dimanche 24 février 2008

Western


"Redemption Falls" Joseph O'Connor. Roman.

Editions Phébus, 2007.


Traduit de l'anglais (Irlande) par Carine Chichereau.



Avec « Redemption Falls », Joseph O' Connor nous livre une page de l'histoire du peuple Irlandais, celle de ces émigrés qui, devenus américains, vont se déchirer et s'entretuer lors de la Guerre de Sécession qui fera se dresser les unes contre les autres les armées de l'Union contre celles des Etats Confédérés.

Quand commence le roman de Joseph O' Connor, nous sommes en 1865 et la guerre vient de s'achever après la reddition du Général Lee à Appomatox (le 9 avril) et l'assassinat du président Abraham Lincoln par un sympathisant sudiste (le 14 avril).

Mais ces personnages emblématiques de cette période troublée de l'histoire des Etats-Unis d'Amérique n'occupent que la toile de fond du roman de Joseph O' Connor.
« Redemption Falls » s'ouvre en effet avec la longue marche d'une jeune fille, Eliza Duane Mooney, qui décide de quitter la ville de Bâton Rouge en Louisiane pour partir à la recherche de son petit frère Jérémiah, engagé comme tambour dans les armées confédérées et qui n'a plus donné signe de vie depuis lors.
Sachant que son jeune frère avait pour projet de passer la frontière canadienne, elle va se lancer à sa poursuite en traversant pour cela le pays tout entier.
Cette traversée du continent va s'avérer pleine de dangers dans ces immensités désertiques où les hostilités ne sont pas encore tout à fait éteintes et où les représentants des deux camps se livrent encore à d'effroyables réglements de compte.

C'est dans la bourgade de Redemption Falls, un endroit perdu que l'on imagine situé dans l'Etat du Montana, que vont peu à peu se mettre en place les éléments d'un drame aux accents de tragédie antique.
C'est à Redemption Falls que s'est établi James C. O' Keeffe, dit « Le Sabre », général de l'armée de l'Union et ancien héros de la cause indépendantiste irlandaise. S'étant plus ou moins autoproclamé gouverneur des Territoires des Montagnes, O'Keeffe vit en compagnie de sa femme Lucia, fille d'une famille de la bonne société new-yorkaise, poétesse à ses heures, et avec leur domestique, Elizabeth Longstreet, ancienne esclave émancipée.
Au sein de ces territoires sauvages, O'Keeffe – l'ancien révolutionnaire irlandais qui fut déporté en Tasmanie avant de s'échapper afin de gagner les Etats-Unis – n'attire pas que les sympathies. Nombreux sont encore ceux qui n'ont pas accepté la défaite des états confédérés et des bandes de hors-la-loi sudistes tels que Johnny Thunders répandent la terreur sur leur passage.
O'Keeffe est un homme usé, un colosse sur le retour qui s'adonne à la boisson afin d'écarter les visions et les fantômes de son passé. Sa vie conjugale n'est pas non plus des plus heureuses, marié à une femme trop belle, trop différente de ses manières d'ours en cage, une femme à qui il refuse obstinément de faire un enfant pour des raisons connues de lui seul.
Il pense trouver une échappatoire en recueillant un enfant perdu, vêtu des loques d'un uniforme sudiste. Serait-ce Jérémiah, le jeune frère d'Eliza Duane Mooney ? Cet enfant indomptable, quasiment retourné à l'état sauvage pour avoir vu tant d'horreurs se dérouler sous ses yeux lors de la guerre, va très rapidement devenir l'enjeu de forces qui le dépassent.
Le dénouement de cette histoire où chacun cherche pour lui-même le chemin de la rédemption, sera jalonné d'éclairs de violence, de déchirements, de renoncements, de mensonges et de trahisons qui donnent à ce récit la puissance et la noirceur des antiques tragédies grecques.

Roman polyphonique et foisonnant, émaillé de lettres, de chansons, de photographies, de coupures de presse, relatant les différents points de vue adoptés par la multitude de personnages présents dans le récit, "Redemption Falls" est une fresque aux dimensions épiques dans laquelle les hommes se révèlent prisonniers de leurs passions, de leurs tourments et de leurs haines au sein de paysages bien trop grands pour eux.
D'une puissance narrative exceptionnelle, cet ouvrage de Joseph O' Connor fera date – j'en suis persuadé – dans l'histoire de la littérature irlandaise. Magnifique.


Je voudrais qu'on m'explique...# 11 : Comment avoir de la "Classe" ?

Avoir un comportement "classe" n'est pas donné à tout le monde. Arborer une grosse bague à son annulaire, une Rolex à son poignet ou s'afficher au bras d'un célèbre top-model reconverti à la guitare sèche n'est pas nécessairement le signe d'un comportement "classe".

La "classe" ne s'acquiert pas comme un vulgaire bien de consommation. Les signes extérieurs de richesse les plus ostentatoires n'arriveront jamais à dissimuler un comportement vugaire. Dans ce dernier cas ils feront plutôt de vous un "parvenu".
La "classe", on l'a ou on ne l'a pas.

Pour illustrer mon propos, j'ai choisi trois contre-exemples visant à démontrer que le statut social - si élevé soit-il - d'un individu n'a pas forcément pour corollaire un comportement digne et honorable.

Ainsi, pour notre premier exemple, observons attentivement la manière dont se comporte ce petit homme invité à inaugurer un train à grande vitesse :




Sarkozy : visite guidée de l'AGV d'Alstom
envoyé par mondedemerdeblog

Hum, hum....Pas très "classe" ce comportement. Ne pas oublier qu'afficher son ennui peut apparaître comme un signe de mépris envers vos interlocuteurs.

Mais poursuivons avec ceci : le même petit homme se rend en Roumanie pour signer un accord. Mais regardons plutôt ce qui attire sa convoitise :



Vous pouvez garder le stylo
envoyé par minutte

Bon, d'accord, c'était peut-être un "Mont-Blanc" mais tout de même...

Dernier exemple en date : hier le petit homme inaugure le Salon de l'Agriculture. Un homme refuse de lui serrer la main. Riposte immédiate et pas très "classe" de la part du petit individu :



vous l'aurez compris, si vous souhaitez un jour accéder au sommet de la pyramide sociale et briller dans le gotha mondain, il vous est fortement recommandé de ne pas vous comporter de cette manière. Vous pourriez alors encourir le risque d'être considéré comme un goujat et un malotru.

Le Bibliomane (qui se prend pour Nadine de Rotschild)

samedi 23 février 2008

Une affaire de famille


"Les dieux ne valent pas mieux!" Marie Phillips. Roman.
Traduit de l'anglais par Erika Abrams.

Editions Héloïse d'Ormesson, 2008.


On les croyait définitivement disparus, oubliés, relégués dans les galeries des musées où leurs effigies de marbre impressionnent les visiteurs. Eux, ce sont les Dieux de l'Olympe, cette turbulente famille qui présida, dans l'Antiquité, aux destinées des hommes, des demi-dieux et des héros.

Pourtant – malgré les apparences – ils sont toujours parmi nous, et cohabitent dans une vétuste résidence londonienne, à l'abri du regard des mortels depuis le XVIIème siècle. C'est ici qu'ils ont trouvé refuge, dans cette vieille demeure crasseuse et poussiéreuse, menaçant ruine. L'Âge d'Or est définitivement terminé pour les Olympiens depuis qu'ils se sont fait damer le pion dans le coeur des mortels par un modeste charpentier nazaréen qui expira sur la croix sous le règne de l'Empereur Tibère.

Diminués, affaiblis, les dieux grecs n'ont eu, pour seule échappatoire, que de s'adapter aux conditions de vie contemporaines afin d'exercer leurs talents respectifs. Ainsi, Artémis, déesse de la chasse, s'est reconvertie dans le Dog-Sitting, Apollon est devenu animateur d'émissions télévisées, Aphrodite déploie ses talents dans le téléphone rose, et Dionysos est devenu tenancier d'une boîte de nuit de bas-étage.
Si leur splendeur passée est définitivement évanouie, les Olympiens n'ont pas perdu pour autant leur caractère chicanier et tapageur.
C'est d'ailleurs une de ces disputes si coutumières aux dieux grecs qui va mettre le feu aux poudres.

