prendre la plume. La parturition a duré de longues, d'interminables années, mais tu as fini par naître et pu enfin donner ton adhésion à la vie.
Depuis cette seconde naissance, tout ce à quoi tu aspirais mais qui te semblait à jamais interdit, s'est emparé de tes terres : la paix, la clarté, la confiance, la plénitude, une douceur humble et aimante. Parvenu désormais à proximité de la source, tu es apte à faire bon accueil au quotidien, à savourer l'instant, t'offrir à la rencontre. Et tu sais qu'en dépit des souffrances, des déceptions et des drames qu'elle charrie, tu sais maintenant de toutes les fibres de ton corps combien passionnante est la vie. »


« Lambeaux », au travers des deux récits qui le composent, est une oeuvre remarquable, par sa forme d'abord, son écriture puissamment évocatrice, sobre et émouvante, mais aussi par son propos visant à nous décrire l'insurmontable difficulté que certains êtres éprouvent à communiquer leurs émotions à leurs semblables. Cette muraille du silence et de l'incommunicabilité qui ensevelira sa mère, Charles Juliet y sera lui aussi confronté à son tour mais arrivera finalement à la franchir au prix d'une véritable descente aux enfers.
Ces deux récits, troublants, émouvants, d'une pureté formelle extraordinaire, résonneront longtemps dans les âmes de celles et de ceux qui se sont un jour trouvés confrontés à la solitude de ne pouvoir exprimer et partager leur domaine émotionnel. Ils trouveront aussi un écho chez celles et ceux, peintres, écrivains... qui, par souci d'exigence, se sont un jour trouvés si seuls et si démunis devant la tâche insurmontable de donner corps aux créations nées de leur esprit. Toutes ces personnes se reconnaîtront à un moment où à un autre dans « Lambeaux » que Charles Juliet, au travers de ses deux mères adresse également à :
« Ceux et celles qui ne se sont jamais remis de leur enfance
ceux et celles qui s'acharnent à se punir de n'avoir jamais été aimés
ceux et celles qui qui crèvent de se mépriser et se haïr
ceux et celles qui n'ont jamais pu parler parce qu'ils n'ont jamais été écoutés
ceux et celles qui ont été gravement humiliés et portent au flanc une plaie ouverte
ceux et celles qui étouffent de ces mots rentrés pourrissant dans leur gorge
ceux et celles qui n'ont jamais pu surmonter une fondamentale détresse... »
L'avis de Florinette. Merci à Babelle et à Coline de "Parfum de livres" sans qui je serais passé à côté de ce merveilleux ouvrage.

Swimming with Sharks # 2 : "La mort est notre métier."

Quelle aubaine ! Alors qu'aujourd'hui s'ouvre l'université du MEDEF, notre glorieux gouvernement nous gratifie d'une nouvelle mesure destinée à accroître nos bénéfices et à encourager la croissance : La CIEDES !
Qu'est-ce-que la CIEDES ? me direz-vous. Afin de satisfaire votre soif de connaissances, voici la teneur d'un article d'Associated Press disponible en ligne sur La Tribune.fr :
François Fillon crée une commission pour soutenir les exportations d'armes
Le gouvernement va créer une commission visant à soutenir les exportations françaises d'armement, a annoncé le Premier ministre François Fillon lors de la conférence des Ambassadeurs mardi.
"Dans les prochaines semaines, je mettrai en place un outil nouveau : la commission interministérielle pour le soutien aux exportations de sécurité (CIEDES),", a déclaré M. Fillon, constatant que les exportations françaises faisaient face "à une concurrence de plus en plus diversifiée" dans un marché "en pleine expansion".
"La France ne doit pas laisser ses positions se dégrader", a estimé M. Fillon. La nouvelle CIEDES déterminera "les priorités géographiques et sectorielles de la France" afin de définir des "priorités dans ce domaine".
Dans ce contexte, le ministre de la Défense Hervé Morin rencontrera jeudi une quinzaine de PME-PMI de l'industrie de la défense en vue de préparer des "mesures adaptées" à un meilleur développement, a indiqué le ministère de la Défense dans un communiqué. AP

mardi 28 août 2007

La leçon d'Histoire


"Le pays des eaux" Graham Swift. Roman. Robert Laffont, 1985

Traduit de l'anglais par Robert Davreu.



Le pays des eaux dans lequel nous emmène Graham Swift, c’est la région des Fens dans l’est de l’Angleterre. Ici, l’eau, l’air et la terre se confondent dans cette monotone plaine marécageuse au décor mélancolique.


C’est ici qu’est né et que vit Tom Crick, professeur d’histoire dans un collège de la région, que l’on encourage bien malgré lui à prendre une retraite anticipée. A l’origine de cette mesure, un fait-divers occasionné par sa femme Mary rejaillit sur lui et son statut d’enseignant, incitant le principal du collège à le pousser gentiment mais fermement vers la porte de sortie, en mettant en avant la probable suppression des cours d'histoire dans son établissement pour raisons budgétaires et « adaptation aux réalités concrètes du monde d'aujourd'hui ».


C’est lors de l’un de ses derniers cours – consacré à la Révolution Française – que Tom Crick va se trouver engagé dans une controverse soulevée par l'un de ses élèves. Celui ci « ...un garçon aux cheveux frisés, nommé Price [...] un jour, interrompant la Révolution Française et se faisant le porte-parole de cette protestation familière à laquelle tout professeur d'histoire apprend à s'attendre (à quoi bon l'Histoire, quelle utilité, quel besoin, etc.), affirma carrément que l'histoire était « un conte de fées ».
[...]
« Ce qui importe, poursuivit-il [...], c'est ce qui se passe ici et maintenant. Pas le passé. L'ici-et-maintenant et l'avenir. »


Cette négation de l'histoire, ce refus de la société contemporaine de prendre en compte les évenements survenus de par le passé, cette volonté délibérée de faire table rase de ce qui était « avant », Tom Crick ne peut le concevoir. Il va ainsi se lancer dans un cours d'histoire peu banal dans lequel il va tenter de faire comprendre à ses élèves – et à Price en particulier – que l'Histoire n'est pas une discipline que l'on peut impunément mépriser, qu'elle est la matière dont chaque être humain est pétri puis modelé, qu'elle est l'explication de tous les mystères de nos origines.

« Histoire » ou « Enquête » (comme dans l'Histoire naturelle : l'enquête sur la nature). Pour dévoiler les mystères de la cause et de l'effet. Pour montrer que toute action entraîne une réaction. Que Y est une conséquence parce que X a précédé. Pour fermer les portes de l'écurie, de sorte que la prochaine fois, au moins, le cheval... pour savoir que nous sommes ce que nous sommes parce que notre passé l'a ainsi déterminé. Pour tirer les leçons (les tempes grises secourables du professeur d'histoire) de nos erreurs, de façon à ce que cela s'améliore, à l'avenir... [...]
Je vous ai enseigné que par cette tentative toujours recommencée d'expliquer nous pouvons parvenir, non pas à une Explication, mais à une connaissance des limites de notre pouvoir d'expliquer. Oui, oui, le passé se met en travers du chemin ; il nous fait des crocs-en-jambe, il nous fait nous embourber ; il complique les choses, crée des difficultés. Mais l'ignorer, c'est folie, car, par dessus tout, ce que l'histoire enseigne c'est à fuir l'illusion et les faux-semblants, à écarter les rêves, les balivernes, les panacées, les trucs-miracle, les promesses en l'air – c'est à être réalistes."


