jeudi 26 novembre 2009

Les fantômes de Venise


"La Taverne du doge Loredan" Alberto Ongaro. Roman. Anacharsis Editions, 2007.
  Traduit de l'italien par Jacqueline Malherbe-Galy et Jean-Luc Nardone.

Schultz, ancien officier de marine devenu éditeur, occupe un antique palais vénitien hérité d’ancêtres autrichiens venus s’installer dans la Sérénissime en 1816 à l’époque de la domination des Habsbourg et de la création par l’empire autrichien du royaume de Lombardie-Vénétie.


Il partage la jouissance de cette lugubre demeure avec Paso Doble, un étrange personnage, sorte de double de lui-même, un alter ego malicieux et imprévisible qui s’amuse à dissimuler quantité d’objets indispensables, obligeant ainsi Schultz à remuer ciel et terre pour retrouver son portefeuille, ses clefs ou encore les épreuves d’un ouvrage en cours de fabrication.

Un troisième personnage -beaucoup moins remuant celui-là - habite dans la chambre d’amis. C’est une effigie de cire, assise dans un fauteuil, d’une superbe femme vêtue d’un long manteau en poil de chameau.

Qui est-elle ? C’est-ce que Paso double aimerait bien savoir, mais le mystère entourant cette énigmatique statue de cire ne fait que déclencher sa colère et sa jalousie.

C’est donc en cherchant les épreuves de son Histoire des lupanars vénitiens, dérobées par Paso Doble, que Schultz va trouver en haut d’une armoire un vieux livre sans titre et dont la page qui devrait indiquer le nom de l’auteur a été arrachée.

Intrigué par cet ouvrage inconnu, Schultz va en entreprendre la lecture. Il s’agit du récit, conté à la première personne, d’un jeune gentilhomme libertin anglais vivant au tout début du XIXe siècle.
Jacob Flint - c’est le nom du personnage central de ce récit - âgé d‘une vingtaine d‘années, est le fils illégitime d’un notable des environs de Londres et d’une noble dame italienne qui l’a conçu avec un bohémien de passage. Le jeune homme, insouciant et de belle prestance, multiplie les conquêtes amoureuses. Il s’éprend un jour de la femme d’un douanier des environs, mais celui-ci, disposant d’un efficace réseau d’informateurs, ne tarde pas à découvrir l’identité de l’amant de sa femme. L’histoire s’achèvera par un duel au cours duquel le douanier périra d’un coup d’épée.

Les duels étant interdits et sévèrement réprimés par la justice, Jacob Flint n’a plus qu’une seule option : fuir.

Avec la complicité d’un ancien palefrenier de son père, il va être conduit secrètement à Londres et hébergé chez le capitaine Viruela, un marin s’adonnant à la contrebande entre l’Angleterre et la France. Malgré les velléités de Jacob Flint de s’adonner lui aussi au trafic illicite d’alcool entre les ports français, anglais et hollandais, le capitaine Viruela va lui proposer une toute autre activité. Ayant appris que le jeune gentilhomme, du fait de son éducation, est doué - en plus de l’art de l’escrime- pour la musique, la peinture et la poésie, il va le diriger vers la Taverne du doge Loredan où l’on recherche une personne apte à jouer du clavecin. Là, il va faire connaissance avec Nina, la patronne de la taverne, une italienne d’une beauté si époustouflante que le jeune homme va immédiatement éprouver pour elle une passion inextinguible.

La belle va bien sûr céder aux avances de Jacob mais ne va pas cacher à celui-ci que leur relation sera à coup sûr punie de mort. Nina est en effet la maîtresse attitrée de Fielding, le chef de la pègre londonienne, un redoutable et cruel personnage dont la particularité est d’exhaler autour de lui une insupportable odeur de putréfaction. Celui-ci ayant rapidement découvert les amours interdites de Nina et Jacob, une poursuite va s’ensuivre à travers la France et l’Italie, où les deux hommes, désormais prêts à s’entretuer, vont tenter de retrouver les traces de la belle qui s’est enfuie vers le décor de son enfance : la cité des doges.