Apollon, tourmenté par son inextinguible libido, s'est encore une fois compromis avec une mortelle qu'il a – après avoir été repoussé par celle-ci – métamorphosé en eucalyptus. Cet acte va lui attirer les remontrances d'Artémis qui lui reproche de gâcher ainsi les dernières réserves de pouvoir divin dont disposent les Olympiens.
Mais cette mésaventure va surtout déclencher la colère et la jalousie d'Aphrodite qui va dès lors s'ingénier à concocter sa petite vengeance. Apollon est attiré par les mortelles, Soit ! Et s'il tombait éperdument amoureux de la première venue ?
Avec la complicité de son fils Eros, elle va rendre Apollon fou d'amour pour une femme choisie au hasard dans le public assisitant à l'enregistrement de l'émission animée par le bellâtre infidèle. Le choix va se porter sur Alice, une jeune femme de ménage qui n'en demandait pas tant...
Mais la machination orchestrée par la déesse de l'amour va très rapidement tourner au vinaigre et ce qui au départ se présentait comme une simple vengeance destinée à donner une bonne leçon au dieu Apollon, va finir par prendre des proportions cosmiques qui pourraient avoir comme conséquence l'extinction de la race humaine et par conséquent des dieux eux-mêmes.

Mais c'est sans compter sur la détermination et le pragmatisme de la déesse Artémis qui, après avoir renouvelé le mythe d'Orphée et d'Eurydice, va tout tenter pour réparer les pots cassés et remettre de l'ordre dans ce divin capharnaüm.

Dans la lignée de « De bons présages » de Neil Gaiman et Terry Pratchett, ainsi que du « Fils du Dieu de l'Orage » de Arto Paasilinna, le roman de Marie Phillips est une comédie légère et enlevée, sans temps mort, qui entraîne le lecteur dans un tourbillon de rebondissements, de clins-d-oeil à la mythologie antique et d'allusions cinglantes envers notre société moderne.

Sans égaler en humour le roman de Gaiman et Pratchett cité plus haut, « Les dieux ne valent pas mieux! » est de ces ouvrages qui offrent un agréable moment de lecture sans pour autant prétendre au chef-d-oeuvre. Amusant et léger, ce roman n'a d'autre but que celui de nous divertir.
Les dieux grecs, si profondément humains dans leur comportement – et cela depuis l'Antiquité – apparaissent une fois de plus dans l'ouvrage de Marie Phillips comme le modèle des travers et des défauts propres aux simples mortels que nous sommes. Soumis eux aussi à ces passions bien humaines que sont la colère, l'orgueil, la jalousie et le libertinage, ils sont bel et bien le reflet – ou plutôt le prototype – de nos imperfections. Non, décidément, les dieux ne valent pas mieux !
Merci à Cathulu qui m'a aimablement prêté ce roman. Son avis se trouve ici.



jeudi 21 février 2008

Le-Saviez-Vous ?

L' Eglise de Scientologie inaugure ses nouveaux locaux.

"La lutte contre les sectes a longtemps permis de dissimuler les vrais sujets. Mais, en France, les sectes sont un non-problème."

"Quant à la Scientologie, je ne les connais pas, mais on peut s'interroger. Ou bien c'est une dangereuse organisation et on l'interdit, ou alors ils ne représentent pas de menace particulière pour l'ordre public et ils ont le droit d'exister en paix."

(Emmanuelle Mignon, directrice de cabinet du président Nicolas Sarkozy.)

dimanche 17 février 2008

"Un Dessert de Gaufrettes"




"La Main d'oublies" Sophie Nauleau. Récit.
Editions Galilée, 2007.





« La main d'oublies » de Sophie Nauleau n'est ni un roman, ni un récit, ni même un essai. Il est en fait les trois à la fois.

L'auteure se penche ici sur la fascination qu'elle éprouve pour une peinture qu'elle découvrit en visionnant le film d'Alain Corneau : « Tous les matins du monde », adaptation du roman éponyme de Pascal Quignard.




« Monsieur de Sainte Colombe, à son lever, caressait de la main la toile de Monsieur Baugin et passait sa chemise. » (Tous les matins du monde – Pascal Quignard – Gallimard, 1991)

Cette peinture, « Le dessert de gaufrettes » réalisée par Lubin Baugin (1610-1663) probablement en 1631 et exposée au Musée du Louvre est considérée comme un des chefs-d-oeuvre de la Nature Morte française du XVIIème siècle.

« Une nature morte de quarante et un centimètres de haut sur cinquante-deux. L'extrêmité d'une table rectangulaire recouverte d'un linge uni voisinant l'indigo délavé. À main gauche, le petit côté avec ses angles visibles, sa perspective contraire à la perpendiculaire et le pli de la nappe, sobre godet. Je décrivais le minimalisme de Baugin. Le mur gris dont on ne voit qu'un retour, toujours côté jardin. Et l'appareillage soigné et régulier des pierres alignées rappelant l'intérieur froid des châteaux de la Loire à la morte saison. Le fond dans l'obscurité de l'encoignure et le contour des blocs que l'on croit deviner en plissant les paupières. Enfin, le vide derrière la table où pourrait se glisser un être, humain ou fabuleux. Voilà pour le cadre, mystérieusement désert. Sur ce coin de table sont posés trois objets. Au-devant, une assiette en étain. Derrière, un verre soufflé d'une finesse extrême, tels que Perec les appréciait. À droite, une bouteille aveuglée par un treillis de paille sans ajour.
[...]
Dans Le Dessert de Gaufrettes, l'assiette déborde de la table et mange le pied du verre. Le calice à huit pans est rempli, à peu près à mi-corolle, d'une boisson à la robe alezane. Le collet de la bouteille est bouché par un chiffon d'étoffe ou de papier blanc. La lèvre du goulot est nue, affleurant à découvert dans le prolongement de la claie jaune. Et deux petites anses, au bas et en haut de la panse, guident une cordelette toute simple mais élégante. C'est une bonbonne ronde et godronnée comme les côtes d'un melon, soeur de lait française des fiasques d'Italie, en plus courtaude. Les brins, entrelacés depuis le fond jusqu'au col, ressemblent à des canisses de paille ou de raphia – plus souples que l'osier de la dame-jeanne que j'avais ramassée un soir, à l'entracte de Cyrano, sur la scène du théâtre de Chaillot. Et, en poursuivant dans le sens des aiguilles d'une montre, tu retrouves l'assiette en métal argent, légèrement creuse et bordée d'un large marli qui remonte en forme de frisbee. Elle est tellement lustrée qu'on dirait le miroir d'étain du ciel chauffé à blanc du peintre et écrivain Eugène Fromentin.[...]
On l'appelle Le Dessert de Gaufrettes parce qu'il y a dans cette assiette une poignée de pseudo gaufrettes disposées en étoile. Ce sont des biscuits enroulés comme on roule une pâte brisée sous un rouleau à pâtisserie, ou une feuille cartonnée entre la paume des mains pour simuler une longue vue. Ils sont sept, de même que les sept pierres du mur de refend. Copeaux de lumière joliment gaufrés et de la taille de la fourchette du père Adam. »







Nature Morte donc, que ce « Dessert de Gaufrettes ». Il n'est cependant pas inutile de rappeler que le genre pictural qu'est la Nature Morte n'est pas – comme on serait tenté de le croire – une simple représentation esthétique d'objets disposés de manière harmonieuse afin de créer chez le spectateur un sentiment d'admiration et d'émerveillement devant la reproduction en deux dimensions d'objets courants et de fruits, légumes, fleurs, etc... Il ne peut pas non plus être réduit à un simple exercice de style dans lequel le peintre apporterait la preuve de son habileté à retranscrire sur la toile la représentation du réel.

La Nature Morte appartient avant tout au genre pictural des « Vanités », tableaux destinés à la méditation solitaire devant l'impermanence du monde sensible mais aussi et surtout du spectateur qui doit comprendre que lui-même est voué au délabrement et à la mort.
Ce style pictural qui a fait florès au XVIIème siècle, à grand renfort de crânes humains et autres accessoires morbides, s'est exprimé dans le genre de la Nature Morte avec plus de discrétion.
En observant en détail nombre de tableaux de l'époque, on ne compte plus les éléments symboliques destinés à rappeler au spectateur l'impermanence de toutes choses : coupes renversées ( Frans Ryckhals), pétales détachés de la tige des fleurs (Anthony Claesz), gâteaux à demi consommés (Willem Claesz Heda), mouches (Abraham Mignon), etc...