De fil en aiguille, Tom Crick va en venir à expliquer à ses élèves les raisons qui ont poussé sa femme à commettre un acte dont ils ont tous entendu parler. Il parviendra par ce biais à leur faire comprendre que l'histoire n'est pas seulement cette monotone énumération de dates poussiéreuses dont ils s'imaginent qu'elle est constituée. L'histoire est une part de chacun d'eux, un élément constitutif de leur être qui leur donnera conscience de faire partie d'un Tout au lieu d'être de simples entités seulement définies par l'Ici-et-le-Maintenant.
En prenant pour exemple le fait-divers dans lequel sa femme a été impliquée, Crick va reprendre les faits, remontant ainsi jusqu'à ses ancêtres paternels et maternels, au milieu du XVIIe siècle, hommes et femmes dont le labeur sera de vivre au sein de ce pays des eaux et d'en apprivoiser les tumultes et les débordements.
C'est par ce biais qu'il fera peu à peu ressurgir sa propre enfance dans cette région des Fens et qu'il entreprendra la narration des évenements qui aboutiront jusqu'à ce jour où sa femme s'est trouvée au coeur d'une affaire troublante.
Egrenant ses souvenirs, Tom Crick revient donc sur son enfance de fils d'éclusier, en compagnie d'un père veuf et d'un frère simple d'esprit. Il évoque ce jour de juillet 1943 où son père découvre dans le canal le corps d'un jeune garçon. Ce garçon, Tom le connaît bien. S'est-il noyé accidentellement ? Un détail, troublant, incite à croire le contraire.

A partir de ce moment, Tom Crick va découvrir progressivement que le poids du passé pèse d'une manière implacable sur le présent et que l'Histoire n'est pas une vaine abstraction. Il va ainsi apprendre qu'une simple bouteille de bière, une pêche à l'anguille, l'amour qu'un père porte à sa fille, vont prendre une place décisive dans le déroulement de sa vie et vont déterminer ce qui sera son destin.


Roman des origines, roman de l'eau et du brouillard, « Le pays des eaux » est une oeuvre envoûtante qui, comme le flot de l'Ouse et de la Leem, nous entraîne dans des circonvolutions où le récit semble parfois s'arrêter ou se perdre, pour finalement reprendre un peu plus loin, faisant surgir ça et là, à la surface, les pièces d'un puzzle qui s'assemblera petit à petit pour nous dévoiler toute l'intensité d'un drame dont la profondeur et l'histoire tourmentée ne sont pas sans rappeler la puissance et la noirceur des tragédies antiques.

Swimming with Sharks # 1 :"les cahiers au feu, les profs au milieu !"


C'est la rentrée ! Rentrée parlementaire, rentrée littéraire, etc... rentrée des classes aussi. C'est demain également que va s'ouvrir, et ce du 28 au 31 aout, sur le campus d'HEC de Jouy-en-Josas (Yvelines) l'université d'été du MEDEF.

Mais à propos de rentrée des classes, vous n'êtes pas sans savoir que le corps enseignant (ce nid de vermines anarcho-syndicalistes) s'apprête cette année encore à pervertir nos chères têtes blondes en les abreuvant de discours socialo-bolcheviks et de chansons de Jean Ferrat afin de les détourner du grand idéal national prôné par notre vénéré président (puisse-t-il vivre mille ans !).

Qu'à cela ne tienne ! , le MEDEF et l'UMP, ces deux grandes forces de progrès, sont d'ores et déjà prêtes à riposter en proposant une alternative lumineuse à cet infâme complot fomenté par les hyènes enseignantes marxistes-léninistes.


jeudi 23 août 2007


LE TEMPLE


Au pied du temple les eaux immobiles sourient.

Au flanc de la montagne le pavillon lointain s'afflige.

Au dessus du mur bleu un nuage au gré du vent s'effile.

A l'abri du soleil les érables touffus se pressent.

La veranda entoure une douce solitude.

Canards et hérons s'envolent dans le soir attristé.

Autour de ce gazon les dieux assemblés

Attendent que la nuit jusqu'à leurs fronts s'élève.


Thou Fou (Du Fu - 715-774)

mercredi 22 août 2007

A l'ombre du Saint-Empire


"Les chevaliers du crépuscule" Pierre Combescot. Roman. J.C. Lattès, 1975



C'est en fouinant dans les rayonnages de la bibliothèque publique de St. Agathon (Côtes-d'Armor) que je suis tombé sur un ouvrage pour lequel j'avais perdu tout espoir de mettre un jour la main dessus : le premier roman de Pierre Combescot : « Les chevaliers du crépuscule » édité en 1975 chez Jean-Claude Lattès.
Grand amateur de cet auteur que je découvris avec « Les funérailles de la Sardine », Prix Médicis 1986 puis que je suivis avec la lecture de « Lansquenet » et « Le songe de Pharaon », je n'ai pu résister à la tentation d'emprunter ce premier roman.
Ce que j'aime chez Pierre Combescot, c'est la fascination qu'il éprouve – fascination qu'il réussit à merveille à nous faire partager – pour l'histoire. Histoire qu'il excelle à nous restituer dans tout ce qu'elle a de flamboyant, d'épique, mais aussi de sordide et de truculent.
Le moins que l'on puisse dire à propos de Combescot, c'est qu'il n'est pas du genre à édulcorer la vision qu'il souhaite donner de certains personnages ou de certaines époques de notre histoire. Ses romans fourmillent de personnages grotesques et inquiétants : petites gouapes des bas-quartiers, souteneurs et maquerelles, ecclésiastiques libidineux, nobles ravagés par la consanguinité...tout un univers Fellinien, baroque et troublant, où le lecteur oscille entre fascination et répulsion, entre rire et malaise, mais ne peut que rester envoûté par le formidable talent narratif développé au fil des pages.
Aussi, ayant pris connaissance – à la lecture de la quatrième de couverture – que pour ce premier roman ( auparavant il avait écrit une biographie de Louis II de Bavière ) Combescot avait pris parti d'entraîner ses lecteurs au XIIe siècle, au coeur du Moyen-Âge, entre Allemagne et Italie, je n'ai eu qu'une hâte : entamer la lecture de ces « Chevaliers du crépuscule ».

