mardi 26 janvier 2010

L' Histoire et la Pratique de la magie anglaise


"Jonathan Strange & Mr. Norrell" Susanna Clarke.Roman. Robert Laffont, 2007.
  Traduit de l'anglais par Isabelle D. Philippe.

Ayant vu ça-et-là nombre de critiques peu amènes à propos de ce roman, j’ai longuement hésité avant de me résoudre à me le procurer. Puis un jour j’ai sauté le pas et je dois dire que les vertes critiques que j’avais lues au sujet de ce pavé de 1140 pages me semblent aujourd’hui totalement infondées au regard de ce que j’ai pu découvrir en lisant cet épais roman.


Oubliées, les remarques sur la longueur de ce récit prétendument interminable où il ne se passe rien sur des centaines de pages; oubliées également les attaques sur le style pesant et les dialogues infiniment longs qui prennent place sur l’action.
N’en déplaise aux détracteurs de ce roman, nous ne sommes pas ici devant un ouvrage de la minceur de l’Amélie Nothomb annuel que l’on nous livre tous les ans à l’automne. Nous ne sommes pas non plus devant un de ces récits au rythme « palpitant » que savent nous concocter les auteurs de best-sellers, ni non plus devant un ouvrage où dialogues et descriptions s’effacent au profit d’une action soutenue qui laisse au lecteur bien peu de respirations, tout ceci au détriment d’une qualité narrative, d’une recherche du détail et d’une psychologie des personnages qui deviennent de ce fait totalement inexistants.

N’en déplaise donc aux lecteurs pressés, ce livre est long et doté de dialogues qui dépassent le champ lexical du protozoaire moyen, les descriptions des personnages et des lieux qu’ils visitent sont détaillées, le récit en lui-même prend son temps et s’arrête parfois pour s’adonner à quelques digressions. « Quelle horreur ! s’exclameront certaines personnes, serions-nous en présence de quelque chose approchant de la littérature classique, ces romans vieillots où il ne se passe rien et où l’on nous décrit interminablement les états d’âme des personnages quand ce n’est pas leur tenue vestimentaire ou les pensées intimes de leur valet de pied ? »

À ces personnes, je réponds oui, nous sommes en présence d’un ouvrage qui se rapproche d’un style littéraire qui est malheureusement devenu trop rare, un roman qui prend son temps, un roman que l’on aura peine à finir en deux jours pour épater un cercle d’amis, un roman qui ne nous prend pas pour des adeptes de ce zapping littéraire qui fait que nombre d’éditeurs font passer aujourd’hui pour des romans des oeuvrettes dont la brièveté et la minceur, il y a quelques années encore, auraient mérité le terme plus approprié de nouvelles.

Si vos goûts littéraires se portent sur des romans qui privilégient l’action au détriment des descriptions, si vous ne pouvez pas lire un récit comportant plus de 125 pages, il vous est fortement déconseillé de vous lancer dans la lecture de « Jonathan Strange & Mr. Norrell ». Combien de lecteurs et de lectrices ont été déçus par ce roman, pensant trouver là un Harry Potter pour adultes ou un roman d’Heroic-Fantasy peuplé de dragons, de gentils petits nains et de sorciers terrifiants ?

Il n’en est rien. Nous sommes ici en présence d’un récit qui reprend le rythme et les codes des romans du XIXe siècle, c’est-à-dire une intrigue qui évite la précipitation et le spectaculaire et qui s’attache à nous immerger dans l’univers qu’elle nous décrit. Il faut d’ailleurs prendre son temps pour appréhender le contexte de ce livre. Sommes-nous en présence d’une uchronie ou d’un monde parallèle, bien que fort semblable, au nôtre ?

Nous sommes dans l’Angleterre des premières années du XIXe siècle. La couronne britannique est en guerre contre l’empereur Napoléon. Jusqu’ici, rien que de très normal. Mais l’on apprend bien vite que la Grande-Bretagne a été, de par le passé, sujette à un autre conflit, celui qui a opposé le sud de l’île aux régions du nord gouvernées par un roi magicien : John Uskglass, le roi corbeau.

