mercredi 31 décembre 2008


Mes meilleurs voeux pour 2009 et que cette année soit riche... en bonnes lectures.

lundi 29 décembre 2008

Le fabuleux almanach illustré de la faune mondiale

"Bestiaire Universel du professeur Revillod" Miguel Murugarren (textes), Javier Sáez Castán (illustrations). Editions Autrement, 2008.
Traduit de l'espagnol (Mexique) par Françoise de Guibert.


Curieux objet que ce « Bestiaire Universel. »
Son auteur, le célèbre professeur Revillod, scientifique de renommée mondiale, digne émule de Pline l'ancien, de Linné, Buffon et Cuvier, se propose, avec cet ouvrage, de recenser et décrire pas moins de 4096 espèces animales vivantes.
Une telle liste pourrait sembler au premier abord assez rédhibitoire mais notre éminent zoologiste a formé le projet d'offrir au lecteur le moyen de « s'instruire en se distrayant et vice-versa. »

L'ouvrage se présente sous la forme d'un carnet à spirales de format à l'italienne et dont la couverture, la typographie et les illustrations intérieures nous ramènent au XIXe siècle .
On y trouvera bien sûr les portraits de nombreux animaux connus de tous comme le tigre, l'éléphant, le kiwi, le chameau, le casoar, le coelacanthe, etc...
Chaque gravure d'animal est faite de trois volets : un pour la tête de l'animal, un pour le corps, et le dernier pour son arrière-train. En regard de chaque illustration se trouve un descriptif de l'animal en question. Ainsi, l'éléphant est un « Pachyderme honorable à l'allure majestueuse des jungles indiennes ».

Mais si je tourne quelques volets en gardant la tête de l'éléphant, en lui appliquant le corps du kiwi et la queue de la corneille noire, j'obtiens alors un animal au nom improbable d' « éwinoire » qui est un « Pachyderme honorable aux ailes atrophiées, à l'occasion charognard »

Je mélange encore une fois et j'obtiens un animal qui a la tête d'une corneille, le corps d'un kangourou et l'arrière-train d'un rhinoceros, ce qui me donne un « Corkangouros : Corvidé tapageur aux mouvements agiles, d'un caractère renfrogné. »

Voilà, c'est donc ça le « Bestiaire Universel », un livre dont le procédé est vieux comme le monde et qui permet des associations assez surréalistes.
Je n'ai pu m'empêcher, en le feuilletant de repenser à mon enfance, quand une grande marque de yaourts avait utilisé ce même procédé, cette fois-ci avec des personnages humains. Il suffisait de poser les uns sur les autres trois de ces pots de yaourt en carton paraffiné (un pour la tête, un pour le corps et un pour les jambes) pour créer des personnages aux morphologies et aux costumes étonnants.
Hé oui ! Il fut une époque (pas si lointaine finalement) où les enfants pouvaient jouer pendant des heures avec des pots de yaourt vides.
De la même manière, on peut donc s'amuser de longs moments à reconstituer les 4096 espèces animales différentes que peuvent nous offrir ce petit livre, et même de découvrir la plus énigmatique de celles-ci puisqu'elle ne porte pas de nom.
Ce livre, édité chez « Autrement » est l'oeuvre de deux auteurs mexicains : Miguel Murugarren pour les textes et Javier Sáez Castán pour les illustrations. Le tout est délicieusement kitsch avec cet aspect XIXe siècle que donnent les gravures hachurées en noir et blanc, gravures qui ne sont pas sans rappeler l'oeuvre de J.J.Grandville.
Même l ' « Achevé d'imprimer » en dernière page mérite un peu d'attention, étant rédigé comme suit :
« Brillamment achevé d'imprimer en juin 2008 sur les presses d'un grand imprimeur de la République populaire de Chine. Impression en quadrichromie sur un élégant papier offset, reliure spirale très pratique avec une couverture cartonnée et protégée d'un subtil pelliculage mat. Tirage à de nombreux exemplaires, soigneusement empaquetés par cartons de vingt volumes et acheminés par bateau sur europalettes jusqu'en France. »
Bref, ce « Bestiaire Universel » dont paraît ici le premier opus est un objet qui offrira de longues heures d'amusements aux petits et aux plus grands.