Le personnage principal de ce roman a pour nom Hermann de Salza. Celui-ci, jeune homme, ne sait pas encore, en cette dernière décennie du douzième siècle, qu'il il sera bien des années plus tard Grand Maître de l'Ordre des Chevaliers Teutoniques.
Au début du récit il quitte sa Thuringe natale pour la première fois afin de gagner l'Italie et d'y rejoindre l'armée de l'Empereur Henri VI engagée dans la conquête de la Sicile. Plein d'images chevaleresques, jeune et insouciant, Hermann et son écuyer Augustin vont cheminer par monts et par vaux à la rencontre d'un monde totalement étranger au leur, un monde bercé par la douceur méridionale et qui s'adonne aux arts de la peinture, de l'architecture, de la poésie et de l'amour courtois propagé par les troubadours provencaux. Mais pour les deux jeunes gens ce sera aussi la découverte d'un pays ravagé par des guerres incessantes, ce sera la vue des bûchers où l'on jette les hérétiques, un monde où luxe et magnificence cotoient la sauvagerie la plus abjecte, où la luminosité et la douceur de l'air n'empêchent pas le sang de couler à gros bouillons.
Au cours de ce voyage initiatique, Hermann fera la rencontre de personnages passés à la postérité, tels Leonardo Fibonacci qui rappellera quelques souvenirs aux aficionados du Da Vinci Code, mais aussi Wolfram Von Eschenbach, le créateur du Parzival en langue allemande, ou encore un certain jeune homme de la ville d'Assise prénommé Francesco...
Hermann vivra ainsi maintes aventures, rencontres et expériences plaisantes ou douloureuses au cours desquelles il apprendra peu à peu que le métier des armes n'est pas une activité ludique et innocente. Le récit se termine au moment de la naissance du futur Empereur Frédéric II et de la mort de Henri VI après que celui-ci ait assuré sa suprématie sur le Royaume de Sicile.
A l'origine, ce roman devait être suivi d'un ou plusieurs autres ouvrages dont le second, « L'excommunié » devait mettre en scène l'Empereur Frédéric II de Hohenstaufen et la suite de la biographie d'Hermann de Salza.
Pour des raisons que j'ignore et qui n'appartiennent qu'à lui-même, Pierre Combescot n'a pas donné suite aux « Chevaliers du crépuscule » et il aurait été fort agréable d'avoir à lire la suite de ce roman épique et flamboyant. Au lieu de cela, quelques années plus tard, Pierre Combescot nous offrait les truculentes « Funérailles de la Sardine » , roman dans lequel il confirme et déploie son talent de conteur hors pair.
Car même si « Les chevaliers du crépuscule » est un roman passionnant qui fait preuve d'un talent remarquable pour la reconstitution historique, on ne trouve pas dans cet ouvrage – mais il s'agit ici d'une oeuvre de jeunesse – la verve et le côté picaresque qui caractériseront ses romans suivants.
On pressent pourtant dans ce premier roman, au détour des pages, les grands thèmes chers à Combescot, et avant tout sa grande fascination pour l'Allemagne et l'Italie, deux pays dont les moeurs et la culture ne cessent de réapparaître au fil de ses oeuvres. C'est d'ailleurs lorsque son héros arrive dans cette terre d' Italie que l'on décèle ce qui fera plus tard la « patte » de Combescot, cette propension à dresser des portraits de personnages décalés empêtrés dans leurs vices et leurs petites dépravations : ainsi ce Légat du Saint-Empire, quinquagénaire boursouflé qui se rêve en Aliénor d'Aquitaine ou ce Cardinal, obèse fardé et portant perruque, organisateur de parties fines dans les anciens thermes romains.
C'est au moment où Hermann découvre Rome que Combescot laisse entr'apercevoir ce qui caractérisera plus tard son style narratif : luxure et excentricité, raffinement et vulgarité, poésie et érudition, un style où se mêlent rigoureuse exactitude historique et imagination échevelée.
A mi-chemin de Rabelais, Sade et Pétrone, Combescot s'est affirmé par la suite comme un auteur majeur de la littérature française, ce qui lui a valu en 1991 le Prix Goncourt pour « Les Filles du Calvaire ».

En n'écrivant pas de suite aux « Chevaliers du crépuscule », Pierre Combescot nous a privé d'un roman historique – passionnant certes mais de facture classique – pour, en publiant quelques années plus tard « Les funérailles de la Sardine » ainsi que les autres romans qui ont suivi, nous gratifier d'une oeuvre profondément originale, jubilatoire et colorée.
Pierre Combescot est le Fellini de la littérature française.

Les oeuvres de Pierre Combescot :

-Louis II de Bavière. Lattès 1974
-Les chevaliers du crépuscule. Lattès 1975
-Les funérailles de la Sardine. Grasset 1986. Prix Medicis 1986
-Les petites Mazarines. Grasset 1990
-Les Filles du Calvaire. Grasset 1991. Prix Goncourt 1991
-La Sainte Famille. Grasset 1996
-Le songe de Pharaon. Grasset 1998
-Lansquenet. Grasset 2002
-Les diamants de la guillotine. Robert Laffont 2003
-Ce soir on soupe chez Pétrone. Grasset 2004

"Soir d'automne -

il est un bonheur aussi

dans la solitude"


Buson (1716-1784)

mardi 21 août 2007

Operation Overland


"La route sanglante du jardinier Blott" Tom Sharpe. Roman. Gallimard, 1986

Traduit de l'anglais par Laurence.



Le moins que l'on puisse dire, c'est que Lady Maud et Sir Giles forment un couple peu harmonieux. Leur union – bien loin d'un mariage d'amour – a été conclue pour des raisons purement pratiques : elle, descendante d'une longue lignée menacée par la banqueroute et dont les origines remontent à la fondation du Royaume d'Angleterre, a du conclure ce mariage afin de sauver le château familial ; lui, homme d'affaires fortuné, a pu, en s'alliant avec une représentante de la noblesse, obtenir un Siège au Parlement.
Mais après six ans de mariage, Lady Maud se désespère car leur union n'a toujours pas porté ses fruits. Dotée d'un physique peu avenant, son mari n'exerce pas son devoir conjugal. De plus, celui-ci semble plutôt attiré par des pratiques sexuelles sado-masochistes auxquelles son épouse se refuse sans équivoque. Sir Giles préfère de loin recourir à une maîtresse qu'il rejoint régulièrement quand il se rend à Londres et avec qui il peut assouvir ses fantasmes les plus délirants.
Lady Maud, la quarantaine dépassée, sans héritier, sera-t-elle la dernière de la lignée des Handyman ? C'est compter sans sa détermination. Elle met donc son mari devant un choix très simple : soit celui-ci lui fait un héritier, soit elle demande le divorce.
Ces deux éventualités n'étant pas pour séduire Sir Giles outre mesure, celui-ci décide alors, afin d'éviter d'avoir à donner de sa personne tout en conservant la fortune familiale, d'élaborer un stratagème diabolique qui lui permettra de faire d'une pierre deux coups.
Il suffit d'un coup de téléphone au responsable de la Direction Régionale de l'Equipement du Worfordshire et le tour est joué ! Une autoroute traversera le domaine et Sir Giles pourra encaisser les colossales indemnités compensatoires versées aux propriétaires contraints à l'expropriation.
Mais ce que Sir Giles ne sait pas, c'est qu'à partir de ce moment il met le doigt dans un engrenage fatal.
Lady Maud, farouchement déterminée à sauver son château, prend la tête du mouvement de riverains opposés à la construction de l'autoroute et se lance à corps perdu dans une lutte acharnée contre les autorités. Celles-ci ne trouveront en fin de compte rien de mieux que de nommer un médiateur en la personne d'un certain Dundridge, individu bien connu au sein des ministères pour sa propension à rendre catastrophiques les situations les plus anodines.
Très rapidement, Dundridge apprendra à ses dépens qu'il n'est dans toute cette affaire qu'un pion dont usent l'un et l'autre camp afin de parvenir à leurs fins.
Ne souhaitant pas être la dupe des uns et des autres, déterminé à accomplir la mission qui lui a été confiée, Dundridge va alors déclencher l'Opération Overland.
A partir de ce moment, tous les coups seront permis : chantage, dessous-de-table, empoisonnements, menaces, corruption et homicides. Bien retors et malin sera celui ou celle qui l'emportera sur les autres dans ce combat homérique et la pauvre Lady Maud devra s'armer de tout son courage et de toute sa volonté pour affronter les pouvoirs publics et sauvegarder son patrimoine.
Mais ce que personne ne soupçonne, c'est qu'elle possède un atout dans sa manche, une arme secrète, redoutable, absolue : le jardinier Blott !