Cette guerre qui s’est déroulée au moyen-âge, a laissé derrière elle une tradition de magie qui veut que nombre de gentlemen respectables s’adonnent en amateurs à cette pratique ou à son histoire aussi naturellement que s’il s’agissait de zoologie ou de botanique.

Deux d’entre eux, Mr. Norrell tout d’abord, et Jonathan Strange ensuite, qui deviendra le disciple du premier, vont connaître un destin extraordinaire en se proposant de défier grâce à leurs talents les armées napoléoniennes qui étendent leur emprise sur toute l’Europe.

Les deux magiciens vont donc susciter des illusions, ressusciter des morts, changer la géographie de la campagne espagnole et même transplanter pour un après-midi la ville de Bruxelles au milieu des grandes plaines d’Amérique du nord afin que celle-ci ne soit pas prise par les armées françaises.

Mais user de la magie pour défier l’empereur Napoléon peut avoir comme contrepartie de réveiller d’anciennes puissances assoupies depuis la lointaine époque du règne du roi corbeau. Strange et Norrell vont avoir - en sus des divergences de pensée qui vont bientôt les séparer puis les opposer - maille à partir avec l’arrivée de l’ étrange et inquiétant « gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon » qui travaille à établir sur le trône d’Angleterre un successeur du roi corbeau disparu de longue date et dont on ne sait s’il est encore vivant, caché quelques part dans les hautes terres du nord ou dans un des royaumes féériques qu’il a conquis.

Comment relater l’extrême plaisir que j’ai éprouvé à lire ce roman, me laissant envoûter pendant trois semaines à suivre les aventures de Strange & Norrell, bercé par cette passionnante histoire, cette profusion de personnages et de caractères, tous décrits avec minutie et avec une exactitude historique remarquable en ce qui concerne des personnages tels que le duc de Wellington et lord Byron.

Bien longtemps avant d’avoir achevé ce livre, j’ai pu me rendre compte que les critiques négatives portées sur ce roman n’avaient plus lieu de m’inquiéter. « Jonathan Strange & Mr. Norrell » est indéniablement ce que j’ai pu lire de meilleur (dans ce genre littéraire que l’on rattache faute de mieux à l’Heroic Fantasy) avec Tolkien (souvent imité mais jamais égalé), John Crowley, Lian Hearn, Mervyn Peake ou Robin Hobb.



« Jonathan Strange & Mr. Norrell », paru en 2004, a reçu le Prix Hugo 2005, le Prix Locus 2005 et le World Fantasy Award du meilleur roman.



La disparition d'Arabella Strange - Illustration de Lea Zukas


dimanche 17 janvier 2010

L' anti-Bridget Jones


"Madeleine" Amanda Sthers. Roman. Editions Stock, 2007.

« Il l’a vouvoyée. Il n’a parlé de rien. Ni de maisons, ni de ce lit, ni de cette fois. Est-ce un rendez-vous ? Une deuxième visite ? Il a donné l’heure d’arrivée de son avion. Le même, même jour. Déjà deux mois plus tard. Le souvenir est bien là, brûlant sur les cuisses de Madeleine. Est-ce qu’il faut aller chez le coiffeur ? Du noir, ça mincit mais la peur aussi, le lointain. Du marine ? Du marron ? Du temps, pas beaucoup ? Que dit-elle ? Elle dit oui, je vous attendrai. Le silence est long. « Vous me reconnaîtrez ? » essaie-t-elle. Il ne répond même pas. Elle ne sait pas comment on attrape un homme, ils lui glissent entre les doigts comme du vif-argent, et celui-là est bien plus qu’un homme. Il est celui qu’elle aime, celui qu’elle attendait. »


Je l’avoue, quand j’ai lu sur la quatrième de couverture de cet ouvrage le texte ci-dessus, j’ai eu un peu peur. Était-ce à cause de cette succession de phrases courtes, hachées, procédé narratif très usité de nos jours chez certains auteurs branchés et médiatiques dont le talent se mesure à l’aune du chiffre d’affaires réalisé par leurs romans ?
Était-ce à cause du contexte pressenti à la lecture de ces quelques lignes, contexte qui semble annoncer une de ces consternantes bluettes à la mode, écrites en général à la calculette par les mêmes auteurs que ceux cités plus haut, bluettes agrémentées d’une dose de sexe raccoleur, un tantinet pervers, un tantinet voyeur, afin de faire accroire au lecteur naïf qu’il n’est pas en train de lire un roman de gare ( ce qui est pourtant le cas) mais de la véritable littérature.