D'autres images sur le blog de Luce








lundi 22 décembre 2008


"Il n'y a rien comme un étalage de livres pour prendre conscience de la brièveté de la vie."


mercredi 17 décembre 2008

Prédateurs




"La Jungle" Upton Sinclair. Roman. Editions Gutenberg, Mémoire du Livre, 2003.


Traduit de l'américain par Anne Jayez et Gérard Dallez.






En ces premières années du XXe siècle, Jurgis et sa famille quittent leur Lituanie natale afin de traverser l'Atlantique et de trouver au bout du voyage un monde meilleur. L' Amérique, cette terre promise leur offrira la liberté, le travail et, au bout du compte, la fortune.

Quand ils arrivent quelques mois plus tard à Chicago, tout semble leur sourire. Du travail, il y en a, et à profusion, dans ces immenses abattoirs qui s'étendent à perte de vue en périphérie de la ville.

Lorsqu'ils visitent pour la première fois cet immense complexe industriel, Jurgis et ses compagnons ne peuvent qu'être émerveillés par l'organisation et l'efficacité de ces exploitations où « tous les ans huit à dix millions d'animaux vivants étaient transformés ici en denrées comestibles. »
Pour ces gens qui débarquent tout juste de leurs forêts lituaniennes, cette industrie dans laquelle sont transformés chaque jour « dix mille bovins, autant de cochons et cinq mille moutons » ne peut qu'être le symbole de la modernité et de l'opulence qui règnent dans ce pays.

Très rapidement, Jurgis et les autres membres de sa famille sont embauchés à différents postes au sein de cette industrie et, désormais pourvus d'un salaire, peuvent envisager d'acquérir un foyer et d'en devenir les propriétaires.

Mais la dure réalité va très rapidement s'imposer et le beau rêve de liberté va voler en éclats. Les salaires que chacun rapporte à la maison (même les enfants) suffisent à peine à couvrir les traites de la maison et à permettre à la famille de pourvoir à ses besoins alimentaires.
Les cadences exigées dans les ateliers sont infernales, le temps de travail auquel sont assujettis les ouvriers les contraint à s'échiner six jours sur sept par des températures glaciales ou des chaleurs torrides.
Les mesures d'hygiène et de sécurité sont quasiment inexistantes et il n'est pas rare qu'un ouvrier tombe dans un malaxeur et se trouve transformé en corned beef.
Les contremaîtres s'adonnent à la corruption et exigent de l'argent – quand il ne s'agit pas de faveurs sexuelles – pour faire embaucher ou pour préserver l'emploi d'un ou d'une ouvrière.
Aux périodes de travail infernales succèdent de longues plages de chômage sans aucune indemnité dues aux aléas de l'offre et de la demande des industries alimentaires.
Chaque collègue de travail, chaque demandeur d'emploi est un ennemi potentiel, susceptible de voler la place d'un autre parce que plus résistant, plus rapide, moins réfractaire ou mieux vu des contremaîtres.

C'est dans cette jungle que vont tenter de survivre Jurgis et sa famille, une jungle où les prédateurs sont partout et où la vie humaine n'est pas mieux considérée que celles de ces milliers d'animaux sacrifiés quotidiennement.

Chronique d'une descente aux Enfers, « La jungle » est un roman coup-de-poing, un réquisitoire contre les conditions inhumaines endurées par les classes ouvrières.
Roman, mais aussi reportage, car pour écrire ce livre, Upton Sinclair s'est introduit dans les abattoirs de Chicago et a vécu sept semaines avec les ouvriers de ces industries, recueillant leurs témoignages et leurs révoltes.
La sortie de cet ouvrage fit tant de bruit à cette époque que son auteur fut invité en 1906 à la Maison-Blanche par le président Théodore Roosevelt. On parla (déjà!) de moraliser le capitalisme, ce qui, on le voit bien encore aujourd'hui, ne fut et n'est encore qu'un voeu pieux. On stigmatisa, comme aujourd'hui, les « excès » du capitalisme sans pour autant remettre à plat le système lui-même, les dirigeants de l'exécutif étant, comme aujourd'hui encore, les obligés, voire les complices des grands groupes industriels.