« Aux XVIe et XVIIe siècles » dit Pascal Quignard, « on ne disait pas nature morte. [...] Les Hollandais disaient des vies immobiles. Les Espagnols disaient des peintures de cave où on vend le vin et les jambons. Les Français disaient des vies coyes, des vies silencieuses. Coye était une forme plus usuelle que le féminin coite, qui est formé sur la forme latine et savante quiète. »

Au début de « La main d'oublies », Sophie Nauleau, observant « Le Dessert de Gaufrettes » de Baugin ne perçoit pas cette peinture comme un exemple de peinture de Vanités.

« Vanité des vanités, tout n'est que vanité », prétend le rouleau de l'Ecclésiaste. Au Louvre, face aux vulnérables enroulements des gaufrettes, je n'ai perçu ni désenchantement, ni défaut d'orgueil, ni sujet vain. Juste la merveilleuse fragilité d'une image peinte à deux millénaires de la première fête des Tabernacles. À l'évidence, l'artiste avait voulu représenter une invite et non une vanité, ou alors une buée des buées comme aiment à le dire les Hébreux. Car rien chez Baugin n'a encore commencé. Il n'y a ni miettes, ni insectes, ni sablier. Pas plus que d'épluchures, rongeurs, huîtres béantes ou fruits tavelés. Nulle morsure du temps. Nul indice putréfié. Juste l'éphémère d'un dessert intact, et qui dure. Ainsi un homme patient, il y a bien longtemps, avait fait de quelques chatteries beurre frais le sujet d'une peinture. »

C'est en relisant attentivement « Tous les matins du monde » que Sophie Nauleau a trouvé dans le texte de Quignard – quand le fantôme de la défunte Mme de Ste Colombe vient rendre visite à son mari inconsolable : « Je suis venue parce que ce que vous jouiez m'a émue. Je suis venue parce que vous avez eu la bonté de m'offrir à boire et quelques gâteaux à grignoter. », dit le fantôme qui hante Tous les matins du monde. Le corps d'une femme défunte revient neuf fois de l'au-delà, traversant le récit, telle la petite souris trottinant dans la chambre sans qu'on la voie jamais : à sa première visite, « une gaufrette est à demi-rongée ». [...] Il m'a fallu longtemps avant de remarquer que l'une des pâtisseries du tableau était bel et bien légèrement abîmée. C'était pourtant la plus voyante, rayon de lune alvéolé, gaufrette ébréchée volontairement placée sur le dessus. »




Mais ce qui fait l'argument principal du livre de Sophie Nauleau, c'est avant tout l'interrogation posée par le choix de l'appellation – décidée par les historiens d'art – du tableau de Baugin, sous le titre de « Dessert de Gaufrettes ».

Qu'en est-il de ces gaufrettes ? Les pâtisseries peintes par Baugin, ces rouleaux de pâte cuite, ont en effet bien peu à voir avec ces biscuits que nous connaissons sous le nom de gaufrettes. Elles ressembleraient plutôt à nos cigarettes russes ou encore aux crêpes dentelle bretonnes.

S'étant renseignée auprès de spécialistes, historiens d'art, conservateurs de musée, Sophie Nauleau n'a rencontré au mieux que réponses évasives et fins de non-recevoir.
Pourtant, elle ne désarme pas et c'est ainsi qu'elle va se lancer dans cette recherche de la vérité afin de corriger cette appellation de gaufrettes qui apparaît à ses yeux comme une manifestation d'une certaine paresse de la curiosité et de l'exactitude historique.

« Ce n'est point ergoter pourtant que de réclamer le mot juste.[...] Ainsi s'en tenir aux gaufrettes, outre l'erreur d'anachronisme, équivaut à se satisfaire d'un ersatz et à donner, plus ennuyeux encore, dans l'artifice et l'inexactitude.
Un à-peu-près n'est rien qu'un coup d'épée dans l'eau. Pas plus d'effet, autrement dit, que de piler du lait dans un mortier. On a suffisamment seriné aux taciturnes et aux êtres secrets que parce que n'était pas une réponse pour s'empêcher de se laisser aller aux approximations, a fortiori quand on se trouve en présence d'un chef-d'oeuvre. Quelle vie enclose voulait-il perpétuer celui qui s'appliqua jadis, des heures et des heures, à manier les couleurs ? N'ayant jamais considéré la curiosité comme un vilain défaut, fouiller dans le passé m'est apparu la moindre des choses. Baugin valait bien un office, et le temps consacré à peindre qu'un Homo Sapiens du nouveau millénaire se creuse un tant soit peu les méninges. J'ai repris à mon compte l'inexistante affaire du Dessert de Gaufrettes. Et, bien que sans armée, j'ai fait de la salle 27 du département des peintures françaises mon quartier général. »

C'est alors à une investigation digne d'un roman-policier que Sophie Nauleau va se livrer, explorant les salles d'exposition et les livres, interrogeant historiens et pâtissiers, allant jusqu'à rencontrer Alain Corneau et Pascal Quignard.
La réponse à ses interrogations va lui apparaître – après maintes recherches – en consultant le Larousse ménager de 1926 dans lequel elle va enfin trouver le nom exact de ces pâtisseries « oubliées ».

Au-delà de ce qui pourrait faussement apparaître comme une recherche un tant soit peu futile, c'est à une réflexion sur le pouvoir des mots que nous invite Sophie Nauleau.
Ce pouvoir n'est pas à prendre à la légère. Un mot ne peut être remplacé par un autre sans être susceptible de corrompre le sens de ce qu'il indique. C'est également l'amer constat d'une langue qui voit disparaître certains termes précis, malhabilement remplacés par d'autres mots, plus usuels, plus contemporains, des mots-génériques qui désignent tout et n'importe quoi au mépris de l'exactitude de ce qu'ils sont sensés décrire.

C'est un exemple de l'appauvrissement de la langue qui nous est ici démontré, un appauvrissement qui, par ses effets pervers, induit la confusion et l'incompréhension de ce qui est montré.
Comment décrire un être, un objet, un phénomène s'il n'existe plus de mots pour désigner ceux-ci ? Remplacer un mot par un autre, plus accessible, plus actuel, n'est-ce pas faire preuve d'inexactitude, au risque de travestir la vérité ?
N'oublions pas que ces manipulations sur les mots – bien loin des innocentes gaufrettes de Baugin – ont été et sont encore, une spécialité des régimes totalitaires et ultra-libéraux qui excellent à pervertir le langage en détournant les mots de leur sens premier. Georges Orwell a d'ailleurs très bien décrit ce phénomène avec l'usage de la novlangue dans l'effrayant « 1984 ».

C'est la recherche et l'exhumation d'un mot enfoui sous la poussière des ans – un mot remplacé par un autre, malhabilement plaqué sur un vide, comme une rustine inadaptée – qui se trouve au coeur du récit de Sophie Nauleau. À travers cette recherche basée sur le tableau de Lubin Baugin, l'auteur nous invite à suivre un récit empreint d'anecdotes et de références à la littérature, à la peinture, à la poésie, au cinéma, à la gastronomie ainsi qu'à la philosophie et à la contemplation.
Un livre qui, en tout cas, suscite l'envie de lire ou relire « Tous les matins du monde » de Quignard, de voir ou de revoir le film d'Alain Corneau, de contempler silencieusement « Le Dessert de Gaufrettes » et d' écouter Jordi Savall interprétant les pièces pour viole de gambe de Monsieur de Sainte Colombe.
Une invitation à un festin des sens.









Frontispice d'Ernest Pignon-Ernest

jeudi 14 février 2008


« Quand le dernier arbre aura été coupé,

Quand la dernière rivière aura été empoisonnée,

Quand le dernier poisson aura été attrapé,

Seulement alors,

l'Homme se rendra compte que l'argent ne se mange pas... »


(Sagesse indienne.)

Bloggueurs : Gagnez des livres !!!



Vous êtes peut-être déjà au courant : Babelio relance l'opération Masse Critique.