Avec ce roman, Tom Sharpe nous entraîne dans une tourbillon d'aventures cocasses et délirantes, un jeu de massacre jubilatoire qui nous ferait prendre ce petit coin de province anglaise aux cottages coquets et aux pelouses soignées pour un endroit plus dangereux encore que la jungle la plus sauvage.
« La route sanglante du jardinier Blott » ravira toutes celles et tous ceux qui raffolent d' histoires décalées, de situations burlesques et de personnages saugrenus.
Avec Tom Sharpe, le légendaire humour britannique a de belles années devant lui.
Un remède radical contre la mélancolie.

samedi 18 août 2007

Iphigénie en Canada


"Le pas de l'ourse" Douglas Glover. Roman. Editions du seuil, 2006.

Traduit de l'anglais (Canada) par Lori Saint-Martin et Laurent Gagné.



Avec « Le pas de l'ourse », Douglas Glover mêle adroitement mythe et réalité historique pour nous faire partager une page de l'histoire de la colonisation du Canada au XVIe siècle. Les faits que Douglas Glover relate ici s'inspirent d'une anecdote historique – réelle ou supposée – dont le protagoniste principal serait une certaine Marguerite de Roberval, abandonnée en 1542 sur une île déserte du golfe du Saint-Laurent.


« Que faire d'une fille à la tête dure ? Question toujours épineuse.
La tuer, la mutiler, lui amputer des membres, lui jeter de l'acide au visage, lui arracher les yeux, lui raser le crâne, la mettre dans un bordel ou au couvent, ou simplement l'engrosser et l'épouser. Mieux encore, l'abandonner sur une île déserte, de crainte que son mécontentement ne se propage aux autres filles ou même aux hommes, lesquels sont généralement imperméables. La tenir éloignée des boutiques et des livres et des miroirs et des amis et des amants. L'oublier. »


C'est parce qu'elle est « une fille à la tête dure » que Marguerite de Roberval est confiée à son oncle ( en fait il est le cousin de son père) : « Le général, sieur de Roberval, Jean-François de la Roque, noble de Picardie, que le roi a nommé vice-roi et lieutenant-général en Canada, Hochelaga, Saguenay, Terre-Neuve, Belle-Isle, Carpont, Labrador, la Grande Baie et Baccalaos... »

C'est parce qu'elle est « une fille à la tête dure » (elle lit et possède des livres, elle adore assister aux éxécutions capitales et elle s'adonne sans retenue au libertinage, ne comptant plus ses amants) qu'elle décide , au grand soulagement de son père, qui ne sait plus que faire de cette fille, de traverser l'océan vers le Nouveau-Monde pour y satisfaire sa soif de curiosités :

« Je possédais quarante-trois livres, y compris deux d'Erasme, l'Adolescence clémentine de Clément Marot, le recueil de vers pieux publié à titre anonyme par marguerite de Navarre, Le Miroir de l'âme pécheresse, que les dominicains avaient interdit pour cause de blasphème jusqu'au jour où le roi les avait informés que sa soeur en était l'auteur, trois autres ouvrages encore à l'Index et un traité de médecine qui renfermait des planches reproduisant des cadavres. J'avais lu les Voyages de Jehan de Mandeville, surtout pour sa description de la terre de Sumatra, dont les habitants se promènent tout nus, où les femmes se donnent librement aux hommes et où les adultes mangent les enfants, moyen ingénieux de lutter contre l'explosion démographique. Je connaissais le compte rendu par Dicuil (dans De mensura orbis terrae) du voyage de saint Brandan aux îles Fortunées, des moines irlandais montés dans leurs curieuses embarcations de forme circulaire lestées de livres, de cloches et de crosses. J'avais rêvé de la Thulé des Normands, de l'Atlantide des anciens, d'Antilla, de Saluaga et de l'île des Sept Cités, Satanazes. A Paris, j'avais vu cinq sauvages du Brésil qui, avec leurs tatouages intimidants et leur visage inexpressif, faisaient penser à des Tartares.
A l'arrivée de la lettre, j'ai compris que c'était ma chance, et j'ai supplié mon père de me laisser partir pour le Nouveau Monde, à n'importe quel prix. Que faire d'une fille à la tête dure ? Se demandait-il lui-même. Je crois qu'il était soulagé.[...] Il serait certain de ne plus jamais me revoir. Je serais dévorée par des bêtes sauvages ou piétinée à mort par les célèbres sauvages à un pied des antipodes, ou encore nous allions tout bonnement faire naufrage en cours de route. »


Ayant été surprise en flagrant délit de fornication avec son amant, « le soi-disant comte d'Epirgny », puis dénoncée, le général, sieur de Roberval, calviniste austère, lui inflige un châtiment digne de son rang et de la gravité de ses péchés : elle sera débarquée sur l'Isle des Démons, rocher désert perdu dans le golfe du fleuve Saint-Laurent.

« J'ai suffisamment d'instruction pour avoir eu vent de certains présages, signes, augures, parallèles, pronostics et analogies. La littérature classique regorge d'exemples de méthodes pédagogiques extrêmes : jeunes filles abandonnées sur un rocher ou sur une île déserte, ou encore au fond de tunnels obscurs en guise de châtiment ou de sacrifice ou de tribut ou simplement pour leur valeur nutritive susceptible de satisfaire l'appétit du premier monstre venu, l'eau à la bouche.
Je songe en particulier à la princesse grecque Iphigénie, que son père, Agamemnon, a immolée sur une plage solitaire, sur la foi de l'hypothèse fort douteuse selon laquelle il aurait, de ce fait, beau temps jusqu'à Troie, où il espérait récupérer la femme fugitive de son frère, Hélène (autre femme égarée par son coeur dans un monde d'hommes). Il faut être un homme, je suppose, pour ne pas se laisser dissuader de commettre un meurtre par la menace de représailles, les élans de conscience, la pitié, la justice, l'affection familiale – et je ne dis rien du caractère franchement ascientifique du préjugé voulant qu'il suffise de sacrifier une vierge pour avoir du soleil et de la chaleur, avec une bonne brise de l'ouest. Agamemnon devait bien savoir que cet acte reviendrait le hanter. »


Marguerite ne sera pas seule dans cette épreuve. Pour lui tenir compagnie, on lui adjoindra Bastienne, sa nourrice : « ...prostituée à la retraite, entremetteuse, pornographe et avorteuse que ma famille avait prise à son service sur la plus élogieuse recommandation du prêtre du village qui, inexplicablement, était son obligé. »
Au dernier moment, dans un grand élan romanesque, son amant Richard, « le soi-disant comte d'Epirgny », prétendument champion de Jeu de Paume (il aurait affronté le roi sur terre battue à Paris le jour de la Saint Chrysostome), se jette à l'eau afin de partager le sort de sa maîtresse : « Je ne sais que penser de cet accès de romanesque et de courage chez un joueur de tennis. Je m'avise soudain qu'il va manger force poisson salé et que, par conséquent, il y en aura moins pour moi. »

Voici donc nos trois débarqués livrés à eux-mêmes au sein d'une nature hostile. Très vite, l'hiver approchant, les conditions météorologiques vont se dégrader et le climat, particulièrement rude sous ces latitudes, va devenir une épreuve de chaque instant.
Afin d'assurer sa survie, Marguerite devra compter sur la présence d'habitants – humains et animaux – de ce grand nord qui n'épargnera pas ses deux compagnons d'infortune. Il lui faudra pour cela se dépouiller de ses habitudes d'européenne et endosser la peau de l'ourse pour survivre dans cet univers glacé et inconnu.
Il lui faudra devenir une autre, accomplir le grand voyage chamanique qui la mettra sous la protection de son animal totémique, animal qui fera d'elle une femme-ourse redoutable et qui lui permettra bien des années plus tard, de retour en France, d'exercer sa vengeance.