On pourrait penser que ce livre est le reflet d'une époque révolue. Il n'en est rien. Malheureusement, les thèmes abordés sont toujours d'actualité : chantage à l'emploi, corruption à tous les étages de la société, pollution, malbouffe, enrichissement scandaleux du patronat exploitant la misère des classes laborieuses, compétition entre les membres de ces classes ouvrières afin de mieux juguler leurs désirs d'émancipation, surendettement, crédits immobiliers « bidons », etc...

En ce début du XXIe siècle où rien ne semble avoir changé depuis l'époque ici évoquée, il est utile de lire ou de relire des ouvrages tels que « La jungle » d'Upton Sinclair.
Âmes sensibles s'abstenir.



Les abattoirs de Chicago au début du XXe siècle

dimanche 14 décembre 2008

Alam




"Un jardin de papier" Thomas Wharton. Roman. Editions du Panama, 2008.


Traduit de l'anglais ( Canada ) par Sophie Voillot



1759. La ville de Québec, capitale de la Nouvelle-France, est assiégée par l'armée britannique. Dans la cité bombardée, un jeune officier français – qui entrera dans l'Histoire quelques années plus tard puisqu'il s'agit de Louis-Antoine de Bougainville – va faire une singulière rencontre dans les décombres d'une librairie. Il s'agit d'une jeune femme qui prétend être la propriétaire de cet établissement. Le colonel sourit. Une femme libraire ! C'est chose impossible en ce XVIIIe siècle où le commerce des livres et tout ce qui touche au savoir est l'apanage des hommes.
La conversation s'engage pourtant au milieu des livres calcinés et la jeune femme va faire allusion à un livre étrange, un livre que les bombardements n'ont pas pu détruire, un livre qu'elle n'a pas encore lu et qu'elle aimerait lire. Intrigué, l'officier lui demande en quoi consiste ce curieux ouvrage.
Alors la jeune femme se met à raconter...
Son récit commence en 1717, aux alentours d'une autre ville assiégée : Belgrade, que se disputent les armées chrétiennes du prince Eugène de Savoie et les Turcs ottomans.
L'un des principaux officiers de la suite du prince, le comte Ostrov, va perdre son fils, Ludwig, qui mourra sur le champ de bataille non lors d'un affrontement avec l'adversaire mais d'une banale chute de cheval.
Brisé par la mort de son fils ainsi que par celle de son épouse lors de la mise au monde de sa fille, le comte Ostrov remet sa démission au prince Eugène et s'en retourne sur ses terres situées aux confins de la Bohême et de la Hongrie. Là, il va donner libre cours à ses lubies au sein de son château. Le comte est en effet grand amateur de curiosités et d'énigmes en tous genres. Il va s'entourer de serviteurs aux particularités physiques hors du commun : nains, géants, et autres « êtres au sexe et à l'âge incertains, contorsionnistes désossés, hommes et femmes exhibant des membres déformés ou en trop. » Sa passion pour la mécanique va le pousser à convier des inventeurs venus de toute l'Europe afin de lui fabriquer des machines capables d'effectuer toutes les tâches habituellement dévolues au genre humain.