Bref, c’est avec quelques appréhensions que j’ai entamé il y de cela quelques mois ce roman qui m’avait été envoyé dans le cadre du Prix des lecteurs du Livre de Poche 2009. Je m’attendais au pire et ce fut, au final, une agréable surprise et un bon moment de lecture que celui passé à lire ce roman d’Amanda Sthers.

Madeleine approche de la quarantaine. Célibataire, elle vit seule à Brest, dans une maison « longue comme une cigarette ». Madeleine n’est pas de ces femmes sur le passage desquelles les hommes se retournent. Elle n’est pas moche, non, mais pas belle non plus et a quelques kilos de trop. Madeleine a en fait un physique ordinaire, nullement compensé par un esprit brillant qui pourrait lui donner un certain charme.
Elle exerce son activité professionnelle dans une agence immobilière : Kerguikou View , et quand elle rentre chez elle après une journée de travail, elle rêvasse devant la télé en s’imaginant partager sa vie avec Brandon Bradley le héros de Destins Croisés, une sitcom américaine.
Le dimanche, elle rend visite à son grand-oncle, Pépé Jacques, qui est pensionnaire dans une maison de retraite où il s’est auto-proclamé « responsable spectacle ». Pépé Jacques s’y connaît en musique, c’est d’ailleurs grâce à lui qu’est né dans les années 1970 un tube de renommée mondiale :

« Pépé Jacques a une maison à Brest. Une belle maison. Il ne veut pas la vendre. Elle a appartenu à un chanteur breton à la mode qui jouait du biniou électro. Il a joué avec Peter Gabriel, Genesis… les plus grands. Avec un pic notable de popularité dans les années soixante-dix. C’est dans les toilettes de la maison de Brest qu’un des Bee Gees aurait composé un tube. C’est-ce que maintient Pépé Jacques, et ce qui lui a été dit lorsqu’il a acheté cette maison en 1978. Un tube a été écrit dans ses toilettes ! Pépé Jacques pense qu’il s’agit de Staying Alive mais il n’est pas sûr de ça. Ce qu’il sait, c’est qu’après ce tube, les Bee Gees ont eu une période creuse, sans le moindre succès. D’après Pépé Jacques, le frère Bee Gees compositeur aurait sonné un jour chez lui pour utiliser ses toilettes, persuadé que l’inspiration pourrait revenir. Il les lui a prêtées. Tube à nouveau. Mais, à la fois suivante, quand le Bee Gees est revenu confiant et lui a demandé avec sa voix de souris miniature : « Could I use your bathroom, please ? », il ne l’a pas laissé se servir de ses toilettes ni du reste de sa maison. « No, no, go to your maison. » Il ne fallait pas exagérer, le type avait fait un succès mondial grâce à ses chiottes et il ne lui avait pas donné un centime, pas envoyé un chocolat, rien. Alors Pépé Jacques a dit non et un écriteau devant la maison précise désormais : « Pas d’Américains dans mes toilettes. »

Voilà donc à quoi se résume l’emploi du temps de Madeleine : la semaine, elle fait visiter des appartements et des maisons à d’éventuels acheteurs avant de rentrer chez elle pour fantasmer sur Brandon Bradley, et ses dimanche, elle les passe en compagnie de Pépé Jacques qui fait répéter aux pensionnaires des « Oeillets » la comédie musical Cats, l’abreuve de ses anecdotes sur le show-biz et lui fait part de son projet d’ouvrir un studio d’enregistrement dans les toilettes de sa maison.