Au fil de sa lecture, Schultz va déceler dans cette histoire des détails troublants qui ne sont pas sans rapport avec sa propre existence, malgré les deux siècles qui séparent le contexte du récit de Jacob Flint de celui de ce début de troisième millénaire.

Avec « La Taverne du Doge Loredan » , Alberto Ongaro nous livre un roman placé sous le signe de l’Ange du Bizarre, un roman à tiroirs qui évoque l’ œuvre de Borgès, mais aussi les grands classiques de la littérature d’aventure tels que « L’ île au trésor » de Stevenson, « L’auberge de la Jamaïque » de Daphné du Maurier ou encore la filmographie de Luis Bunuel. Nous plongeant dans une Venise crépusculaire, Alberto Ongaro signe un roman surréaliste qui happe le lecteur et l’entraîne dans un univers romanesque qui flirte avec les codes du roman gothique du XIXe siècle. Un livre atypique, baroque, sensuel et fantastique qui, malgré son aspect de prime abord déroutant, se laisse apprivoiser et propulse peu à peu le lecteur dans un récit haletant et jubilatoire.





L' île Saint-Lazare la nuit. Venise. 1894 Peinture de Guevork Bachindjaghian.




dimanche 22 novembre 2009

Les 108 brigands des Monts-Liang







"Au bord de l'eau" Shi Nai-an. Roman. Editions Gallimard, 1977.
  Traduit du chinois par Jacques Dars.

Aussi populaire en Chine que le sont en Occident « Don Quichotte » ou « Les trois mousquetaires », « Au bord de l’eau » est peut-être le classique de la littérature chinoise le plus célèbre dans tout l’Empire du Milieu.


S’inspirant de faits réels survenus lors du premier tiers du XIIe siècle, dans les dernières années de la dynastie des Song du Nord, le récit relate les aventures d’une armée de hors-la-loi insurgés contre le pouvoir sous le règne de l’Empereur Hui-Zong.

Cette insurrection - une parmi tant d’autres dans l’histoire de la Chine - qui tint longtemps en échec les armées impériales, a donné lieu à nombre de récits et d’anecdotes relatant les hauts-faits de ces valeureux brigands. Très vite, la tradition orale, par le biais des conteurs, s’est en effet emparée des aventures des 108 brigands des marais des Monts-Liang, donnant à ceux-ci une stature quasi-mythique, figures de héros populaires en révolte contre une administration corrompue. Des hommes de lettres, inspirés par cette vaste épopée, vont par la suite transcrire sur le papier certains épisodes particulièrement marquants de ce récit, s’attachant à mettre en valeur les aventures de tel ou tel des 108 personnages qui composent l’armée des hors-la-loi.

C’est cependant au tout début du XIVe siècle que prend forme le roman sous la plume de Shi Nai-an, aidé par Luo Guan-zhong, auteur lui aussi d’un autre très célèbre roman épique : « Les Trois Royaumes ».

Puis, c’est au XVIIe siècle qu’un autre érudit, Jin Sheng-tan, revit, corrige et annote l’œuvre de Shi Nai-an. C’est cette version qui nous est donnée ici, traduite du chinois par Jacques Dars. On peut cependant déplorer que les éditions Gallimard ne nous proposent pas dans la collection Folio la version complète de l’œuvre, version complète que le lecteur ne pourra apprécier que s’il est à même de s’offrir ce roman dans l’édition de La Pléiade. Il est en effet fort regrettable qu’un ouvrage tel que celui-ci soit amputé de ses derniers chapitres, comme ces sharewares, logiciels que l’on peut télécharger gratuitement mais dont il faudra payer pour acquérir la version complète.

Ceci dit, les quelques 1800 pages proposées ici en deux tomes suffiront à emporter le lecteur dans cet époustouflant roman-fleuve peuplé de personnages hauts en couleurs et de batailles épiques. On y assistera - et c’est ce qui fait le corps principal du récit - à la constitution de l’armée des 108 brigands des marais des Monts-Liang. Ce n’est d’ailleurs pas un récit, mais une multitude de récits qui composent cet ouvrage. Chacun d’eux introduit un ou plusieurs personnages et nous fait partager le cheminement qui les conduira l’un après l’autre à rallier le repaire des hors-la-loi.