Il vous suffit de vous inscrire sur Babelio et de postuler pour reçevoir chez vous l'un des 70 titres offerts à la critique (bonne ou mauvaise). Pour cette opération, une trentaine de maisons d'édition sont partenaires (de Laffont BD à Grasset, en passant par Le Seuil, Calmann Lévy, XO et bien d'autres) et la palette d'oeuvres offertes va de l'essai au roman, du livre de voyage au conte pour enfant.

Plus d'info sur le blog de Babelio : http://babelio.wordpress.com/

Et la page de Masse Critique est ici

mercredi 13 février 2008

Le Lys et le Léopard



"La Guerre de Cent Ans" Jean Favier. Essai

Librairie Arthème Fayard, 1980.



Pour la plupart d'entre nous, l'évocation de la Guerre de Cent Ans revient à ressusciter quelques images empoussiérées, lointaines réminiscences scolaires symbolisées par la figure emblématique de Jeanne d'Arc. Au mieux restent dans nos mémoires quelques dates, quelques noms de grandes batailles: Crécy, Azincourt ; quelques personnages marquants aussi : Bertrand Du Guesclin, le Prince Noir, Charles VII... Pour le reste – que ce soient les causes et conséquences de ce conflit (ou plutôt de "ces" conflits), le déroulement chronologique des évenements, l'étude sociologique, politique et économique de l'époque – le sujet apparaît singulièrement vaste et confus.


C'est pourquoi Jean Favier – médiéviste reconnu, membre de l'Institut, directeur général des Archives de France et professeur à l'Université de Paris-Sorbonne, auteur de célèbres biographies telles que celles de Charlemagne, de Philippe le Bel, de François Villon, de Louis XI – s'est attelé à la difficile tâche de revenir sur cette période troublée de l'histoire de France.


Bien entendu, Jean Favier ne prétend pas retracer dans cet ouvrage l'intégralité des rivalités franco-anglaise, celles-ci s'étendant sur une période d'environ trois siècles, approximativement de 1152, date du mariage d' Aliénor d'Aquitaine avec Henri II Plantagenêt, jusqu'en 1453, date de la reconquête définitive de la Guyenne par Charles VII et de la bataille de Castillon.

L'auteur s'est ici focalisé sur la période s'étendant de 1328, date de l'avènement de Philippe VI de Valois, avènement qui met fin à la dynastie des Capétiens, jusqu'à la victoire de Charles VII en 1453.

Ce sont donc ces 125 années qui – au regard de l'Histoire – ont donné naissance à l'appellation de cette période dite de la « Guerre de Cent Ans ».


Mais qu'est-ce que cette Guerre de Cent Ans ? Un conflit initerrompu entre français et anglais pour la possession du Royaume de France ? La réalité, comme souvent en ce qui concerne l'Histoire, est beaucoup plus complexe.

Tout d'abord il serait vain de réduire ce conflit à un affrontement continu s'étalant sur plus d'un siècle. La guerre de cent ans est avant tout une succession de batailles, de prises de possession de territoires, d'avancées et de reculades des uns et des autres, tout ceci entrecoupé de périodes de trêve plus ou moins longues, de traîtés de paix qui ne demandent qu'à être enfreints.
On ne peut pas à proprement parler réduire cette période à un conflit mais plutôt à une suite d'échauffourées plus ou moins meurtrières dans lesquelles l'un et l'autre camp regagne ce qu'il a perdu la fois précédente, annexe de nouveaux territoires au détriment de son rival jusqu'à ce que celui-ci, au hasard des circonstances et des alliances vienne à en reprendre possession.
De plus, une guerre ininterrompue sur une telle période aurait eu pour effet de laisser nombre de territoires exsangues aussi bien démographiquement qu'économiquement.

Malgré ces périodes d'accalmie relative, on ne peut pourtant pas dire que les populations de l'un et l'autre camp réussissent à échapper à échapper à de cruelles saignées. L'argent, le nerf de la guerre, est collecté par la mise en place d'une fiscalité de plus en plus pesante qui conduira à de nombreux soulèvements populaires cruellement réprimés par la noblesse.
Quant aux populations, rurales ou citadines, elles n'échappent pas aux massacres perpétrés par les assaillants de l'un et l'autre camp. Tout ceci sans compter sur l'apparition, en 1348, de la grande épidémie de peste noire qui emportera un tiers de la population européenne de l'époque.


En ce qui concerne le conflit franco-anglais en lui-même, il serait tentant et caricatural de réduire celui-ci à un affrontement entre deux nations bien définies. La guerre de cent ans n'est pas un conflit où le patriotisme des uns tente de s'opposer à l'invasion des autres. Le sentiment national n'a pas sa place dans cette confrontation. C'est seulement vers la fin des hostilités, quand Armagnacs et Bourguignons consentiront à s'unir sous la bannière de Charles VII que l'on verra naître l'ébauche de ce que l'on pourrait appeler un sentiment national. De plus, il est nécessaire de préciser que le soldat « anglais » de l'époque est bien plus souvent un gascon de pure souche qu'un natif d'Outre-Manche. La guerre de cent ans n'est donc pas un affrontement où s'exacerbent les sentiments nationalistes des uns et des autres. Cette guerre est avant tout une guerre féodale.


Bien au delà des clivages nationaux, cette guerre est le fruit de nombreux conflits de succession.
On sait que le mariage d'Aliénor en 1152 avec Henri Plantagenêt va faire du duché d'Aquitaine une possession de la couronne d'Angleterre. Henri II roi d'Angleterre, désormais duc d'Aquitaine et de Normandie, devient de par ce fait vassal du roi de France en ce qui concerne ses possessions continentales. Le cas est inédit. Un roi devient le vassal d'un autre roi. Cette situation perdurera jusqu'à la victoire de Philippe-Auguste à Bouvines en 1214 où le duché de Normandie réintègre le royaume de France.
La tension s'accroît nettement lorsque s'éteint en 1328 Charles IV, dernier fils de Philippe le Bel et dernier des Capétiens. Philippe VI de Valois, neveu de Philippe le Bel, monte alors sur le trône de France. Edouard III, roi d'Angleterre, fait alors valoir ses droits sur la couronne de France : n'est-il pas, par sa mère, Isabelle de France, fille de Philippe le Bel et épouse d'Edouard II, le plus proche descendant des Capétiens ?
A partir de l'accession au pouvoir de Philippe de Valois, les hostilités vont aller en s'accroissant entre les deux royaumes, hostilités attisées par ces autres querelles dynastiques que sont les successions d'Artois, de Navarre, de Bretagne et de Bourgogne. La convoitise des uns et des autres sera source de maints retournements d'alliance, de trahisons et de parjures. Tout cela sans compter les soulèvements populaires, conséquences de pressions fiscales énormes destinées à entretenir les armées des belligérants. De Jacques Van Artevelde en Flandre au parisien Etienne Marcel, de la révolte des Jacques aux Cabochiens, le peuple gronde, se soulève, puis est cruellement réprimé. A tout cela s'ajoute la confusion religieuse entre tenants du pape de Rome et fidèles du pape d'Avignon, conséquence du Grand Schisme d'Occident.


On le voit, cette période pleine de convulsions, émaillée de sièges, de batailles, de massacres, d'épidémies, de famines, de révoltes, ne se laisse pas appréhender d'un simple regard. Les intrications dynastiques, les facteurs économiques, politiques, sociaux et religieux prennent une large part dans la relation de cette Guerre de Cent Ans, un conflit qui s'avère bien plus complexe qu'une simple passe d'armes entre deux royaumes concurrents. Cette relation des faits dans toutes leurs dimensions, Jean Favier a réussi la gageure de nous la faire partager dans un texte clair, précis, abordable par le non-spécialiste, constituant ainsi un récit de cette Guerre de Cent Ans qui est également un vaste panorama des sociétés et des mentalités des XIVème et XVème siècles. Passionnant.



La bataille d'Azincourt.

mardi 12 février 2008

La Patate Chaude


Et voilà ! Je pensais y échapper mais Lucy et Nanou ne m'ont pas oublié.