Mais le château ancestral des comtes d'Ostrov a pour particularité – on l'a vu – d'être situé à cheval sur la frontière de Bohême et de Hongrie, ce qui oblige le comte à verser des impôts aux deux royaumes. Afin de parer à cet inconvénient et d'éviter le démantèlement de son domaine qu'il considère comme indépendant des deux États, le comte va trouver une parade. Puisque la loi s'applique sur les biens immobiliers, il va faire de son château un lieu en perpétuel mouvement :

« Meubles, vaisselle, tissus, vêtements furent tirés de leurs niches respectives et redistribués dans tout le château. On abattit des murs antédiluviens, on arracha à leurs gonds des portes vieilles de plusieurs siècles. Tout ce qui était fixe fut détaché, l'immuable devint mobile. On perça des fenêtres dans les plafonds et les planchers, des portes inaccessibles à mi-hauteur des murs, de sinueux passages qui revenaient sur eux-mêmes ou menaient à des enceintes de pierre en apparence infranchissables, mais qui se dérobaient au moindre effleurement d'un levier adroitement dissimulé. Vinrent ensuite les tables, les chaises, les lits montés sur des rails courant sur le sol, les mezzanines qui descendaient toutes seules dans des cryptes souterraines, les salons tournants posés sur des plate-formes et garnis de moitiés de chaises, de causeuses et de divans dont on pouvait retrouver l'autre moitié dans des galeries retirées, parmi un amas hétéroclite d'objets ménagers.
[…]
Mais le couronnement de l'oeuvre du comte était sans aucun doute la bibliothèque. Un inventeur écossais avait conçu à grands frais un système de chaînes, de poulies et de convoyeurs dérobés, fonctionnant à l'eau et à la vapeur et qui imprimait un déplacement constant aux étagères, les faisant s'enfoncer dans les murs ou disparaître sans prévenir derrière des panneaux de bois coulissants. Certaines descendaient du plafond par des trappes, d'autres surgissaient de tranchées camouflées sous le parquet. La bibliothèque finit par envahir le château tout entier. Nul espace privé n'était inviolable. Tel hôte se livrait avec délices à la chaleur d'un bain parfumé ou pourchassait lubriquement une servante lorsque soudain, dans un bruissement de rouages invisibles, une cloison qui lui avait semblé parfaitement solide s'écartait pour laisser passer un pupitre ou une armoire chargée de livres, quand ce n'était pas le comte en personne qui suivait en clopinant, l'oeil fixé sur sa montre, indifférent à tout ce qui ne concernait pas le minutage ou la précision du mouvement des meubles. »


Car mis à part ses passions pour la mécanique, les énigmes, les êtres à l'anatomie hors norme et les automates, le comte Ostrov est grand amateur de livres, intérêt qu'il partage avec sa fille unique, Irena. Le comte, toujours à la recherche de bizarreries, collectionne d'étranges livres, objets improbables qu'il se fait livrer des quatre coins du monde.

Mais son grand rêve est de posséder un livre infini, un livre sans commencement ni fin. Pour cela il invite en son château un jeune imprimeur et libraire londonien du nom de Nicolas Flood. Il va confier à celui-ci le soin de lui confectionner cet ouvrage dont la réalisation semble pour le moins ardue. Flood, créateur de livres atypiques, va se prendre au jeu et va relever le défi lancé par le comte. Il va s'installer dans ce château où tout est en mouvement, faire la connaissance d'un autre invité, l'étrange abbé de Saint-Foix, de Ludwig l'automate au visage de porcelaine, créature mécanique à la semblance de l'image du fils disparu d'Ostrov, et d'Irena, la fille du comte.
Mais les passions qui animent les humains ne sont pas aussi prévisibles que les mouvements qui animent les étranges machines du comte : Flood et Irena, à force de collaborer ensemble à l'élaboration du projet institué par le comte, vont finir par éprouver l'un pour l'autre une attirance qui leur sera fort préjudiciable. Le comte, furieux après avoir découvert la passion qui anime les deux jeunes gens, va emprisonner Flood dans les caves du château tandis qu'Irena va disparaître pour une destination inconnue.
Flood restera de longues années au cachot, ne gardant en l'esprit que deux idées fixes : son amour pour Irena ainsi que son acharnement à poursuivre l'oeuvre que lui avait commandée le comte.