Qu’ils soient fonctionnaires de l’empire, marginaux, bonzes itinérants ou généraux, grands stratèges ou maîtres d’armes, tous vont se trouver en conflit avec l’administration impériale, et plus particulièrement avec l’arrogance, l’injustice et la cupidité des mandarins et des ministres.

Épris de justice, ceux qui sont devenus -le plus souvent par la force des choses - des brigands, vont s’allier sous le commandement de Song-Jiang.

Tous ne sont pas, cependant, des exemples d’honnêteté et d’héroïsme : certains tiennent des auberges où le client égaré peut finir, après avoir été drogué et détroussé de ses biens, comme plat principal des futurs hôtes. D’autres, comme Li-Kui, le Tourbillon Noir, peuvent s’abandonner à une frénésie de violence comparable à celle des berserkirs des sagas scandinaves et peuvent aller - pour enrôler un candidat réticent - jusqu’à assassiner un enfant pour que cet homme intègre et innocent, accusé de ce meurtre, soit obligé de fuir et d’intégrer malgré-lui la bande des marais.

Cependant, ce qui prévaut chez les hors-la-loi des marais des Monts-Liang, c’est une fraternité sans faille, et lorsque l’un d’entre eux se trouve en danger, les autres n’hésitent pas un seul instant avant de lui porter secours.

On fera donc connaissance, au fil de la lecture, avec de nombreux et fascinants personnages dont les sobriquets, souvent menaçants, parfois complètement surréalistes, prêtent souvent à sourire : ainsi les frères Ruan, surnommés pour chacun : « Trépas-instantanée », « Mort-prématurée » et « Yama-vivant » (Yama est le dieu des Enfers dans le panthéon bouddhique) ou encore Cao Zhang : « Le démon -du-couperet ». D’autres sont affublés de surnoms d’une étrange poésie, comme Shi Qian : « La-puce-sur-le-tambour », Tong Wei « le Crocodile-hors-de-son-trou » ou Chao Gai : « Le Roi-céleste-porteur-de-pagodes ».

Quant aux femmes -redoutables guerrières - qui se sont agrégées à la bande, elles ne sont pas en reste : citons Gu, « La Tigresse », Sun-la-cadette « l’Ogresse » et Hu la-troisième, « La-vipère-d’une-toise ».

Le récit, quant à lui, se lit d’une traite, sans temps mort, et chaque fin de chapitre nous invite à entamer celui qui suit afin de savoir ce qu’il va advenir des protagonistes du moment. Les péripéties et les coups de théâtre se succèdent à grande vitesse et ne laissent au lecteur que bien peu de temps pour reprendre haleine. Tout ceci est habillé d’une talentueuse traduction qui use à bon escient de mots et d’expressions tirées du vocabulaire médiéval, dont on retrouvera la signification précise dans le glossaire situé à la fin de l’ouvrage. On y apprendra ainsi ce qu’est un bouffiel, un cacque-trippes, un claque-patins, un patte-pelu, une ragote, un garbouil, une corsecque, un maheutre, un harpailleur…. 



Il n’est pas étonnant qu’  « Au bord de l’eau » ait été adapté en Chine d’innombrables fois, que ce soit au théâtre, à l’opéra, au cinéma, à la télévision, en bandes-dessinées, en dessins-animés, tant la matière y est riche, tant les complots, les intrigues, les duels et les batailles y sont nombreux et variés. Chacun des multiples personnages qui composent ce récit pourrait à lui seul être le sujet d’un roman à part entière, chaque chapitre fourmille d’actions, de rebondissements et de coups de théâtre, de telle sorte que l’on peut parler ici d’un roman « picaresque » avant la lettre.