Baroque, picaresque, surréaliste, irrévérencieux, « Le pas de l'ourse » est un roman foisonnant où se mêlent l'érudition la plus exacte et l'imagination la plus débridée, un récit à la prose colorée et curieusement contemporaine, qui laisse de côté les archaïsmes de langage afin, peut-être, d'éviter d'être catalogué comme « roman historique » et de laisser ainsi à Douglas Glover toute liberté de « triturer et déformer les faits ». Plein de verve et de drôlerie, ce récit passionnant de bout en bout nous emmène bien au delà des codes habituels de la simple et conventionnelle narration propre à certains romans ayant pour sujet diverses aventures humaines appartenant à notre passé collectif.
Entre roman d'aventures et roman historique, entre fiction et exactitude historique des faits, entre récit d'introspection et réflexion sur le choc des civilisations, « Le pas de l'ourse » nous invite à un formidable voyage dans l'espace et le temps, une épopée littéraire et chamanique, un récit où s'affrontent et se confondent nature et culture, un manifeste en faveur de l'expression du côté sauvage et animal qui réside encore en chacun de nous.


Les avis de Mousseline et Frisette, et celui de Chatperlipopette.



"Les livres nous charment jusqu'à la moelle, nous parlent, nous donnent des conseils et sont unis à nous par une sorte de familiarité vivante et harmonieuse." *


Pétrarque ( 1304-1374)


Peinture : "Pétrarque" par Andrea di Bartolo di Bargillia.






* Un grand merci à Bellesahi.


mercredi 15 août 2007

"Je est un autre"


"Le château blanc" Orhan Pamuk. Roman. Gallimard, 1996

Traduit du Turc par Munevver Andac.



Avec « Le Château blanc », Orhan Pamuk nous entraîne dans la Turquie du XVIIe siècle. Le narrateur est un italien qui, lors d'un combat maritime dans la Mer Adriatique est capturé par la flotte Turque et est réduit en eclavage.
Féru d'astronomie et de mathématiques, il sera remarqué par le Pacha qui le détient et devra même s'improviser médecin pour soigner celui-ci. Refusant obstinément de se convertir à l'Islam, il sera à deux doigts d'être éxécuté mais finalement sera offert à un hodja, un savant.
Le Maître – car c'est ainsi que le narrateur le désignera tout au long du récit – accuse une ressemblance troublante avec son esclave.
Va alors commencer pour les deux hommes une période de cohabitation qui durera de nombreuses années.
Au service du Sultan Mehmet IV, le Maître et l'esclave vont travailler ensemble à la création de spectacles pyrotechniques, à la création d'une horloge , à l'éradication d'une épidémie de peste et enfin à la création d'une effrayante machine de guerre destinée à assurer la suprématie de l'Empire Ottoman sur la chrétienté européenne.
Mais c'est surtout à une quête de l'identité que les deux hommes vont se livrer au cours des années qu'ils auront à partager. Entretenant des rapports oscillant entre haine et amitié, le Maître et son esclave vont tenter de répondre avec la plus grande exactitude à cette question fondamentale : « Pourquoi suis-je ce que je suis? »
Cette quête de la quiddité va les entraîner bien plus loin que de ce que l'on pourrait attendre d'un simple débat philosophique. Ils vont ainsi se livrer à un étrange ballet dans lequel l'un prendra parfois la place de l'autre, s'appropriera ses souvenirs, ses manières d'être et ses pensées. Cette identification de l'un à l'autre les conduira parfois aux portes de la folie et de la dissolution de leur propre personnalité. Leur stupéfiante ressemblance physique va également accentuer ce phénomène à un tel point que les dignitaires du Sérail, le Sultan, et le lecteur lui-même, auront le plus grand mal à discerner qui est le Maître et qui est son esclave.
C'est lors de l'attaque d'un château blanc, forteresse tenue par les Polonais, que le Maître se voit contraint de reconnaître son échec : sa redoutable machine de guerre s'avère incapable de mettre en déroute l'armée ennemie et s'effondre dans la boue.
Craignant la disgrâce, voire une mort honteuse pour prix de son échec, le Maître décide de fuir et de se faire passer pour l'esclave. Fort des souvenirs de son « double », souvenirs qu'il a mémorisé à la perfection, il projette de rejoindre l'Italie et d'endosser la personnalité de l'esclave italien.
Mais qui est réellement celui qui prend la fuite lors de cette nuit de terreur ? Est-ce le Maître ? Est-ce l'esclave ? Et qui est le narrateur, retiré à Guebzé et égrenant ses souvenirs ? Est-il celui qui fut dans sa jeunesse capturé par le flotte Turque ? Et qui est ce voyageur venu d'Occident sur les conseils d'un italien ayant fui sa condition d'esclave et revenu en son pays afin de narrer dans ses Mémoires les souvenirs de sa captivité au coeur de l'Empire Ottoman ?
Le lecteur ébahi apprendra la vérité dans les toutes dernières lignes du récit et ne pourra que rester stupéfait devant le talent déployé par Orhan Pamuk dans le but de nous égarer et de nous dissimuler ce qui, à posteriori, apparaîtra comme une évidence. On ne pourra que s'avouer avoir été égaré, pris au piège par Pamuk et l'on se prend à souhaiter, une fois le livre refermé, le reprendre du début afin de rechercher l'indice, la phrase ou le non-dit ayant échappé à notre attention et détenant la clef du mystère.

Avec « Le château blanc », Orhan Pamuk nous livre un récit en forme d'énigme, de la même veine que « Mon nom est Rouge », une réflexion sur la quête de la quiddité et de l'altérité, une variation sur le thème du Double, mais aussi et surtout une parabole sur l'extraordinaire et troublant pouvoir d'évocation que détient la littérature.
L'avis de Lou.


"À quoi ça sert de lire. À rien ou presque. C'est comme aimer, comme jouer. C'est comme prier. Les livres sont des chapelets d'encre noire, chaque grain roulant entre les doigts, mot après mot. Et c'est quoi, au juste, prier. C'est faire silence. C'est s'éloigner de soi dans le silence. "
( Christian Bobin )
Peinture de Ye Xin : "La Lecture"

lundi 13 août 2007

Les Paradis perdus



L'univers de nos lectures d'enfance est un paradis perdu. Les années passent et nous oublions peu à peu le sable blanc des plages de l'Île au Trésor, les reflets du soleil couchant sur le cours du Mississipi de Huckleberry Finn, le Klondike de Jack London...
Tous ces endroits, explorés au fil des pages, nous ont fait rêver, que ce soit dans la pénombre d'une chambre aux persiennes tirées sur le soleil d'été ou dans le chaud refuge des couvertures lors d'une glaciale matinée d'hiver.