M. Kerguikou, le patron de Madeleine, s’est pris d’affection pour son employée et se désespère de la voir toujours célibataire à l’approche de ses quarante ans. Il va donc lui présenter son cousin Rémi, célibataire lui aussi :

« Rémi Kerguikou porte des pantalons en velours côtelé trop courts. Il a la raie sur le côté. Des lunettes d’écaille. Du temps devant lui puisque peu d’amis. […] Rémi a beaucoup d’humour. Il apprécie tout particulièrement les spectacles de Laurent Gerra dont il suit les apparitions télévisées. Rémi Kerguikou a des opinions politiques. Il aime la France. Il aime les vrais français. Ceux qui sont blancs, ceux qui font une nourriture sans odeurs, ceux qui sont catholiques. Rémi Kerguikou attend d’avoir une femme pour se mettre au golf. Il collectionne les photos des parcours verts à travers le monde. Rémi a très peu fait usage de son sexe, c’est, pourrait-on dire, « une première main ». À part quelques révisions auprès d’une prostituée (toujours la même). Rémi est en bonne santé. Il ne boit pas beaucoup. Ni d’alcool, ni d’eau. Pourtant sa sudation frontale est visible et abondante. Rémi aime les longues balades à pied, les labradors et les dentifrices aux plantes. Rémi Kerguikou a dit bonjour à Madeleine, il a regardé son cousin l’air de dire : « Ça va, on la prend » comme s’il venait d’essayer une voiture. »

On le voit, Rémi Kerguikou a bien peu de points communs avec Brandon Bradley. Madeleine se résignera-t-elle à céder aux avances de ce goujat pour accéder à la normalité et ne plus être désignée comme la pauvre célibataire vieillissante qui passe ses soirées seule et dort dans un lit trop grand ?

Un évènement va survenir en la personne de Castellot, un parisien venu acquérir une maison dans le Finistère. Pour Madeleine, cet homme représente tout ce à quoi elle n’a jamais eu droit, l’aisance matérielle et culturelle des bobos de la capitale, un univers bien éloigné de son microcosme brestois et des goûts vulgaires de Rémi Kerguikou.

Entre ces deux personnages issus de milieux si différents va naître une relation, pas seulement charnelle, une relation qui fera espérer à Madeleine un tout autre avenir que celui auquel elle se croit destinée.

Bien sûr, tout cela pourrait faire penser à une version finistérienne du « Journal de Bridget Jones », les thèmes abordés, le célibat, l’amour, le mariage y sont après tout les mêmes, mais Antoine Castellot n’est pas Daniel Cleaver ni Mark Darcy et le récit ne tombe pas un seul instant dans la mièvrerie ou la naïveté de la chick-lit, genre littéraire auquel ce roman n’appartient pas.

Madeleine, c’est plutôt l’anti-Bridget Jones. Bien que célibataire comme elle, elle n’évolue pas dans un milieu social de haute volée comme sa consoeur d’outre-Atlantique (Bridget Jones travaille dans le milieu de l’édition), l’ambiance générale y est beaucoup moins glamour et romantique et le Happy End de « Madeleine » n’a rien de commun avec celui de l’héroïne d’Helen Fielding. Le ton est ici plutôt doux-amer et les personnages évoluent dans un contexte rien moins que réel. Les personnages y sont tous très ordinaires et le quotidien n’est pas une seconde magnifié dans le but de verser dans la comédie romantique. Et même si l’atmosphère peut paraître parfois assez glauque, le récit n’est pas dénué d’un humour caustique qui apparaît surtout dans la description des protagonistes, description dont on a vu des exemples plus haut.

Au final, ce roman fut pour moi une agréable découverte, d’autant plus agréable que rien au départ ne me laissait présager que j’allais découvrir ici un ouvrage traitant avec originalité, humour et spontanéité de thèmes si souvent rebattus.







mardi 5 janvier 2010

Les Infortunes de la Vertu




"Histoire de Tom Jones" Henry Fielding. Roman. Gallimard, 1964
  Traduit de l'anglais par Francis Ledoux.

Henry Fielding (1707-1754) est sans conteste, au même titre qu’ Alexander Pope, Laurence Sterne, Daniel Defoe ou Jonathan Swift, l’un des plus importants auteurs britanniques du XVIIIe siècle.


Ses premiers romans : Jonathan Wild et Joseph Andrews lui ont valu une certaine notoriété mais c’est avec l’ « Histoire de Tom Jones, enfant trouvé » que Fielding va passer à la postérité.