Épique, grandiose, héroïque, tel est le roman de Shi Nai-an, un roman de chevalerie sorti tout droit de l’univers médiéval chinois, une œuvre aussi distrayante qu’intelligente qui, malgré ses 1800 pages, se laisse dévorer avec un plaisir ineffable.








jeudi 12 novembre 2009

Ubu Roi



"Deuxième chronique du règne de Nicolas 1er" Patrick Rambaud. Roman. Grasset, 2008

Adresse à Notre Très Émoustillant Souverain,

Trésor National Vivant




C' EST PARCE QUE NOUS SOMMES NOMBREUX à souffrir votre règne, Sire, que j'ai entrepris de le raconter depuis son aurore, afin qu'en demeurent les péripéties et, oserais-je le dire, une manière de trace.


Dans un premier volume de cette chronique, j'ai évoqué Votre Grandiose Installation sur le trône encore chaud du roi Chirac et les six mois bouillonnants qui suivirent. J'y brossai comme à la paille de fer, les figures les plus clinquantes qui formaient votre Cour et relatai la bousculade calculée des événements qui plongèrent le pays dans la stupeur, puis dans le stupide. Je redoute, Sire, de vous parler aussi ouvertement, mais ce Livre II va chanter une nouvelle chanson, puisqu'il s'ouvre sur les fissures qu'on aperçut bien vite craqueler la façade de votre bel édifice, et sur le réveil du populaire engourdi par vos tours et vos atours. La plume m'en tremble entre les doigts, mais Votre Compulsive Grandeur doit comprendre que, selon les lois de la nature et celles de la politique, la pluie succède au beau temps. Voici venue pour Votre Omnipotence la saison des orages.

                                                                                                                                 P.R.

Ainsi commence le tant attendu deuxième volet des Chroniques du règne de Nicolas 1er dont le premier volume avait failli me faire étouffer de rire sur une situation qui, pourtant, ne prête pas à la rigolade : l'accession au pouvoir du plus sinistre bouffon que notre république ait jamais connue.

Patrick Rambaud y relatait avec talent et ironie les six premiers mois du règne de ce petit autocrate qui, dès le départ, sût s'adjoindre les services d'une équipe gouvernementale à son image, ramassis d'obséquieux aigrefins et de traîtres cauteleux. On y vit, peints au vitriol, outre la figure de notre divin potentat, les portraits de celles et ceux qui eurent l'insigne honneur de paraître à la Cour : les traîtres Kouchner et Besson, la baronne d'Ati « qui gardait les Sceaux et les robes prêtées par M. Dior », la marquise de La Garde, ou encore le chevalier de Guaino et le cardinal de Guéant, éminences grises du pouvoir qui, tour à tour, tentent d'enseigner à notre monarque les subtilités de la politique internationale en se référant aux albums de Tintin et Milou.

Cette deuxième chronique s'ouvre sur la visite un tantinet tapageuse du calife bédouin Mouammar le Cruel qui vient planter sa tente dans les jardins du palais. Suit l'entrée en scène de la comtesse Bruni, introduite auprès de notre auguste monarque par l'entremetteur Séguéla « ...Un transfuge qui choyait jadis le roi Mitterrand ; ce publiciste verbeux, décati, bronzé pour l'éternité à la lampe, organisait des soupers et de menus plaisirs aux puissants qui entretenaient son aisance. »

« Comme la soirée finissait, la comtesse dit à Sa Majesté d'une voix caressante :

-T'as une bagnole ?

-Une douzaine, j'en ai une douzaine au bord du trottoir.

-Tu me ramènes ?