Me voici donc contraint et forcé de participer au jeu des 6 révélations dont je dois en premier lieu présenter les règles :


- Écrire le lien de la personne qui nous a tagué (c'est fait!)
- Préciser le règlement sur son blog (c'est ce que vous êtes en train de lire)
- Mentionner 6 choses sans importance sur soi (voir ci-dessous)
- Taguer 6 autres personnes en mettant leur lien (heu... voir un peu plus bas que ci-dessous)
- Prévenir ces personnes sur leur blog respectif (voir ci-dessus)


Voici donc 6 révélations fracassantes, absolument inutiles et sans aucune importance :


1) - Contrairement à la grande majorité des représentants de la gent masculine, je me rase de préférence le soir plutôt que le matin. Passionnant non ?


2) - J'ai été fumeur pendant environ 25 ans. J'ai arrêté depuis quelques années mais j'ai toujours grand plaisir à "en griller une" de temps en temps.


3) - Mon fruit préféré est la framboise.


4) - Ma saison préférée est l'automne. Nostalgie des cours d'école tapissées de feuilles de platanes et de marronniers ? Peut-être...


5) - Je suis super fier de posséder un exemplaire de "Fahrenheit 451" qui m'a été dédicacé par Ray Bradbury himself.


6) - Scoop : Je viens de trouver du travail. Bon, d'accord, c'est seulement pour 6 mois mais finalement c'est mieux que rien. Après quinze années de fonctionnariat, je découvre les joies de la précarité.


Et voilàààà.... Si vous avez réussi à lire cet article jusqu'au bout sans baîller à vous décrocher la machoire , vous êtes très forts et vous méritez bien que je vous repasse la patate chaude.

Tout le monde ayant déjà été tagué pour ce questionnaire, je ne vois pas qui désigner.

Des volontaires ? Ah... Je vois Rennette qui lève le doigt !

lundi 11 février 2008

A Christmas Tale in New-York


"L'attrape-coeurs" J.D. Salinger. Roman. Robert Laffont, 1986.

Traduit de l'américain par Annie Saumont.



« Si vous voulez vraiment que je vous dise, alors sûrement la première chose que vous allez demander c'est où je suis né, et à quoi ça a ressemblé, ma saloperie d'enfance, et ce que faisaient mes parents avant de m'avoir, et toutes ces conneries à la David Copperfield, mais j'ai pas envie de raconter ça et tout. »


Celui qui commence ainsi son récit s'appelle Holden Caufield. Il a dix-sept ans et ce qu'il raconte lui est arrivé au cours de l'année précédente. Fils d'une famille de la haute société new-yorkaise des années 40, Holden est – à l'époque où commence son récit – interne du très select collège Pencey Prep. d'Agerstown en Pennsylvanie.

A quelques jours des vacances de Noël, Holden est renvoyé de l'établissement. Ayant échoué dans quatre matières – malgré les avertissements que lui avait prodigués le directeur du collège – Holden a été prié de ne pas se représenter à la rentrée de janvier.
En ce froid samedi de décembre, trois jours avant la fin des cours, Holden va quitter le collège. N'osant pas affronter ses parents qui n'ont pas encore pris connaissance du renvoi de leur fils, Holden va prendre le train pour New-York.

Au lieu de réintégrer immédiatement la cellule familiale et d'endurer le courroux parental, il va passer ces trois jours qui le séparent du début des vacances à errer dans la ville. Son argent de poche le lui permettant, il va prendre une chambre une chambre d'hotel. N'ayant pas pu se faire servir d'alcool au bar de l'hotel car n'ayant visiblement pas l'âge de la majorité, Holden – après avoir échoué dans sa tentative de séduire une jeune femme sur la piste de danse – décide de se rendre dans une boîte de nuit à la mode de Greenwich Village : Ernie's.
Après s'être ennuyé ferme, avoir fumé cigarette sur cigarette et descendu quelques verres de scotch, il va retourner à l'hotel où un garçon d'étage va lui proposer un rendez-vous avec une prostituée. Naïf, Holden va évidemment accepter, ce qui lui vaudra de se faire délester de quelques dollars et d'encaisser quelques horions.


Le lendemain étant – comme on le sait – un autre jour, Holden décide de téléphoner à une de ses amies : Sally Hayes. Rendez-vous est pris pour ce dimanche après-midi. Ils iront tous deux au théâtre.


« Ce que j'ai fait, j'ai appelé Sally Hayes. Elle va à Mary A. Woodruff et je savais qu'elle était à New-York puisqu'elle m'avait écrit, il y avait quinze jours. Sally, elle me plaisait pas tellement mais on se connaissait depuis des années. Dans ma bêtise j'avais cru d'abord qu'elle était intelligente pour la raison qu'elle savait un tas de choses sur le théâtre et les pièces et la littérature et tout. Lorsqu'une personne en sait aussi long sur tout ça, il faut du temps pour décider si au fond elle est pas quand même idiote. Pour Sally il m'a fallu des années. Je pense que je l'aurais su bien plus vite si on n'avait pas tant flirté. Le problème c'est que je me figure toujours que la fille avec qui je flirte est intelligente. Ça n'a foutrement rien à voir mais malgré tout c'est ce que je pense. »


En attendant l'après-midi, Holden va rencontrer dans la gare de Grand Central Station deux religieuses venues de Chicago et avec qui il va parler littérature. Puis, après s'être dirigé à pied vers Broadway, il va attendre Sally au lieu de leur rendez-vous, sous l'horloge du Biltmore.

« J'étais vachement en avance au rendez-vous, aussi je me suis assis sur une de ces banquettes de cuir près de l'horloge dans le hall, et j'ai regardé les filles. Pour beaucoup de collèges les vacances avaient déjà commencé. Il y avait bien un million de filles, assises ou debout, ici et là, qui attendaient que leur copain se pointe. Filles croisant les jambes, filles croisant pas les jambes, filles avec des jambes du tonnerre, filles avec des jambes mochetingues, filles qui donnaient l'impression d'être extra, filles qui donnaient l'impression que si on les fréquentait ce seraient de vraies salopes. C'était comme un chouette lèche-vitrines, si vous voyez ce que je veux dire. En un sens c'était aussi un peu triste, parce qu'on pouvait pas s'empêcher de se demander ce qui leur arriverait, à toutes ces filles. Lorsqu'elles sortiraient du collège, je veux dire. On pouvait être sûr que la plupart se marieraient avec des mecs complètement abrutis. Des mecs qu'arrêtent pas de raconter combien leur foutue voiture fait de miles au gallon. Des mecs qui se vexent comme des mômes si on leur en met plein les narines au golf, ou même à un jeu stupide comme le ping-pong. Des mecs terriblement radins. Des mecs qui lisent jamais un bouquin. »


Sally va arriver. Mais ce qui se présentait au départ comme un après-midi sympathique va très vite tourner au vinaigre.
Après que Sally l'ait sèchement congédié, Holden va échouer dans un cinéma puis dans un bar où il va forcer sur le scotch-and-soda jusqu'à se retrouver complètement saoul. Une fois dehors, dans la nuit et le froid, il va trouver refuge dans un lieu qu' il connaît comme sa poche : Central Park. C'est là que va lui venir l'idée de rendre une visite inattendue à sa jeune soeur qu'il adore : Phoebé.
S'introduisant subrepticement dans l'appartement de ses parents, Holden va retrouver Phoebé avec qui il va passer quelques heures. La petite fille va très rapidement deviner dans quel pétrin s'est fourré son grand-frère et va lui faire don de son propre argent de poche afin qu'il puisse subvenir à ses besoins pendant deux jours jusqu'au début des vacances, moment où il sera temps de se confronter à ses parents. En attendant, Holden projette de passer ses deux derniers jours de liberté chez un de ses anciens professeurs : Mr. Antolini, qu'il a connu avant d'être renvoyé de l'école d'Elkton Hill.
Malheureusement, son séjour sera de courte durée et Holden va se retrouver une fois de plus dans la rue, fermement décidé cette fois-ci à plaquer cette société new-yorkaise qu'il ne comprend décidément pas.