Mais tout cela n'est que le début d'une longue suite d'aventures qui va nous conduire à Venise, à Alexandrie, à Londres et jusqu'en Chine à la recherche des différents éléments nécessaires à la confection du livre infini : le papier, l'encre, les caractères d'imprimerie et la reliure. On y rencontrera Amphitrite Snow, qui dirige une bande de pirates en jupons, Pica, la jeune fille qui respire sous l'eau, Djinn, un jeune homme aux origines mystérieuses, mais aussi les vrais-faux et les faux-vrais automates de porcelaine de l'empereur de Chine, Monsieur Zéro,un naufragé vivant sur une île déserte, l'énigmatique duchesse de Beaufort, le machiavélique abbé de Saint-Foix et beaucoup d'autres encore...

Picaresque, baroque, onirique et poétique, « Un jardin de papier » est un conte pour adultes entièrement dédié à la littérature, à la passion et à la préservation des livres, une fable surréaliste et un roman d'aventures traversé de lieux, de personnages et de situations où l'on retrouve l'imaginaire de Cervantès, de Defoe, de Swift mais aussi de Mervyn Peake, d'Italo Calvino et de Jorge Luis Borges.
Un livre destiné à faire rêver d'autres livres, de ceux qui existent, de ceux que l'on a déjà lus ou pas encore, mais aussi de ceux qui n'existeront jamais que dans nos songes.


« Parfois on rêve de s'évader vers une autre partie du livre. On arrête de lire, on laisse défiler les pages entre le pouce et l'index, on épie l'histoire dans sa fuite en avant, non pas au dessus du monde mais à travers lui, à travers les forêts, les complications, le chaos des intentions, les villes.
Plus on approche des dernières pages, plus on galope dans le livre, de plus en plus vite, et soudain, le pouce relâche son étreinte, on s'échappe de l'histoire et on revient à soi. Le livre n'est plus qu'un fragile réceptacle de toile et de papier. On est allé partout et nulle part. »
( p.223 )


mercredi 10 décembre 2008

La grande peur dans la montagne




"Le vampire de Ropraz" Jacques Chessex. Roman. Editions Grasset & Fasquelle, 2007.





« Ropraz, dans le Haut-Jorat vaudois, 1903. C'est un pays de loups et d'abandon au début du vingtième siècle, mal desservi par les transports publics à deux heures de Lausanne, perché sur une haute côte au dessus de la route de Berne bordée d'opaques forêts de sapins. Habitations souvent disséminées dans des déserts cernés d'arbres sombres, villages étroits aux maisons basses. Les idées ne circulent pas, la tradition pèse, l'hygiène moderne est inconnue. Avarice, cruauté, superstition, on n'est pas loin de la frontière de Fribourg où foisonne la sorcellerie. On se pend beaucoup, dans les fermes du Haut-Jorat. À la grange. Aux poutres faîtières. On garde une arme chargée à l'écurie ou à la cave. Sous prétexte de chasse ou de braconne on choie poudre, chevrotine, gros pièges à dents de fer, lames affûtées à la meule à faux. La peur qui rôde. À la nuit on dit les prières de conjuration ou d'exorcisme. On est durement protestants mais on se signe à l'apparition des monstres que dessine le brouillard. Avec la neige, le loup revient. Il n'y a pas si longtemps qu'on a tué le dernier, en 1881, sa dépouille empaillée s'empoussière à douze kilomètres dans une vitrine du musée du Vieux-Moudon.
Et l'horrible ours venu du Jura. Il a éventré des génisses il n'y a pas quarante ans dans les gorges de la Mérine. Les vieux s'en souviennent, ils ne rient pas à Ropraz ni à Ussières. Au temps de Voltaire, qui a habité le château d'en-bas, au hameau d'Ussières, les brigands attendaient sur la route principale, celle de Berne, des Allemagnes, plus tard les soldats revenus des guerres de la Grande armée rançonnaient les honnêtes gens. On fait très attention quand on engage un trimardeur pour la moisson ou la pomme de terre. C'est l'étranger, le fouineur, le voleur. Anneau à l'oreille, sournois, le laguiole glissé dans la botte.
Ici on n'a pas de grands commerces, d'usines, de manufactures, on n'a que ce qu'on gagne de la terre, autant dire rien. Ce n'est pas une vie. On est même si pauvres qu'on vend nos vaches pour la viande aux bouchers des grandes villes, on se contente du cochon et on en mange tellement sous toutes ses formes, fumé, écouenné, haché, salé, qu'on finit par lui ressembler, figure rose, hure rougie, loin du monde, par combes noires et forêts.
Dans ces campagnes perdues une jeune fille est une étoile qui aimante les folies. Inceste et rumination, dans l'ombre célibataire, de la part charnelle à jamais convoitée et interdite. »