Notre Prince Eblouissant, cette nuit-là, ramena la comtesse à la porte de son hôtel particulier discret, sans laquais ni flambeaux mais en cortège, et ils avaient assurément beaucoup parlé puisque le lendemain matin, appelant l'entremetteur pour le remercier, Sa Majesté eut d'entrée cette phrase d'un romantisme fougueux qui affirmait le coup de foudre :

-Dis donc ! Elle est pétée de thunes ! »

On y assistera aussi à la visite au Vatican en compagnie du pitoyable « humoriste » M. Le Grossier du Bigard, l'affaire du SMS « Si tu reviens, j'annule tout », celle du « Casse-toi, pauv'con! », le tout-à-l'égout du Cap-Nègre, la présidence tournante de l'Europe ainsi que les embarrassantes affaires de Géorgie et des honteux Jeux Olympiques de Pékin où notre Leader vénéré joua les matamores devant les médias au sujet du Tibet et des Droits de l'Homme avant de courber obséquieusement l'échine devant la puissance de l'Empire du Milieu.
On verra aussi se profiler la silhouette du Prince Jean, brièvement évoquée lors du précédent volume à propos d'une histoire de vol de scooter brillamment résolue à l'aide des empreintes génétiques relevées sur le deux-roues. On assistera ici à son abandon d'une « prometteuse » carrière théâtrale au profit d'une autre, beaucoup plus rémunératrice, celle de la politique. Prouvant ainsi, par ses premiers pas dans cette matière, que les gênes de la traîtrise sont transmissibles de père en fils, le jeune et sémillant Prince Jean portera un coup mortel à M. de Martinon qui briguait la municipalité de Neuilly et finira exilé en Californie « dans une maison bleue, adossée à la colline. »


Gageons que l'on entendra encore parler du Prince Jean dans le prochain opus de ces « Chroniques du règne de Nicolas 1er » puisque, c'est promis, Patrick Rambaud nous annonce, à la fin de ce deuxième ouvrage, qu'il sera suivi d'un troisième où il ne manquera pas – j'en suis certain – d'évoquer l'étourdissante affaire de la possible nomination du blondinet à la présidence de l'EPAD, affaire qui fit, et fait encore se gondoler le monde entier.
Il nous parlera sûrement aussi de hilarante tentative de notre monarque qui, aux yeux du monde et photo à l'appui, a voulu nous convaincre il y a quelques jours encore qu'il avait à lui tout seul et armé d'une modeste pioche fait tomber le Mur de Berlin.

Patrick Rambaud, qui est membre de l'académie Goncourt, ne manquera pas non plus d'évoquer la polémique suscitée par la talentueuse Marie N'Diaye, lauréate 2009 du prix susnommé et qui, après s'être expatriée à Berlin suite à l'élection du Leader Minimo, a déclaré récemment qu'elle trouvait « monstrueuse » la France de sarkozy, et qu'elle « trouve détestable cette atmosphère de flicage, de vulgarité ».
On s'attendait, suite à ces propos, que l'Élysée lâche son pittbull en la personne de Frédéric Lefèbvre, mais ce fut finalement Eric Raoult, un teckel bedonnant, maire du Raincy et député de la 12e circonscription de Seine-Saint-Denis, qui, avec les vastes connaissances littéraires qu'on lui connaît, a pris à partie la lauréate du Goncourt, déclarant que « le message délivré par les lauréats se doit de respecter la cohésion nationale et l'image de notre pays », valeurs que, pourtant, notre président et son gouvernement, s'appliquent quotidiennement à fouler aux pieds depuis ce triste jour de mai 2007 où la France est tombée dans l'abjection et le ridicule.

Assurément, au vu de tout cela, M. Rambaud ne manquera pas d'éléments pour son troisième et prochain opus que j'attends avec impatience.










 

mercredi 11 novembre 2009

Le 2e Prix Landerneau # 4




"A l'angle du renard" Fabienne Juhel. Roman. Editions du Rouergue, 2009.

Il s'appelle Arsène Le Rigoleur, mais avec lui il ne faut pas se fier aux apparences. « Le Rigoleur, oui, mais pas rigoleur pour deux sous. » Et ceux qui s'essaieraient à le taxer de rigolo pourraient avoir à le regretter...


Agriculteur dans les Côtes d'Armor, Arsène Le Rigoleur entretient tout seul la ferme familiale depuis le décès de son père et le départ de sa mère vers un logement-foyer. Âgé d'une quarantaine d'années, il n'entretient de relation qu'avec Yvan, un autre agriculteur du coin, avec qui il déguste le cidre et joue parfois au scrabble lors des après-midi d'hiver.