« Finalement, ce que j'ai décidé, c'est de m'en aller. J'ai décidé de jamais rentrer à la maison, de jamais plus être en pension dans un autre collège. J'ai décidé que simplement je reverrais la môme Phoebé pour lui dire au revoir et tout et lui rendre son fric de Noël, et puis je partirais vers l'Ouest. En stop. Ce que je ferais, je descendrais à Holland Tunnel et là j'arrêterais une voiture, puis une autre et une autre et encore une autre, et dans quelques jours je serais dans l'Ouest, là où c'est si joli, où y a plein de soleil et où personne me connaîtrait et je me dégoterais du boulot. Je suppose que je pourrais bosser quelque part dans une station-service, je mettrais de l'essence et de l'huile dans les voitures. Mais n'importe quel travail conviendrait. Suffit que les gens me connaissent pas et que je connaisse personne. Je me disais que le mieux ce serait de me faire passer pour un sourd-muet. Et comme ça terminé d'avoir à parler avec les gens. Tout le monde penserait que je suis un pauvre couillon de sourd-muet et on me laisserait tranquille. Je serais censé mettre de l'essence et de l'huile dans ces bagnoles à la con et pour ça on me paierait un salaire et tout et avec le fric je me construirais quelque part une petite cabane et je passerais là le reste de ma vie. Je la construirais près des bois mais pas dans les bois parce que je veux qu'elle soit tout le temps en plein soleil. Je me ferais moi-même à manger et plus tard, si je voulais me marier, je rencontrerais cette fille merveilleuse qui serait aussi sourde-muette et je l'épouserais. Et elle viendrait vivre dans ma cabane et quand elle voudrait me dire quelque chose il faudrait qu'elle l'écrive sur un bout de papier comme tout le monde. Si on avait des enfants on les cacherait quelque part. On leur achèterait un tas de livres et on leur apprendrait nous-même à lire et à écrire. »


Mais les projets de Holden – aussi fantaisistes soient-ils – vont très rapidement capoter et c'est finalement la ténacité d'une petite fille qui va pousser Holden à rentrer au bercail et à subir les conséquences de ses actes.

Roman-culte depuis les années 50 jusqu'à nos jours, (250 000 exemplaires vendus chaque année), « L'attrape-coeurs » est le récit d'une errance de trois jours dans le New-York de la fin des années 1940. Le narrateur, Holden Caufield lui-même, relate un an plus tard – alors qu'il fait un séjour dans un établissement psychiatrique – ses aventures lors de ces trois jours de cavale après son renvoi du collège.

Son récit, écrit dans un langage familier, argotique, parfois vulgaire, nous entraîne à sa suite dans un parcours initiatique où le jeune homme va peu à peu prendre conscience de la complexité du monde et de la société qui l'entoure. Il va également devoir se défaire de sa naïveté d'enfant face à la dure réalité qu'il va être amené à toucher du doigt.

Car malgré son mètre quatre-vingt six , Holden n'a que seize ans et il ignore encore que jouer à l'homme – en buvant du scotch et en fumant des cigarettes – ne fait pas nécessairement de lui un homme à part entière. Au fond de lui, Holden est encore un enfant, un enfant qui rêve la réalité et l'interprète selon ses fantasmes. Ainsi, après une altercation avec un liftier d'hotel peu scrupuleux, va t-il s'imaginer blessé d'une balle dans le ventre et, armé d'un revolver, se lancer à la poursuite de son agresseur. Il en est de même pour ses projets d'avenir, quand il propose à son amie Sally de tout plaquer pour s'enfuir avec lui vers le Massachussets et le Vermont afin d'y vivre « quelque part, près d'un ruisseau ». Son désir de partir vers l'Ouest et de se faire passer pour un sourd-muet dénote lui aussi un esprit naïf et enfantin.

Holden est à cheval entre deux âges de la vie, l'enfance et le monde adulte. Ces adultes qu'il va cotoyer pendant ces trois jours – des adultes qui ne sont ni ses parents ni ses professeurs – ne vont lui inspirer que répulsion. Malgré son désir de leur ressembler, d'agir comme eux, un obscur instinct lui fait comprendre qu'il n'est pas comme eux, qu'il n'appartient pas à ce monde étrange et redoutable des adultes.

Il en est de même pour la sexualité. Il ne cesse d'en parler, de penser aux filles, de tenter de les séduire. Mais quand vient le moment de passer à l'acte, il se défile et essaye de trouver une bonne excuse afin de ne pas aller plus loin que le simple flirt.
Il est difficile de devenir un adulte sans avoir à renier une part de son innocence. C'est cela que va comprendre Holden, qui ne cesse de s'étonner de l'aisance avec laquelle certains jeunes garçons de son âge s'apprêtent à sauter le pas et à devenir des adultes à part entière. S'ils y arrivent si facilement, est-ce parce qu'ils ont cessé de s'interroger et de rêver le monde qui les entoure ? Est-ce que devenir adulte, c'est abdiquer ?

Holden est de ceux qui ne veulent pas se rendre sans conditions. Il souhaite devenir adulte mais il ne veut pas, plus tard, ressembler à son père, à ses professeurs, à tous ces hommes pour qui la vie se réduit à une lutte acharnée où le meilleur doit l'emporter. En cela Holden s'affirme déjà comme un précurseur et un représentant involontaire de la Beat Generation. Mais il est aussi et surtout un symbole intemporel de l'adolescent en rupture avec le système établi.


Ce qui sépare Holden caufield de nos adolescents d'aujourd'hui, c'est seulement le langage parfois désuet qu'il utilise. Pour le reste, il s'avère être d'une étonnante actualité, ce qui explique en partie le succès phénoménal de ce roman qui continue – près de soixante ans après sa parution – à être lu par des millions de jeunes.

Holden Caufield, ce symbole intemporel de l'adolescence n'a d'ailleurs pas été sans me rappeler – par ses côtés tour à tour attachants et agaçants – le personnage de Bone créé par Russell Banks. Autres temps, autres moeurs, mais les années et les modes passent sans altérer l'image de ce personnage qu'est Holden Caufield, une figure archétypale de la révolte adolescente. Ce sont ces archétypes qui bien souvent sont la marque des grands auteurs.

Avec Holden Caufield, J.D. Salinger a offert à la littérature mondiale un personnage intemporel et universel dans lequel chaque lecteur reconnaîtra un aspect – présent ou passé – de lui-même à cet âge si périlleux qu'est celui de l'adolescence.


L'avis de Hank et de Skanderkali.




vendredi 8 février 2008


“Il vaut mieux lire par goût un auteur dépassé que par snobisme un auteur dans le vent.
Dans le premier cas, on s'enrichit avec la substance d'un autre, dans le second, on consomme sans profit.”


(Emil Michel Cioran - Carnets 1957-1972, 1 juin 1968)

jeudi 7 février 2008

C'est l'Année du Rat !


Un jour de Nouvel An, Bouddha convoqua tous les animaux de la Création. Seuls douze d'entre eux se présentèrent. En remerciement, Bouddha leur offrit à chacun une année qui porterait leur nom et qu'ils influenceraient.
Aujourd'hui débute l'année du Rat. Si vous êtes né(e) en 1948, 1960, 1972, 1984, 1996, vous êtes du signe du Rat comme Shakespeare, Boileau, Racine, Sainte-Beuve, George Sand, Tolstoï, et Jules Renard. Mais voyons quelles sont les caractéristiques des natifs de ce signe:

Le Rat : Astucieux et Sentimental.

Rat charmeur et inventif

Tu es souvent agressif.

Furtif et amical

Tu es parfois cancanier

C'est bien un peu banal

Tu pourrais t'en priver.

Tu aimes la sécurité

Tu fais plein de provisions

Mais tu dépenses sans compter.

Petit rat capricieux

Tu es souvent artiste

Et un peu parasite.

Tu seras fonctionnaire

Ou bien homme d'affaires

Tu es le plus gentil

Avec tous tes amis.

Le dragon t'aime bien

Et buffle et singe aussi.

De toi le cheval se moque

Et de grimaces te croque.


Texte extrait de Club 77. Editions GALLIMARD, 1976

mercredi 6 février 2008

Sonic Killers


"Speed Queen" Stewart O'Nan. Roman.

Editions de l'Olivier / Le Seuil , 1998.

Traduit de l'américain par Philippe Garnier.