L'enfance est un vaste continent disparu, une Atlantide dont les frontières nous séparant de l'âge adulte nous semblaient si éloignées qu'elles se confondaient au loin dans un vague halo de brumes et de mystères. Les dimanche y étaient interminables et les grandes vacances d'été y duraient une éternité. L'heure où nous deviendrions de « grandes personnes », avec soucis et responsabilités, nous apparaissait alors comme un moment si éloigné dans le temps, inaccessible et vaguement inquiétant, qu'il semblait tissé dans l'étoffe même de nos rêves.
Et pourtant, inexorablement, le temps passait, le pays de l'enfance se rétrécissait, ses frontières s'amenuisaient comme sous le coup de l' invasion d'une armée arborant l'étendard de la résignation et des illusions perdues.
Alors il a fallu débarquer du Pequod, du Nautilus ou de l'Hispaniola, quitter la forêt de Sherwood, la jungle de Mowgli, la caverne d' Ali-Baba. Il nous a fallu faire nos adieux à Long John Silver, à Tom Sawyer, Peter Pan et Oliver Twist. Peut-être, avec un peu d'espoir, nous reverrions-nous plus tard, lorsque nos propres enfants, découvrant à leur tour ce monde perdu, nous permettraient d'entr'apercevoir l'ombre fugace de l'un de nos anciens amis. Mais il a fallu se résigner, rendre les armes, déposer aux pieds de la Raison nos sabres d'abordage, nos tomahawks et nos Excalibur.
Les rivages de l'enfance se sont peu à peu estompés dans la brume du couchant. Nous sommes devenus des exilés, des émigrants condamnés à ne plus jamais réintégrer leur pays. L'enfance est un pays où l'on ne retourne jamais.

Et pourtant il restait tant à lire, tant à découvrir. Me fallait-il abandonner tout espoir de voyager avec Phileas Fogg, de partager le sort de Robinson Crusoe, de chevaucher avec Pardaillan ? Je décidai, dussé-je provoquer les sourires condescendants et les silences polis de certains « adultes », de lire ou de relire ces romans que nombre de mes comparses d'« âge mûr » ont délaissé au profit de lectures « sérieuses ».

Ce sont donc ces Paradis perdus que je me suis promis de découvrir ou redécouvrir au gré des occasions qui s'offriront à moi.
Le continent disparu est immense, il me réserve de nombreuses heures de lecture pleines de surprise et d'émerveillement, à la découverte de contrées inexplorées et de personnages devenus légendaires, aux figures estompées par le temps, et dont mon imaginaire de lecteur saura, je l'espère, donner ou redonner vie et couleurs.

Et puisque tout voyage commence par un premier pas, ce sera, à tout seigneur tout honneur, avec Stevenson et son « Île au Trésor » que je commencerai cette quête des Paradis perdus.

samedi 11 août 2007

"Pirates !"





"L'île au trésor" Robert-Louis Stevenson. Roman. GF-Flammarion, 1998

Traduit de l'anglais par Gilbert Sigaux.



« L'île pouvait avoir neuf milles de long sur cinq de large ; sa forme était à peu près celle d'un gros dragon sur ses pattes de derrière. La carte paraissait assez ancienne, mais portait des indications plus récentes ; notamment trois croix à l'encre rouge, deux vers le nord de l'île, une au sud-ouest ; et tout à côté de celle-ci, de la même encre et d'une écriture fine, bien différente de la calligraphie enfantine du Capitaine, ces mots : « Ici le gros du trésor. »



Il est des livres que bien peu d'entre nous ont lu mais dont personne n'ignore l'intrigue et les personnages principaux. C'est le cas de « L'île au trésor » de Stevenson.
Comme pour « Les trois mousquetaires » , « Notre-Dame de Paris » ou « Le dernier des Mohicans », on ne compte plus les adaptations cinématographiques, télévisuelles, les bandes-dessinées, etc... qui ont été tirées de ces ouvrages. Cette profusion de versions plus ou moins fidèles, plus ou moins expurgées de leur substantifique moelle, réduites parfois à quelques lignes, a eu pour résultat que nombre d'entre nous s'imaginent connaître en profondeur certains de ces classiques de la littérature « jeunesse » alors que nous n'en avons en fait qu'une vague idée formée au hasard des multiples ersatz, imprimés ou filmés, dont notre imaginaire a été nourri pendant l'enfance.
Il en a été ainsi pour moi en ce qui concerne, entre autres, « L'île au trésor », ouvrage que je n'avais jamais lu jusqu'à ces derniers jours. Je ne compte plus, par contre, le nombre de films et téléfilms dont j'ai été le spectateur lors de mes jeunes années, adaptations hollywoodiennes le plus souvent, qui ont forgé mon imaginaire d'enfant et l'ont peuplé de galions engloutis, de trésors enfouis, de pirates à jambe de bois et bandeau sur l'oeil, personnages hauts en couleurs, cruels et audacieux, gentilshommes de fortune, écumeurs des sept mers réunis sous la bannière du drapeau noir à tête de mort.

Ces images traditionnelles et romanesques de l'univers de la piraterie sont avant tout le fruit de l'imagination et du talent de deux grands auteurs anglais : Stevenson bien sûr mais aussi James Matthew Barrie qui, dans « Peter Pan » met en scène de très pittoresque pirates dont le plus connu reste bien sûr l'inoubliable Capitaine Crochet.


Cette imagerie spécifique au monde de la piraterie reste encore inchangée de nos jours et il n'est que de voir la trilogie « Pirates des Caraïbes » filmée par Gore Verbinski, pour se rendre compte de la pérennité des symboles associés à cet univers particulier.
Cet monde des flibustiers a longtemps hanté mon enfance et je me régalais à lire les aventures, plus véridiques celles-ci, de Jean Bart « Le Lion des Flandres », de Duguay-Trouin, de Surcouf, de l'Olonnais ou de Barbe-Noire. Quant à Long John Silver, Billy Bones, le Capitaine Flint ou Ben Gunn, personnages issus de l'imagination de Stevenson, ils m'étaient aussi familiers que pouvaient l'être Zorro, Tarzan ou D'Artagnan.


Pourtant, je n'avais jamais lu « L'île au trésor ». Je m'étais pourtant promis de combler cette lacune un jour ou l'autre mais les années passèrent et c'est récemment seulement, sur un étal de marché, que je trouvais un exemplaire que je pus emporter chez moi contre la modique somme d'un euro.


Le livre en main, je n'avais plus d'excuses pour retarder la lecture de cet ouvrage et c'est ainsi que je me suis replongé, à quarante ans passés, dans l'univers de mes rêves d'enfant.
Que dire de cette lecture si ce n'est qu'elle fut un enchantement et que toutes les adaptations que j'avais connues auparavant font bien pâle figure en face du texte original qui s'avère passionnant de bout en bout. Pas un temps mort dans ce récit enlevé et trépidant.