Il a pour seul voisin le père Morvan, un vieux taiseux, veuf, dont les enfants sont partis depuis longtemps vivre et réussir leur carrière en ville.

Un matin, le père Morvan est retrouvé à sa table, mort de sa belle mort. La ferme du vieil homme est vendue et quelques temps plus tard vient s'installer une nouvelle famille, les Maffart, des bobos urbains en mal de chlorophylle. Le couple a deux enfants: Juliette, cinq ans, et Louis, huit ans.

Très vite, la petite Juliette va s'infiltrer chez Arsène et gagner son affection. La petite fille ne lâche pas d'une semelle le vieux garçon taciturne, avec qui elle découvre les tâches quotidiennes de la vie à la ferme.

Voir leur fille de cinq ans en compagnie d'un fermier célibataire n'est pas du goût des parents Maffart qui observent cette relation avec méfiance. Cette relation n'est pas non plus du goût de Louis, qui les épie sans cesse et qui, malgré les efforts d'Arsène, ne se laisse pas apprivoiser.

Pourtant, il voudrait bien, Arsène, devenir ami avec Louis. L'agriculteur est en effet fasciné par ce gamin qui l'observe avec hostilité. Pourquoi cette attirance ? Est-ce parce que ce gamin est roux ?

Arsène est en effet très attiré par tout ce qui porte cette couleur rousse. Est-ce en rapport avec la chevelure qu'arborait sa mère dans ses jeunes années, ou alors avec le pelage des renards, animal sauvage et familier des lieux, dont la présence a étrangement marqué le destin de la famille Le Rigoleur ?

Le renard semble en effet lié à cette famille et apparaît à chaque épisode crucial de l'existence des membres de celle-ci. À l'instar d' un animal totémique, il préside à la destinée de tous dans cette famille et apparaît mystérieusement lors de certains évènements, souvent dramatiques. Nous sommes en Bretagne, pays des intersignes, et il ne fait pas bon négliger les messages qu'ils nous transmettent.

Avec « À l'angle du renard », Fabienne Juhel nous dresse le portrait d'un de ces paysans bretons, taiseux et ombrageux. On découvre peu à peu, au fil d'un récit oscillant entre humour et angoisse les facettes méconnues de ce personnage qui dissimule de nombreux secrets. L'écriture, par moments quasi-célinienne, nous fait entrer de plain-pied dans l'univers intime du personnage principal, dont on ne sait s'il faut lui accorder sa sympathie ou au contraire la récuser. Écrit à la première personne, ce monologue dresse à petites touches la personnalité d'un homme apparemment sans histoires, nous le faisant par moments soupçonner du pire et suscitant chez le lecteur un sentiment de malaise et de défiance envers celui-ci.

C'est donc à un talentueux exercice que s'est livrée Fabienne Juhel en nous offrant ce personnage rugueux et fortement contrasté qui ne se laissera pas oublier de sitôt. C'est aussi toute une galerie de personnages qui gravitent autour d'Arsène Le Rigoleur, portraits de la population rurale contemporaine : agriculteurs désabusés qui jettent l'éponge et revendent leurs exploitations devenues impossibles à rentabiliser, voyant naître de leurs terres ces affreux lotissements où poussent comme des champignons clonés des pavillons sans âme, voyant les anciennes fermes reprises à bon compte par de riches citadins, bobos en 4x4, enflés de leur supériorité culturelle par rapport à une population établie ici depuis des siècles et qui, avec ses tracteurs bruyants et polluants, ses hangars de tôle et ses élevages peu agréables aux sensibles narines de certains, font maintenant mauvais effet dans ces paysages bucoliques. Qu'elle serait belle, la campagne, sans agriculteurs !



« À l'angle du renard » a remporté le Prix Ouest-France – Étonnants Voyageurs 2009.





samedi 7 novembre 2009

Crane




"Comment les fourmis m'ont sauvé la vie" Lucia Nevaï. Roman. Editions Philippe Rey, 2009



Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Françoise Adelstain.