« C'était ça mon surnom dans les journaux – Speed Queen, la Reine du Speed. J'ai toujours été un peu plus vite que le reste du monde. C'est sans doute pour ça que je suis ici, d'ailleurs. Je ne m'arrête pas toujours pour réfléchir, je veux foncer. Lamont disait toujours que j'étais bâtie pour foncer. C'est vrai ; le monde m'a toujours paru un peu lent. C'est chimique, je crois. Tout ce que je faisais allait dans le même sens. Quand je me défonçais, je n'avais pas besoin de manger ni dormir ni rien, juste de monter dans cette Roadrunner et foncer. »


C'est ainsi que commence la confession de Marjorie – Speed Queen – alors qu'elle attend dans le couloir de la mort l'heure de son exécution. Grâce à son avocat, elle a obtenu de pouvoir enregistrer sur deux cassettes audio le récit de sa vie et des circonstances qui l'ont amenées à encourir la peine capitale. Cette confession sera ensuite remise – dans le but d'être publiée – à un célèbre écrivain qui n'est autre que Stephen King. Marjorie est en effet une admiratrice de cet auteur dont elle a lu quasiment tous les romans et dont elle connaît sur le bout des doigts l'univers glauque et terrifiant.
Elle ira même – dans sa naîveté – jusqu'à émettre quelques suggestions et conseils d'écriture à l'intention du romancier, dans le but de donner plus de relief à sa relation des faits.
Au cours de cette nuit qui précède son éxécution – alors qu'au dehors manifestent les partisans et opposants à la peine de mort – Marjorie va se lancer dans un long monologue où elle tentera de relater et d'expliquer – sans faux-semblants – les circonstances et les évenements qui l'ont menée jusqu'à la peine capitale.

C'est d'abord son enfance dans un endroit perdu de l'Oklahoma – Depew – au bord de la mythique Route 66, en compagnie de ses parents et du vieux chien Jody-Jo. Puis ce sont les déménagements pour se rapprocher de la capitale de l'état : Oklahoma-City.
C'est à Edmond, à l'époque de l'adolescence et peu après la mort de son père, que Marjorie commence à déraper : échec scolaire, alcool, drogues et médicaments.

Elle abandonne rapidement les études pour devenir serveuse dans divers restaurants de fast-food et stations-service. C'est d'ailleurs alors qu'elle travaille dans une station-service qu'elle fait la rencontre de Lamont, un marginal amateur de « muscle-cars », ces voitures aux moteurs boostés pour la vitesse.
Très rapidement cette rencontre va se conclure par un mariage puis par la naissance d'un petit garçon : Gainey. Mais ces deux évenements ne sonneront pas le glas des dérapages de Marjorie et de Lamont. Alcool, drogue, Trash-Food, ainsi que petits trafics et larcins en tous genres amélioreront leur ordinaire tandis que Marjorie continue à exercer ses jobs de serveuses dans les Drive-Thru de la région, ces « restaurants » où le client se fait servir son repas sans sortir de voiture.


C'est un banal accident de voiture, au cours duquel la police va découvrir un sachet d'héroïne, qui va faire que Marjorie va se retrouver pour six mois dans un centre de réinsertion. Là, elle va faire la connaissance de Natalie Kramer, avec qui elle va lier de solides liens d'amitié. Cette complicité entre les deux jeunes femmes ne cessera pas avec la fin de leur détention puisque Marjorie proposera à son amie de venir partager l'appartement qu'elle occupe avec Lamont et Gainey. Elle lui trouvera également un emploi de serveuse. Très vite, la troublante et perverse Natalie va devenir l'amante de Marjorie, mais aussi de Lamont.


Le trio ainsi constitué, la vie va continuer, au gré des relations clandestines et sado-masochistes qu'entretient Natalie avec de ses deux partenaires, une vie où la prise d'alcool, de drogues, de médicaments et de nourritures écoeurantes – saturées en graisse, en sucres et en hormones – entretient le quotidien. C'est d'ailleurs une histoire de drogue qui va tout faire basculer. Une transaction organisée par Lamont se passe mal. Une importante somme d'argent est dérobée dans l'appartement alors que ses occupants sont absents. Il va falloir rembourser les créanciers. Mais ceux-ci sont fermement décidés à récupérer leur avoir dans les plus brefs délais. Comment réunir en si peu de temps une telle quantité d'argent ? Impossible. Une seule solution s'impose alors : la fuite.
Le trio, en compagnie du nourrisson, va alors se lancer dans une course éperdue, espérant réunir – dans le meilleur des cas – la somme dûe, où franchir la frontière mexicaine et réussir à se faire oublier.
C'est alors que Marjorie émet une idée qui permettrait de récupérer rapidement et facilement de l'argent. Pour cela, il faut retourner à Depew, dans la maison où elle a grandi avec ses parents.
C'est à partir de ce moment que le trio va se trouver entraîné dans une spirale de violences, de tortures et de meurtres qui ne prendra fin qu'au Nouveau-Mexique, après un périple sanglant qui leur vaudra le surnom de « Sonic Killers » de la part des journaux, en référence à un massacre pérpetré dans un restaurant de la chaîne de fast-food Sonic.


Au cours de cette longue nuit – sa dernière – Marjorie va revenir sur cette descente aux Enfers, décrivant en détail ses tribulations, émaillant son récit de digressions sur sa détention ainsi que ses appréciations sur les différents moyens que les états fédéraux d'Amérique du Nord mettent en oeuvre pour l'exécution de la peine capitale. Pour elle ce sera une injection létale. Répondant scrupuleusement au questionnaire que lui a envoyé Stephen King, elle reviendra sur ses actes passés et évoquera ce qui à ses yeux est le plus cher : son enfant et sa foi toute neuve en Jésus-christ.
Au sujet de sa mort imminente, elle passe en revue ce qui lui manquera le plus de cette vie qui va s'achever quand retentiront les douze coups de minuit.


« Ce qui me manquera le plus de ce monde-ci.
Tout.
Mon fils. Ne plus m'amuser avec lui ça me manquera.
Les frites ça me manquera. Cette première grosse lampée qu'on prend sur un cherry slush qui vous gèle la cervelle et vous donne mal au crâne. Les carnavals ça me manquera, les foires, les fêtes foraines. Le Gravitron me manquera et le Tilt-A-Whirl, le Zipper et le Whip, le Spider et le Roundup, le Roll-O-Plane. Ça me manquera cette secousse dans l'estomac quand on passe en haut de la grande roue. Les funnels cakes ça me manquera aussi, et le maïs grillé, et les pâtés frits avec des cuisses de dinde, lécher des Sno-Kones. Conduireça me manquera. Sortir ma main par la fenêtre pour sentir la résistance de l'air.
Des tas de choses me manquent déjà. Le ventre de Lamont et cette façon qu'il avait de laisser un doigt de crème à raser derrière chaque oreille. Notre appartement me manque, notre lit – notre Roadrunner, évidemment.
Les intempéries. Le cinoche.
Je sais pas, moi, tout. C'est pas une bonne question à poser maintenant. Dites seulement que ça me manquera de vivre. »


Bien sûr, Marjorie éprouve du remords pour ses actes, mais elle ne quémande pas le pardon des proches des victimes ainsi que de la société. Elle donne uniquement sa version des faits, une version dans laquelle, malgré sa complicité évidente et sa présence sur les lieux lors des meurtres, elle n'aurait tué personne. Réalité, manipulation ?
C'est en tout cas avec lucidité, résignation et sang-froid qu'elle attend le moment où elle sera allongée et sanglée sur une table, attendant l'injection mortelle qui la conduira vers un sommeil qui ne connaîtra ni rêves ni réveil.

Avec « Speed Queen », Stewart O'Nan fait une fois de plus l'effrayant constat d'une société américaine à la dérive, une société qui gave ses enfants d'images violentes et perverses, de nourritures innommables et de fantasmes illusoires de gloire, de jouissance, de célébrité et d'argent facile. Il nous dépeint ici la misère sociale et culturelle dans laquelle évoluent ces enfants de l'Amérique profonde, ces jeunes adultes qui stagnent dans une adolescence interminable, victimes d'illusions et de rêves qui s'avèrent bien trop grands pour eux.

Stewart O' Nan dresse ici un portrait alarmant de ces jeunes gens qui n'ont de choix qu' entre la plus grande marginalité et le conformisme le plus obtus.

Les personnages qu'il met ici en scène sont à la fois des bourreaux et des victimes. Victimes d'une société dans laquelle ils ont bien peu de place, si ce n'est pour accomplir les jobs les plus minables et consommer à outrance les images et les nourritures les plus répugnantes.