Le but avoué de Fielding dans la composition de cet ouvrage est de « louer la bonté et l’innocence » et que celles-ci « ne peuvent presque jamais se trouver endommagées que par l’imprudence; et que c’est elle seule qui les attire dans les pièges que leur tendent la fourberie et la scélératesse. » Ainsi, Fielding avoue s’être « efforcé de contraindre par le rire les hommes à abandonner leurs folies et leurs vices favoris. »

Roman moralisateur, certes, « Tom Jones » appartient à cette catégorie, Fielding déclarant « dès l’abord de ce livre qu’il ne trouvera dans tout son cours rien de préjudiciable à la cause de la religion et de la vertu, rien qui ne soit conforme aux règles les plus strictes de la décence ou dont la lecture puisse offenser le regard le plus chaste. »

Pourtant, la lecture de « Tom Jones » n’est pas exempte de certains éléments qui ont dérangé nombre de lecteurs suite à sa parution en 1749.
Ce roman, qui se présente comme une comédie de mœurs, n’est en effet pas dénué de certains éléments qui pour l’époque ont pu paraître relativement choquants. Fielding s’en prend tout d’abord à la condition féminine de son époque où la sujétion à la gent masculine est inscrite dans l’ordre social et pèse sur les femmes considérées en tous points comme des êtres inférieurs qui ne peuvent s’accomplir socialement que par le mariage, la dot qu’il procure, et enfin la procréation d’héritiers mâles. Fielding s’élève donc (il n’est en cela pas le premier) contre l’institution du mariage, en particulier les mariages « de raison » ou mariages « arrangés » qu’il qualifie à plusieurs reprises au cours de son ouvrage de « prostitution légale ».

Quant à la prétendue infériorité de la gent féminine, elle sera plusieurs fois battue en brèche par certains personnages féminins apparaissant au cours du roman, à l’exemple de Mme Western qui n’hésite pas à proclamer à son frère, un grossier personnage qui menace de la frapper : « Vos corps sont plus forts que les nôtres, non vos cervelles. Croyez-moi, il est bon pour vous que vous puissiez nous battre ; sans quoi, telle est la supériorité de notre intelligence que nous ferions de vous tous ce que sont déjà les hommes braves, sages, spirituels et polis : nos esclaves. »

Les hommes sont ainsi souvent brocardés au cours de ce roman, et pas seulement les brutes comme le squire Western, mais aussi ceux que l’on qualifierait aujourd’hui d’intellectuels, tels les deux précepteurs de Tom Jones, le théologien Thwackum, dont la foi confine au fanatisme, et le philosophe Square dont les raisonnements se trouvent perpétuellement écartelés entre platonicisme et aristotélisme. Il va sans dire que ces deux raisonneurs, convaincus l’un comme l’autre du bien-fondé de leurs spéculations respectives, se haïssent cordialement et sombrent à maintes reprises dans le ridicule, voire dans la bassesse pour ce qui est de Thwackum à la fin du roman.

Ce qui choquera aussi nombre de lecteurs de « Tom Jones » après sa parution, c’est l’atmosphère de libertinage qui entoure le héros lors de certains passages, mettant celui-ci dans une position bien opposée à celle qui devrait être la sienne, c’est-à-dire celle d’un personnage vertueux et sans reproches. Tom Jones est en effet surpris au lit avec une dame, contredisant ainsi ses vœux de fidélité et d’amour éternel envers la belle Sophie, puis il est plus tard, arrivé à Londres, entretenu par la sulfureuse Lady Bellaston qui ne cache pas son désir de s’attirer les faveurs du jeune homme qui, plus tard encore, suite à d’autres rebondissements, sera même soupçonné d’une relation incestueuse.

Mais qui est en fait Tom Jones ? Il est, comme indiqué dans le titre du roman, un enfant trouvé dans de mystérieuses circonstances. Le squire (seigneur et juge de paix d’un village) Allworthy, un vertueux gentilhomme du Somersetshire, veuf depuis de nombreuses années et dont les trois enfants sont tous morts en bas-âge, vit retiré à la campagne en compagnie de sa sœur qui, la trentaine passée, n’est toujours pas mariée. Un soir, alors qu’il rentre de Londres où il s’est rendu pour affaires, le vénérable vieillard trouve dans sa chambre, couché dans son propre lit, un nourrisson.