Des champs de maïs à perte de vue. Une bicoque en bois posée entre la gravière et la voie ferrée. C'est ici que vivent les Cavanaugh.

Il y a d'abord le chef de famille : Big Duck Cavanaugh, alcoolique, faux prêcheur et véritable escroc. Puis sa femme, Flaherty, surnommée Flat ("La Plate", ce qui correspond à son physique dénué de reliefs), à demi-folle, constamment assise devant son piano à réciter et chanter des psaumes de la Bible.

Il y a aussi Letitia, d'origine sioux, plus couramment appelée Tit (ce qui, en argot américain, signifie "nichons", surnom qui convient lui aussi à son physique généreux de croqueuse d'hommes). Tit est officiellement représentante pour les produits Vita-Life et s'adone, à ses heures perdues, à la prostitution. Elle est la concubine de Big Duck qui ne voit aucun inconvénient à faire cohabiter sous le même toit sa femme et sa maîtresse.

Puis viennent les enfants. Douglas Cavanaugh Junior, l'aîné, dit Little Duck, et qui, malgré son surnom n'est pas le fils de Big Duck mais l'enfant qu'a eu Tit avec un célèbre évangéliste itinérant.

Ensuite vient Jima, qui est la fille de Big Duck et Flaherty, une enfant qui avoue dès son plus jeune âge un précoce penchant pour l'alcool.

Puis, en tout dernier, Crane, la narratrice de cette histoire (dont le nom en Sioux désigne la grue, oiseau migrateur). Crane est née défigurée, suite aux tentatives de sa mère de s'en débarrasser avant sa naissance. Elle n'est pas non plus la fille de Big Duck mais le fruit des étreintes de Tit avec un pharmacien de la région.

Nous sommes dans les années 1950, quelque part en Iowa. Les enfants Cavanaugh sont livrés à eux-mêmes. Ils ne connaissent pas le chemin de l'école et sont perpétuellement sous-alimentés. Tit, qui assure - grâce à ses activités - la survie de la maisonnée, les gave, pour tout repas, de pilules vitaminées Vita-Life afin de les maintenir dans une relative bonne santé.

Pour seule distraction, les enfants n'ont que le spectacle du train de marchandises de 21 h 49 reliant Chicago à Kansas-City. Assis au bord de la voie ferrée, ils regardent quotidiennement défiler l'interminable convoi chargé de charbon, de céréales, de bois et de papier. Le reste du temps, ils le passent à contempler l'océan de maïs qui les entoure, suivant au fil des saisons les différentes phases de la culture céréalière, les labours, les semailles, l'épandage d'engrais, de désherbants, de pesticides toxiques, et en dernier lieu la moisson.

Puis, un jour, un autre divertissement s'offre à eux : un homme vient de racheter la gravière. Plus précisément, il l'a gagnée au poker. Le perdant, un vieil ivrogne, lui a cédé la propriété de la carrière. Mais s'il est ici, ce nouveau propriétaire, ce n'est pas pour extraire du gravier. Ayant appris que le sous-sol recélait des sources, il décide de créer un lac en lieu et place de l'ancienne exploitation et d'y implanter des poissons afin d'attirer les pêcheurs amateurs de la région. Et c'est un succès ! Très vite, les pêcheurs arrivent sur les rives du lac et celui-ci se couvre peu à peu de barques et de canots à moteur. Fanelli, le propriétaire, ne compte pas en rester là. Il monte un quai et installe une boutique d'articles de pêche qui peu à peu deviendra un bar puis un grill. Fanelli va aussi construire un lotissement de trente-cinq maisons autour du lac désormais baptisé Lake Mary, en souvenir du prénom de sa mère.

Les berges du lac vont peu à peu se peupler de nouveaux arrivants, pour la plupart membres de la classe moyenne. Sous leurs fenêtres, le lac, mais aussi le taudis des Cavanaugh, posé comme une verrue sur ce paysage qui se veut enchanteur.