Stevenson, en mettant le lecteur dans la peau du jeune Jim Hawkins nous fait partager ses frayeurs d'enfant lors des premiers chapitres où, fils du tenancier de l'auberge de l'Amiral-Benbow, il doit se confronter à la présence inquiétante de personnages tels que Billy Bones, Pew l'aveugle et Chien Noir. Il nous fait assister à l'émancipation du jeune garçon qui, après la mort de son père, se lance, à bord de l'Hispaniola, avec le docteur Livesey, le Squire Trelawney et le Capitaine Smollett à la recherche de l'île où Flint aurait enseveli son trésor. Avec lui encore nous buvons les paroles ambigües et sommes abusés par le discours enjôleur et le charme venimeux du maître-coq de l'expédition, en la personne de Long John Silver. En sa compagnie nous affrontons les redoutables pirates, anciens compagnons du défunt Capitaine Flint déterminés à mettre la main sur le trésor.


Ecrit de main de maître, « L'île au trésor » est un roman qui ne se lâche pas tant l'action et les rebondissements y sont fréquents, tant le rythme effréné tient en haleine jusqu'aux dernières pages. Et même si bien rares sont celles et ceux qui ignorent le déroulement et la conclusion de ce récit, on se laisse prendre au jeu et on se laisse emporter avec plaisir dans ce tourbillon d'aventures et de coups de théâtre.

Oui, il est bien difficile de se détacher de ce roman et, la lecture achevée, on se prend facilement à rêver au magnifique et dangereux voyage de l'Hispaniola et à s'écrier : « Pièces de huit ! Pièces de huit ! »





vendredi 10 août 2007

La Monja Alférez





"La Conquistadora" Eduardo Manet. Roman. Robert Laffont, 2006.



Avec « La Conquistadora », Eduardo Manet nous dresse le portrait d'un personnage les plus légendaires de l'histoire espagnole du Siècle d'Or en la personne de Catalina de Erauso, La Monja Alférez (La nonne-lieutenant), plus connue sous l'appellation de « la nonne militaire d'Espagne ».

Née en 1595, cloîtrée comme ses soeurs au couvent, elle s'en échappe vers l'âge de quinze ans à la suite d'une bagarre.
Commence alors pour cette jeune femme au physique ingrat une existence bien peu commune. Se faisant passer pour un homme, s'inventant une identité elle apprendra le métier des armes auprès de divers membres de la noblesse espagnole avant de s'embarquer pour le Nouveau-Monde.
Arrivée au Chili, elle combattra les indiens Araucans et servira même, sans lui dévoiler sa véritable identité, sous les ordres de son propre frère.
Bretteuse et duelliste redoutable, son courage sur les champs de bataille lui vaudront l'admiration et le respect de ses supérieurs qui lui décerneront le grade de lieutenant. Passionnée de jeu, d'un caractère farouche, et prompte à régler ses différends au fil de l'épée, elle serait responsable de nombre de décès lors de duels qu'elle aurait remporté. C'est au cours de l'un de ces duels que, volontairement ou par inadvertance, elle tue son frère.

Le narrateur du roman, le jeune Don Miguel, est le fils de ce frère tué par la nonne-lieutenant. A la suite de ce drame, il quitte le Nouveau-monde avec sa mère pour retourner en Espagne ou ils se mettront sous la protection de l'oncle de celle-ci, le Comte de Niebla.
Intrigué par l'état de fatigue et les voyages continuels qu'effectue sa mère, il apprend que celle-ci n'a qu'un seul but en tête : retrouver la nonne-lieutenant et lui faire payer le prix de ses actes en la tuant.
Malheureusement, la veuve vengeresse n'arrivera jamais à mettre la main sur la meurtrière de son mari et mourra d'épuisement. Ce sera donc le jeune Don miguel qui reprendra le flambeau de la vengeance.

S'appuyant sur les Mémoires de la Monja Alférez, qui entre temps est devenue un personnage quasi-légendaire au point que ses exploits soient relatés par les auteurs de théâtre et les romanciers – le peintre Francisco Pacheco réalisera même son portrait – il va suivre pas à pas le parcours peu ordinaire de cette femme au destin extraordinaire.

De San Sebastian à Valladolid, de Bilbao à Séville, de l'Argentine au Chili, du Pérou au Yucatan, Don Miguel va interroger les divers personnages ayant été en relation avec la nonne-lieutenant. Il apprendra beaucoup, lors des entretiens qu'il aura avec ceux-ci, sur la personnalité de sa tante, Catalina de Erauso, sur ses nombreux changements d'identité et d'activités, sur ses errances et ses fuites, sur cette vie solitaire et sans attaches, pleine de violence et de ruse.
Il va ainsi mener son enquête et suivre la trace de cette femme, relatant peu à peu la vie de celle-ci et les évenements qui ont marqué sa vie.
Au cours de ce voyage, il rencontrera l'amour et la mort, la beauté et la cruauté de ce Nouveau-Monde livré à la convoitise d'aventuriers et de soldats déterminés à faire fortune et à se tailler un territoire au fil de l'épée.
Don Miguel arrivera-t-il à retrouver la meurtrière de son père ? Est-elle encore vivante à l'heure où il entreprend ses recherches ? Aura t-il le dessus s'il la provoque en combat singulier ?

Eduardo Manet nous offre, avec « La Conquistadora », un grand roman d'aventures au rythme trépidant, rempli d'images chatoyantes de l'Espagne du Siècle d'Or de Philippe IV, un roman où abondent duels à l'épée et attaques de pirates, brigands de grands chemins et autres personnages sanguinaires, un roman qui nous entraîne des jungles étouffantes d'Amérique du Sud aux hauts plateaux de la Cordillère des Andes, du pays basque à la Terre de Feu en un récit coloré et haletant, plein de bruit et de fureur. Un magnifique roman d'aventures mettant en scène l'un des personnages les plus mystérieux et les plus légendaires de l'histoire espagnole.


Catalina de Erauso,"La Monja Alférez"
Peinture de Francisco Pacheco

jeudi 9 août 2007


"Lire, sommeiller, marcher, ne penser à rien, laisser les lumières du ciel pâlir sur la tapisserie des murs."

( Christian Bobin )
Photographie : Olivier Thereaux

mercredi 8 août 2007

"Le roi de l'existence"


"IBYCUS" Alexeï Tolstoï. Roman. L'Esprit des Péninsules, 1998.

Traduit du russe par Paul Lequesne.



Avec « Ibycus », Alexeï Tolstoï – qu'il ne faut pas confondre avec Léon Tolstoï – nous dresse le portrait d'un personnage emporté dans la tourmente de la révolution russe d'octobre 1917. Ce personnage, Semion Ivanovitch Nevzorov, modeste employé d'une société de transports de St. Petersbourg, opportuniste et mythomane, va frayer son chemin dans la Russie révolutionnaire en proie au chaos et à la guerre civile.

Parce qu'une vieille tzigane lui a prédit un destin extraordinaire, Semion Ivanovitch va faire tout ce qui lui est possible pour que cette prédiction se réalise. Ne s'embarassant pas de scrupules, il va voler de l'argent, s'inventer de multiples identités, dénoncer d'anciens amis pour sauver sa peau, escroquer les uns et trahir les autres.

De St. Petersbourg à Moscou, puis Karkhov, Odessa et enfin Istanbul, Semion Ivanovitch Nevzorov va peu à peu tisser la toile de son destin afin de réaliser son rêve de puissance. Il lui faudra bien sûr accomplir de nombreux faux-pas, subir maintes humiliations afin d'arriver à ses fins, mais toujours l'échec le fera rebondir et lui permettra de se tirer adroitement des divers guêpiers dans lesquels il s'est fourré.