Le décor est planté : une région reculée, hors du temps, aux paysages inquiétants de montagnes et de sombres forêts de sapins. Reste maintenant à découvrir les acteurs du drame qui va se jouer ici, un fait-divers oublié ayant réellement eu lieu dans les premières années du XXe siècle et sur lequel Jacques Chessex revient dans cet ouvrage.
En février de cette année 1903, Rosa, la fille d'un riche fermier de Ropraz, Émile Gilliéron, succombe d'une méningite foudroyante. C'est la consternation dans les environs. Qui aurait pu prévoir que cette jeune fille de vingt ans, l'une des plus belles du pays, puisse être subitement emportée dans la fleur de sa jeunesse ? On l'enterre le jeudi 19 février et, malgré la neige qui paralyse le pays, nombreux sont ceux qui sont venus rendre un dernier hommage à la jeune disparue.
Le surlendemain, un fermier des environs, venu couper du bois aux abords du cimetière, fait une macabre découverte : la tombe de Rosa a été profanée. On va chercher le fossoyeur puis à l'aide de l'unique téléphone du village on prévient les autorités : le médecin, le juge de paix, le juge d'instruction accompagné de deux agents de la Police cantonale de Sûreté.
C'est au moment où tous sont réunis pour procéder à l'exhumation du corps qu'ils découvrent dans toute son horreur ce qui s'est passé lors de la nuit précédente. Le cadavre de la jeune fille à été violé et mutilé : la main gauche a été coupée, la tête, quasi décapitée, a été enfoncée dans le tronc, le coeur a disparu, les seins et les parties intimes ont été mâchés puis recrachés.


Dès le surlendemain, l'affaire s'étale dans les journaux et se répand jusqu'aux Etats-Unis. Très vite, la presse va trouver un nom à l'auteur de cette abomination : « le vampire de Ropraz. »
Quant à l'enquête, elle piétine. On soupçonne à tort quelques personnages des environs, des marginaux, un valet de ferme, un boucher ambulant, un éducateur, un étudiant en médecine... Rien n'y fait et dans les villages la peur et la méfiance s'installent.
Au mois d'avril, le vampire frappe de nouveau et de la même manière à Carrouges, à huit kilomètres de Ropraz. Cette fois-ci, c'est le corps de Nadine Jordan, une jeune femme décédée d'une tuberculose osseuse, qui est retrouvé après avoir subi les mêmes abominables sévices post-mortem.
Puis c'est à Ferlens que le vampire frappe encore, sur le corps de Justine Beaupierre, morte de phtisie. Même procédure que pour les deux autre victimes : viol, mutilations, dévoration.
Après maints errements, les autorités mettent la main sur un suspect : Charles-Augustin Favez, un colosse, alcoolique, obsédé sexuel et sujet à des crises de violence spectaculaires, surpris en train de violer...une génisse !
L'homme est arrêté, emprisonné, interrogé, examiné par un psychiatre disciple de Charcot.