Les années passent, et un jour, Tit puis Big Duck disparaissent, en quête d'autres horizons, abandonnant les enfants aux mains de cette pauvre folle de Flat qui, ne se remettant pas du départ inopiné de son mari, se terre maintenant sous son lit et récite à longueur de temps l'Apocalypse de Saint-Jean.

Enfin arrive l'inéluctable. Les services sociaux du Comté, alertés par les habitants de Lake Mary, viennent chercher Crane et Jima. Little Duck, qui a déjà un emploi, échappe au placement, mais ses dux demi-soeurs sont séparées. Jima est placée dans un Foyer pour jeunes filles "en détresse" tandis que Crane est envoyée dans un couvent de religieuses d'où elle ressortira quelques années plus tard, suite à son adoption par Ollie et Ray Hopkins, un jeune couple qui a récemment emménagé... à Lake Mary.

Les habitants vont-ils reconnaître, après toutes ces années, la gamine pouilleuse au visage déformé, "le monstre du bout du lac" ? Mais la fille des Cavanaugh a beaucoup changé depuis tout ce temps. Elle a appris à lire, à écrire, et s'avère être une brillante élève, surtout dans le domaine des sciences, et en particulier dans l'étude de la vie sociale des fourmis.

Elle retrouvera pourtant au bord de ce lac les souvenirs d'autrefois en se promenant aux abords de la bicoque de ses jeunes années, aujourd'hui démolie. Elle retrouvera aussi Jump, l'adolescent pervers et brutal pour qui elle éprouve une curieuse attirance.

Une nouvelle vie a commencé pour Crane, entourée de l'affection débordante (et souvent maladroite) d'Ollie, qui tient à ce que sa "Princesse" s'intègre au sein de la communauté des habitants de Lake Mary . Mais la jeune fille taciturne ne se laisse pas abuser par les tentatives répétées et malhabiles de sa mère adoptive qui veut à toute force lui trouver des ami(e)s et lui dégotter le Prince Charmant afin de la faire accéder au pinacle de ce qu'elle pense être la réussite sociale : une épouse modèle, mère au foyer, évoluant en tenue élégante au milieu d'appareils électro-ménagers ultra-modernes, image fantasmée de la femme des années 1950-1960.

Mais Crane - si elle se prête avec indulgence et bonne volonté aux lubies d'Ollie - a d'autres préoccupations : étudier ses fourmis, bien sûr, mais aussi et surtout retrouver la trace de Little Duck et Jima.



Le roman de Lucia Nevaï, malgré les apparences, n'est pas de ces histoires sordides et misérabilistes qui font pleurer dans les chaumières. Bien au contraire, cet ouvrage nous offre un portrait tendre et amusé de cette société du Middlewest des années 1950-1960, soucieuse du Qu'en-dira-t-on ? et appliquée à paraître aux yeux du voisinage comme l'incarnation de la famille idéale, et aux yeux du monde comme le symbole de la réussite du système social nord-américain, alors considéré comme le parangon du monde occidental. Pourtant - l'auteur ne manque pas de nous le rappeller dès les premières pages - la misère est là, dissimulée cerrière cette façade clinquante de lotissements flambants neufs. La misère est là, chez ceux qui n'ont pas voulu - ou tout simplement pas pu - accepter ce modèle conformiste : marginaux de tout poil, handicapés, malades mentaux, alcooliques... tous ceux qui ne renvoient pas à la société une image dont elle puisse se glorifier.

Crane, dont on connaît les premières années difficiles, va pourtant faire voler en éclats cette image lisse d'une Amérique ronronnante. remarquablement intelligente, elle va, par exemple, surpasser de loin les enfants de bonne famille de son entourage qui s'avèrent sans exception être d'éminents crétins. Car Crane, au contraire de nombre de ses contemporains, a bien compris une chose essentielle : mieux vaut être que paraître.

Quant à sa décision, prise subitement alors qu'elle se dirige vers l'autel, en vue de son mariage, je vous laisse la découvrir. Il vous faudra pour cela apprendre par vous-même comment les fourmis lui ont sauvé la vie.