Opportuniste, il sera, entre autres, à la tête d'un tripot clandestin, aristocrate et propriétaire foncier, négociant, comptable d'un chef de brigands, espion, souteneur, organisateur de courses de cafards, etc...

Mythomane, il endossera maintes personnalités, dont celle d'un comte, qui le fera surtout passer, aux yeux des aristocrates fuyant le bolchevisme, pour l'un d'entre eux et lui permettra d'abuser de la confiance et de la naïveté de ceux-ci.

Fasciné par le démon du jeu et par l'argent facile, il fera feu de tout bois afin d'amasser les sommes nécessaires à son appétit de puissance. Profitant habilement des circonstances et du contexte social et politique d'alors, il n'hésitera pas une seconde à enfreindre lois et principes moraux afin de satisfaire ses désirs.

Lâche et sournois, il devra parfois s'abaisser, quand les circonstances l'exigeront, à ramper devant certains individus et à leur obéir jusqu'à ce que le moment soit venu de les trahir ou de les voler.
Il changera ainsi de camp, tsariste ou bolchevik, chaque fois que l'opportunité se présentera de sauver sa peau et d'acquérir par la même occasion le moindre petit avantage d'ordre matériel ou prestigieux.

On le voit, Semion Ivanovitch Nevzorov, ce anti-héros, est l'archétype même de l'opportuniste, de ces hommes qui, de tous temps, savent profiter de toutes les circonstances, heureuses ou malheureuses, pour tirer leur épingle du jeu, quitte pour cela à écraser plus faibles qu'eux.
Il est également l'image du traître, du félon, type humain hélas, toujours d'actualité. Il est de ces hommes que n'embarrassent ni principes ni scrupules et pour qui "la fin justifie les moyens."

Ce portrait d'un homme, description d'un personnage hallucinant de bassesse et de veulerie, Alexeï Tolstoï l'a écrit au début des années 1920 et a fait en sorte que son roman ne se termine pas, comme on pourrait s'y attendre, par un fin classique et moralisante. Au contraire, en suspendant le récit et en laissant le lecteur imaginer la suite des aventures de Semion Ivanovitch, il fait de celui-ci le symbole de tous ces arrivistes qui sont de toutes les époques, de tous ces personnages passés, contemporains et à venir, qui savent si bien abuser de la confiance d'autrui afin de mieux pouvoir les écraser par la suite.

« Ibycus » est un roman où abondent cynisme, lâcheté, mensonges et trahisons, appât de l'argent facile et des plaisirs vulgaires. Par tous ses aspects négatifs et peu flatteurs pour la nature humaine, « Ibycus » est un récit qui, malgré le contexte historique dans lequel il se déroule, reste une oeuvre profondément contemporaine. Notre époque actuelle n'est-elle pas, après tout, un terreau fertile où s'épanouit une multitude de personnages semblables à Semion Ivanovitch Nevzorov ?



« Ibycus » a été talentueusement adapté en bande-dessinée par Pascal Rabaté aux éditions Vent d'Ouest.


mardi 7 août 2007

Les souris déglinguées


"L'automate et son fils" Russell Hoban. Roman. Gallimard, 1987.

Traduit de l'anglais par Mimi Perrin.



Contrairement à ce que l'image ci-contre pourrait laisser croire, je n'ai pas lu ce livre en version anglaise. Il m'a été impossible de retrouver sur internet une reproduction de la couverture de l'édition française de ce roman paru chez Gallimard en 1987. Quant à photographier moi-même la couverture, j'y ai bien pensé, mais celle-ci étant en partie recouverte par le code-barre de la bibliothèque publique où j'ai emprunté cet ouvrage, j'ai du renoncer à cette solution. Finalement, j'ai donc opté pour la couverture anglaise qui retranscrit bien l'ambiance du roman.


« L'automate et son fils » de Russell Hoban est un roman d'aventures dont les deux personnages principaux sont deux jouets mécaniques : une souris et son fils. Vêtues de culottes de velours bleu, ces deux souris sont reliées par les bras et se font face afin d'exécuter un mouvement circulaire évoquant une ronde. Leur mécanisme se remonte à l'aide d'une clef placée dans le dos. Exposées dans un magasin de jouets mécaniques en compagnie d'une éléphante et d'une otarie mécanique, nos deux souris sont vendues à un client qui les destine à égayer et animer le pied du sapin de Noël familial.
Malheureusement, un accident domestique causé par le chat de la famille va endommager gravement le mécanisme des deux souris qui vont se retrouver à la poubelle. Récupérés et sommairement réparés par un clochard vagabond, les automates se retrouveront ensuite livrés à eux-mêmes et vont devoir affronter le vaste monde et ses périls.
La suite de leurs aventures ne va pas manquer de rebondissements. Ils vont d'abord tomber entre les griffes de Manny le rat, le maître incontesté de la décharge dans laquelle ils vont se retrouver obligés de travailler. Mais bien d'autres aventures et bien d'autres rencontres les attendent au cours de cette étonnante histoire dont on ne sait si elle appartient au genre du conte pour enfants ou à celui des fables philosophiques à l'usage des plus grands.
Ils vont ainsi tomber de Charybde en Scylla, échapper à des bataillons de musaraignes bellicistes, rencontrer un crapaud qui prédit l'avenir, une troupe de théâtre d'avant-garde composée de volatiles, une tortue philosophe et dramaturge à ses heures, un rat musqué physicien et encore bien d'autres personnages qui ne sont pas sans évoquer l'univers des dessins animés, « Le vent dans les saules » de Kenneth Grahame, ou les contes de Beatrix Potter.


Papa Souris et son fils Souriceau, automates doués miraculeusement de la vie et de la parole, nous rappelleront par certains aspects et aussi par leurs pérégrinations le « Pinocchio » de Carlo Collodi, devenu l'archétype du jouet devenu vivant et soumis à maintes épreuves pour échapper à sa condition.


On rit et on tremble à suivre les vicissitudes de nos deux souris égarées en pleine nature au cours d'un hiver glacial, incapables de se mouvoir si personne ne remonte la clef qui actionnera le mécanisme qui les mettra en mouvement. On assistera ainsi à leur quête de l'autoremontage, procédé mécanique miraculeux qui leur permettrait d'acquérir l'autonomie, ainsi que leur recherche éperdue de leurs anciennes compagnes, l'éléphante et l'otarie.


Conte moral et philosophique, « L'automate et son fils » est aussi et surtout un surprenant roman d'aventures qui fera méditer les grands et rêver les plus petits. De surprises en rebondissements, le lecteur va s'attacher à suivre les aventures palpitantes de ces deux souris de fer blanc confrontées à la cruelle réalité du monde extérieur mais dont la sagacité et la tendresse qu'elles éprouvent l'une envers l'autre les aideront à surmonter obstacles et périls de toutes sortes.


Parabole sur la liberté, la solidarité et l'entr'aide face à l'adversité, la différence et la tolérance, « L'automate et son fils » est un pur ravissement, une oeuvre faussement légère mais réellement profonde, un conte parfois cruel mais au bout du compte plein d'espoir, qui ravira toutes celles et tous ceux qui ont gardé profondément en eux l'étincelle de leur âme d'enfant.