Favez est-il le vampire de Ropraz ? Tout le monde voudrait le croire malgré les doutes du psychiatre Albert Mahaim.
Favez va pourtant être libéré, suite au rapport d'expertise psychiatrique, décision qui provoquera l'indignation de la population. Mais il est de nouveau arrêté quelques jours plus tard, à Mézières, pour viol sur la personne d'une veuve.
Cette fois-ci, la justice prend l'affaire au sérieux et, après le procès, Favez est condamné à vingt ans de réclusion. Le Dr. Mahaim réussira à commuer cette peine en un enfermement à perpétuité dans l'établissement psychiatrique qu'il dirige, à Céry.
Favez y restera douze ans jusqu'à ce jour de février 1915 où il s'évadera , franchira la frontière et s'engagera dans la Légion Étrangère, sous les ordres du commandant Frédéric Sauser, plus connu sous le nom de Blaise Cendrars.

Ce qu'il adviendra ensuite de Charles- Augustin Favez, le vampire de Ropraz, je vous laisse le découvrir si vous n'avez pas encore tenu entre vos mains ce court roman de Jacques Chessex, récit d'un fait-divers terrifiant, baignant dans une atmosphère oppressante et dont la conclusion s'avèrera pour le moins inattendue.
Mais qu'on s'y méprenne pas, ce roman n'a rien à voir avec la vague romanesque mettant en scène des serial-killers, genre littéraire qui a fait la fortune et la renommée de nombreux auteurs d'outre-Atlantique. Charles-Augustin Favez n'est pas Hannibal Lecter. L'histoire ici relatée par Jacques Chessex est le fruit de nombreuses recherches, recherches mises en valeur par le talent de l'écrivain qui nous fait ressentir toute la pesanteur du climat de suspicion qui s'instaure dans cette région isolée suite à ces monstrueux évènements. Et qu'en est-il de cette mystérieuse dame en blanc qui vient visiter Favez dans sa cellule ? Personnage réel ou pure fiction ?
On baigne ici en plein mystère, dans une atmosphère sombre et terrifiante, entre fiction et réalité, sans plus savoir quelle est la part de la véracité historique et quelle est la part d'invention de l'auteur.
Mais l'important n'est pas là, l'important est de se laisser entraîner par le talent de conteur de Jacques Chessex et de suivre cette histoire comme on le ferait lors d'une de ces veillées dans le pays du Valais, quand le feu crépite dans la cheminée tandis que dehors règne la nuit, glacée, inquiétante, peuplée d'ombres furtives et menaçantes.




vendredi 5 décembre 2008

Deux ans !

Et voilà ! Le blog du Bibliomane fête ses deux ans aujourd'hui (en fait c'était hier mais j'avais oublié).
Merci à toutes et à tous, vous qui venez régulièrement me rendre visite et sans qui j'aurais peut-être mis un terme à cette aventure.
Bien sûr il ne vous a pas échappé que ce blog est moins fourni qu'auparavant, mais la reprise d'une activité salariée entraîne immanquablement moins de disponibilités à consacrer à cet espace (d'autant plus que pour nourrir ce blog il me faut nécessairement utiliser mon temps libre à lire les nombreux romans qui me passent entre les mains).
Merci encore pour tous vos commentaires laissés ça-et-là, merci à vous qui avez fait de ce blog un espace d'échanges convivial et (je l'espère...) sans prétentions.

jeudi 4 décembre 2008

Sept cavaliers...




"Sept cavaliers quittèrent la Ville au crépuscule par la porte de l'Ouest qui n'était plus gardée" Jean Raspail. Roman. Robert Laffont, 1993.





Ils sont sept, commandés par le comte Silve de Pikkendorff, colonel-major, gouverneur militaire de la Ville.
Il y a d'abord l'évêque Von Beck, coadjuteur de la Ville, puis le Cornette Maxime Bazin du Bourg, le brigadier Vassili Clément, le lieutenant Tancrède,le cadet Stanislas Vénier et le palefrenier Abaï, de la tribu des Oumiâtes.
C'est sur l'ordre de son Altesse sérénissime Welf III, margrave héréditaire de la Ville, que ces sept cavaliers vont prendre la route et tenter de comprendre pourquoi le pays, naguère prospère, est devenu en l'espace de quelques temps un désert où ne rôdent que des bandes de pillards.