La nourriture, d'ailleurs, tient une très grande place dans ce roman, au point que le traducteur à du établir dans les dernières pages un glossaire « Fast-Food » à l'usage de celles et ceux qui ne connaissent pas ces atrocités culinaires que sont les Baloney ( « sorte de saucisson de viande pressée et reconstituée, très bon marché, tellement factice que le mot en est arrivé à signifier « balivernes », « foutaises », « menteries ». », les Biscuits (« petits pains au soda et au lard qui n'ont rien à voir avec les biscuits »), les Dipsy-Doodles (« boules de glace flottant dans du Pepsi ou de la root beer ») ainsi que des boissons telles que le Champale (« sorte de « wine cooler », horrible compromis entre vin et ginger ale »).

Ces mets peu ragoûtants sont – faut-il le rappeler – l'ordinaire de toute un pan de la société américaine – la plus pauvre en général – et sont emblématiques de l'état de déliquescence culturelle à laquelle sont soumis certaines classes sociales, tout ceci savamment orchestré par les grands groupes financiers en charge de l'alimentation.


Fast-Food, Fast Cars, voici l'univers dans lequel évoluent Marjorie, Lamont et Natalie, un univers de consommation éffrenée et immédiate, une culture de l'instant, tout entière vouée à la satisfaction des sens et qui ne laisse pas de place à la frustration et au manque. Quand malheureusement cette frustration et ce manque viennent à subvenir, c'est à un déferlement de violence qu'il faut s'attendre. Cette situation, même si elle est décrite ici dans une société qui n'est pas la nôtre : les Etats-Unis, ne doit pas nous laisser croire qu'elle est une singularité culturelle propre à l'Amérique du Nord. Ce cauchemar consumériste et meurtrier se met insidieusement en place dans nos sociétés européennes elles aussi jetés en pâture à l'insatiable et mortifère appétit des grands lobbys financiers. A lire d'urgence.




dimanche 3 février 2008

Hubert Selby Jr. : entre violence et poésie.




"Chanson de la neige silencieuse" Hubert Selby Jr. Nouvelles.


Editions de l'Olivier / Le Seuil, 1998.


Traduit de l'américain par Marc Gibot.



Parfois la vie est mal faite. C'est en 1988 que j'ai découvert Hubert Selby Jr. avec ce météore littéraire qu'est « Last Exit to Brooklyn », livre que j'ai lu et relu à plusieurs reprises avec avidité, émerveillement et malaise devant cette écriture où la poésie le dispute à l'obscénité. Mais, malgré cette attirance envers l'écriture de Selby dont je m'étais promis d'explorer plus avant l'oeuvre littéraire, le hasard et les circonstances ont fait que, depuis vingt ans, je n'ai pas ouvert un autre ouvrage de cet auteur, remettant toujours à plus tard la lecture du « Saule » du « Démon », de « Retour à Brooklyn » et de « Waiting Period ».

Et voilà que sur le forum littéraire « Parfum de livres... parfum d'ailleurs », je remarque de nombreux et enthousiastes commentaires sur un titre de Selby que je n'avais jusqu'ici jamais remarqué : « Chanson de la neige silencieuse »
Le titre en lui-même, par sa beauté et sa sobriété, m'aurait, je ne sais pourquoi, plutôt fait penser à un titre de roman japonais qu'aurait pu, par exemple, écrire Yasunari Kawabata.
Et pourtant, c'était bien, malgré ma surprise, le titre d'un ouvrage de l'auteur de « Last Exit to Brooklyn ». deuxième surprise : ce livre est un recueil de quinze nouvelles dont la dernière donne son titre à l'ouvrage en question.

Cette nouvelle,« Chanson de la neige silencieuse » qui clôt le recueil, nous parle d'un homme, Harry, qui – suite à l'achat d'une maison dans le Connecticut où lui et sa famille se sont installés – a finalement été pris peu à peu par une insidieuse dépression nerveuse qui l'a obligé à quitter son emploi, à se faire soigner dans un hopital et à suivre un traitement médical épuisant. Sortira-t-il un jour de cet état d'hébétude, de cet anéantissement de sa personne et de cette angoisse qu'il éprouve face aux incertitudes de l'avenir ? C'est en pratiquant une promenade quotidienne dans les alentours qu'il espère peu à peu retrouver santé et joie de vivre. Par un blanc matin d'hiver il va entendre la chanson de la neige silencieuse. Ce doux et impalpable chant va le transformer et lui redonner soudain tout ce qu'il avait perdu depuis que s'était déclaré cet étrange malaise qui l'avait conduit au bord du vide.
D'une poésie et d'une sobriété cristalline, « Chanson de la neige silencieuse » clôt en beauté et en finesse ce recueil de nouvelles écrites entre 1957 et 1983. Toutes ne sont pas du même acabit et l'on retrouve dans bon nombre d'entre elles ce qui est si caractéristique dans l'oeuvre de Selby, à savoir la violence des rapports sociaux avec tout ce qu'elle implique comme désespoir, comme injustices et comme marginalisation des plus démunis face à cette lutte perpétuelle qu'est la course au bonheur et à la reconnaissance. On y retrouve donc le Selby des bas-fonds new-yorkais, là où l'alcoolisme, la désespérance et la violence sont monnaie courante, mais aussi le Selby qui nous décrit ces hommes et ces femmes de la classe moyenne, qui s'abrutissent de travail pour seulement échapper à la misère et dont les vies, les rêves, et parfois la santé mentale, tombent peu à peu en lambeaux.

On verra ainsi un représentant qui mettra en jeu son avenir professionnel en confiant celui-ci au hasard des prédictions lapidaires inscrites à l'intérieur des biscuits porte-bonheur traditionnels des restaurants chinois.
On suivra deux joyeux lurons ayant décidé d'emporter avec eux une bouteille de vin lors d' une scéance de cinéma.
On verra un homme devenir presque fou de désir pour une jeune femme inconnue aperçue sur un quai de métro.
En guise de thérapie, une femme séjournant dans un hopital psychiatrique, va écrire de nombreuses lettres à son mari, lettres dans lesquelles elle décrit les conditions de son séjour, son traitement, son espoir de sortir et de retrouver sa famille, sa peur d'échouer et de replonger dans la folie...
Dans « L'été de la Saint-Martin » et « Un peu de respect », on verra deux pères de famille péter les plombs face à leur progéniture, l'un parce que son égoïsme va le pousser à négliger sa fille pour assister à un match de football, l'autre parce que le manque de respect et le mépris dans lequel le tient son fils va le faire subitement exploser. Cette nouvelle écrite en 1978 apparaîtra d'ailleurs comme curieusement visionnaire en regard de certains comportements actuels.
« La puberté » est un texte très subtil sur le bouleversement intime d'un jeune garçon qui tout à coup n'étant plus un enfant mais pas encore un homme, va devoir abandonner les vertes prairies de l'enfance pour un nouveau monde encore inconnu.
« Le manteau » est peut-être le récit qui m'a le plus marqué dans ce recueil. On y fait la connaissance d'un « homeless » – version américaine de nos SDF – qui semble n'avoir que pour seul ami et confident...son manteau. Mais qui, à part lui, pourrait comprendre que l'attachement, confinant à l'obsession, de cet homme pour son manteau n'est pas le fait d'un dérèglement cérébral, mais que ce manteau qui le protège des températures hivernales est l'ultime rempart qu'il possède contre une mort certaine en ce terrible hiver new-yorkais où chaque matin l'on ramasse des sans-abris morts de froid ?

On trouvera donc dans ce recueil de nombreux aspects propres à l'univers littéraire de Hubert Selby Jr. : la misère sociale et affective du plus grand nombre, misère que l'on tente de colmater maladroitement par de grands coups de gueule, par la force des poings, par la dépendance à l'alcool et au sexe. Selby nous dépeint un monde obscur, cruel et sans pitié, où le grotesque le dispute à la grâce. Ce monde, avec ces zones d'ombre et de douleur, ces vies gâchées et malmenées qui avancent de guingois, ces éclairs de violence et ces rayons de lumière imprévus, ce monde, c'est le nôtre vu au travers du regard lucide, sans illusions – mais certainement pas désenchanté – de Hubert Selby Jr.