L’enfant, de parents inconnus, va être adopté par M. Allworthy qui décidera de l’éduquer comme s’il était son propre fils. Le vieux squire, étant possesseur d’une fortune relativement considérable et n’ayant pas d’héritier légal, devra à sa mort remettre ses biens à sa sœur. Celle-ci va donc devenir l’objet de la convoitise d’un méprisable individu, le capitaine Blifil, qui va finir par l’épouser, pensant ainsi mettre la main sur l’héritage du vieil homme. Malheureusement pour lui, ses vœux ne se verront pas couronnés de succès car il mourra prématurément, laissant cependant derrière lui un enfant, le jeune M. Blifil qui grandira en compagnie de Tom. Les deux enfants sont cependant de caractères bien différents : autant Tom Jones est franc et enjoué, prompt aussi à faire mille bêtises, autant le jeune M. Blifil apparaît comme un garçon sage et réfléchi, attitude qui dissimule cependant un esprit froid et calculateur.

Lorsque Mme Blifil vient à mourir quelques années plus tard, plus aucun obstacle ne s’oppose à ce que le jeune M. Blifil n’entre en possession de l’héritage et du domaine de M. Allworthy. Les années passent, les enfants grandissent et deviennent de jeunes hommes. Tom Jones vit dans l’insouciance de la jeunesse, contant fleurette aux jeunes paysannes de son entourage et s’exerçant à la chasse en compagnie du squire Western, un gentilhomme voisin. Ce M. Western, veuf lui aussi, est père d’une délicieuse jeune fille : Sophie, parée de toutes les qualités.

Bien évidemment, Tom Jones et la belle Sophie vont tomber amoureux l’un de l’autre. Mais cet amour n’est pas du goût de tout le monde. Tom Jones, qui est un bâtard sans fortune ne peut prétendre épouser la fille d’un seigneur. Celle-ci sera d’ailleurs promise au cauteleux M. Blifil qui se réjouit déjà de réunir entre ses propres mains les fortunes des squires Western et Allworthy.

L’amour que se portent Tom Jones et Sophie Western ne va pas tarder à être découvert et être sujet à la réprobation générale. Suite aux manigances de M. Blifil, Tom Jones va être chassé de chez M. Allworthy et Sophie, qui ne peut se résoudre à épouser le cauteleux Blifil, va s’enfuir pour trouver refuge à Londres.

S’ensuit une folle course poursuite entre les deux jeunes amants qui manquent à chaque fois d’un cheveu de se retrouver au même endroit et au même moment, poursuivis par le squire Western fermement résolu à corriger Tom Jones et à lui faire renoncer à ses prétentions, et à mener bon gré mal gré sa fille vers l’autel du mariage.

D’auberges de campagne en palais de la noblesse londonienne, Tom Jones et Sophie vont croiser nombre de personnages qui sont en fait la matière même du récit. Les deux amoureux, bien que dotés chacun d’un caractère et d’un tempérament bien trempés, semblent n’être que le fil conducteur d’un récit qui nous permet de rencontrer une profusion de personnages représentatifs de tous les aspects de la nature humaine. On y verra des menteurs, des sots, des traîtres, des lubriques, des avares, des vertueux, des coquins, des médisants, des hypocrites…tous décrits ici avec un tel luxe de détails, une telle fraîcheur et une telle drôlerie que le lecteur contemporain un tant soit peu observateur du monde qui l’entoure trouvera, malgré la distance temporelle qui nous sépare de la rédaction de cette oeuvre, les mêmes caractères et les mêmes individus qu’il peut encore croiser de nos jours.

En cela, l’ « Histoire de Tom Jones » est une formidable comédie de mœurs dont la trame, faite de rebondissements, de quiproquos et de fausses pistes,se laisse lire avec grand plaisir et nous offre, loin du roman moralisateur auquel on pouvait s’attendre, une œuvre irrévérencieuse pleine de fraîcheur et d’humour.




William Hogarth (1697-1764) "The Marriage Contract"