Même la Ville n'a pas échappé à ce triste sort et les rues sont désertes, abandonnées par ses habitants qui ont fui on ne sait où. Quelle étrange épidémie s'est donc répandue sur ce pays que l'on imagine d'Europe centrale, au tournant des XIXe et XXe siècles ? Est-ce une maladie infectieuse ? Est-ce une révolte de ses habitants qui a fait tomber le pays dans l'anarchie ? Est-ce encore l'influence de ces bandes d'amanitiens, consommateurs d'un redoutable champignon hallucinogène qui finit par les tuer au bout d'un an ou deux ?
Toujours est-il que le pays est coupé du reste du monde, le télégraphe ne fonctionne plus, les trafics ferroviaires et maritimes non plus. Des pays limitrophes ne parviennent aucune nouvelle et les postes-frontière ont été abandonnés.


Le margrave est resté seul en son château, accompagné de quelques fidèles, dont font partie les sept hommes qu'il va envoyer aux frontières afin d'élucider les causes du délabrement du royaume. Leur but ultime sera d'atteindre le poste-frontière de Sépharée d'où le margrave a reçu la dernière lettre de sa fille unique la princesse Myriam, qu'il avait éloignée de la Ville au début des troubles qui ont agité le pays. Depuis, plus aucune nouvelle n'est parvenue de la jeune femme. Est-elle morte ? A-t-elle trouvé refuge à l'étranger ?
Les sept cavaliers vont donc quitter la Ville « au crépuscule, par la porte de l'Ouest qui n'était plus gardée » et entamer un voyage qui va les conduire sur la côte, puis dans les montagnes et la Grande Forêt. Ils ne vont rencontrer que désolation sur leur chemin mais également croiser des personnages et des populations tour-à-tour amicales ou hostiles. Leurs conversations, lors des haltes autour du feu, leur donneront l'occasion d'émettre leurs hypothèses sur les causes de la déliquescence du pays, sur leurs espoirs, sur la légende menaçante des hordes d'envahisseurs tchétchènes qui pourraient profiter de l'abandon du pays pour s'en emparer et y faire régner une autre forme de terreur, sur l'étrange destin du capitaine et poète Wilhelm Kostrowitsky, disparu trente ans plus tôt en recherchant ces mêmes tchétchènes qui obsèdent le brigadier Vassili, et dont les poèmes ont trouvé un fervent amateur en la personne du jeune officier Maxime Bazin du Bourg.
Au cours de ce voyage, les sept cavaliers vont rencontrer l'un après l'autre leur destin et peu à peu leur groupe s'amenuisera jusqu'à ce qu'il ne reste plus que deux d'entre eux à atteindre Sépharée, le lieu où tout va prendre un nouveau sens et où cette histoire va connaître un dénouement inattendu.



Avec ce roman au titre évocateur, Jean Raspail démontre une fois de plus son extraordinaire talent de conteur et la richesse de son imaginaire. On retrouve dans ce livre des thèmes qui lui sont chers, comme l'évocation de peuplades et de contrées réelles ou imaginaires, la confrontation entre civilisations que tout sépare, entre sociétés traditionnelles et avènement d'un modernisme écrasant et destructeur.
Entre « Le désert des Tartares » de Buzzatti, « Le rivage des Syrtes » de Gracq, et l'univers des romans d'Italo Calvino, Jean Raspail nous entraîne ici dans un monde fascinant qui se situe aux frontières de la réalité et nous ouvre ainsi une porte sur des contrées inconnues, tissées de l'étoffe du songe et du réel.
Si le quotidien vous ennuie et vous semble morose, ouvrez-donc ce roman de Jean Raspail et laissez-vous entraîner à la suite de ces sept cavaliers qui « quittèrent la Ville au crépuscule par la porte de l'Ouest qui n'était plus gardée ».
Bon voyage.


Il est à noter que le premier tome d'une adaptation de ce roman existe en B.D. dessinée par Jacques Terpant, chez Robert Laffont.