dimanche 30 septembre 2007

Histoire du juif errant




"L'Homme aux yeux gris" Petru Dumitriu. Roman. Editions du Seuil, 1968, 1969 et 2005







C'est à Tolède, vers le milieu du XVIème siècle, que naît Archange. Fils d'un négociant en étoffes précieuses, il voit un jour ses parents condamnés au bûcher car étant de confession juive. Ayant échappé aux griffes de l'inquisition, le jeune garçon va être placé au service d'un peintre de renom : El Greco. Au cours d'une rixe, il va poignarder un homme, devra s'enfuir et vivre dans la mendicité en accomplissant de menus larcins. Il sera recueilli à Valence par un jeune prêtre qui fera de lui un enfant de choeur.
C'est dans cette ville de Valence qu'il va rencontrer un maître d'armes à qui il va demander de lui apprendre à manier l'épée. Très doué pour l'escrime, il deviendra rapidement l'apprenti, puis l'aide de cet homme. Il va également faire la connaissance de deux jeunes nobles, Don Vincent et Don Séraphin avec qui il va nouer des relations de camaraderie et d'amitié.
De fêtes galantes en visites aux bordels, les jeunes gens vont brûler leur jeunesse et faire la rencontre de Pierre Javier, mercenaire d'origine normande, mais aussi de Doña Juana et Doña Felipa.
Archange sera aimé et désiré par ces deux femmes. L'une, Juana gagnera son coeur tandis que l'autre, Felipa, ne reculera devant aucune bassesse pour se faire aimer de lui. C'est à cause d'une de ses manigances qu'Archange devra à nouveau fuir en compagnie de Juana, s'engager dans l'armée espagnole aux côtés de Don Vincent, Don Séraphin, Pierre Javier et le maître d'armes, pour aller guerroyer contre les armées de la Réforme dans les plaines de Flandres.
C'est ainsi que commence l'odyssée d'archange, une odyssée guerrière et flamboyante qui le mènera d' Utrecht et Amsterdam à Venise, en passant par Francfort où il rencontrera et escortera jusqu'en Italie un Giordano Bruno inconscient du destin tragique qui l'attend à Rome sur le Campo de' fiori.
C'est à Venise qu'Archange fera la connaissance du "divin" Titien qui réalisera de lui un portrait antidaté et le fera passer son visage à la postérité sous les traits d'un gentilhomme anglais peint en 1545.
Suite à un complot avorté orchestré par Pierre Javier, Archange devra à nouveau s'enfuir avec Juana et trouvera refuge à Malte où l'Ordre le recrutera comme officier afin de combattre les Turcs. Enrichi, il deviendra propriétaire d'une galère et écumera la Méditerranée. Mais le destin, capricieux, qui un jour fait de vous le riche détenteur d'une galère, peut le lendemain vous enchaîner sur le banc des rameurs au milieu de la chiourme. C'est ce qui arrivera à Archange, condamné par ses supérieurs pour avoir commis un double meurtre. Capturé ensuite par les Turcs, il sera vendu comme esclave, traversera le Proche et le Moyen-Orient pour atteindre les contrées luxuriantes de l'Inde où il vivra un rêve éveillé dans un monde sensuel et envoûtant.
Mais il lui faudra encore prendre la route, remonter vers le Septentrion, s'enfoncer dans les terres glacées de la Russie et atteindre Astrakhan puis Moscou où il côtoiera Ivan IV le Terrible et Boris Godounov.
Il reprendra à nouveau son errance, se dirigeant vers le Danemark et la forteresse d'Elseneur où il sera le témoin et l'acteur d'une tragique affaire de succession royale aux troublantes consonnances shakespeariennes.
Las, fatigué de toutes ses errances, Archange rencontrera un vieil ennemi à qui il confiera son destin. Il prendra à nouveau la mer vers le Sud, fera une brève escale en Espagne, terre de ses origines, puis repartira enfin vers ce qui s'avérera l'accomplissement ultime de son existence.

« L'homme aux yeux gris » est une immense fresque historique qui nous plonge dans l'univers chatoyant, bigarré, raffiné et cruel du XVIème siècle. De l'Espagne aux Indes, d' Alexandrie à Moscou, nous suivons les pérégrinations d'Archange, cet homme en révolte contre Dieu qui cherche pourtant de manière désespérée le lieu où les hommes vivent en harmonie entre eux et avec Dieu. Il ne trouvera partout que mépris de l'autre et intolérance religieuse. Nulle part sur cette terre il n'arrivera à faire la paix avec ce Dieu aux mille visages mais dont le caractère constant s'affirme partout par le meurtre, le fanatisme, la torture et les bûchers. Archange ne trouvera jamais cette paix à laquelle il aspire, cette harmonie et cette douceur de vivre qu'il connut de si brève manière lors de son enfance. Révolté contre Dieu, contre toutes les formes de pouvoir, il deviendra l'Archange exterminateur, l'homme de main, le spadassin des puissants de son époque. Il tuera et verra tuer son prochain sans états d'âme jusqu'au moment où viendra l'heure des questionnements et de la prise de conscience qui le mènera sur le chemin de la rédemption.
Ecrit dans une langue superbe, constellé de références érudites, ce récit aux dimensions épiques, riche en rebondissements de toutes sortes, ravira tous les amateurs de romans d'aventures historiques et leur offrira de longues heures de lecture passionnante et de méditation sur la nature de l'âme humaine et de l'Histoire.

Un grand merci à Florizelle qui m'a conseillé cet admirable roman.


Titien, Le Gentilhomme anglais, vers 1545


vendredi 28 septembre 2007


"J'aime la lecture parce que c'est la seule conversation à laquelle on peut couper court à tout instant, et dans l'instant."


( Le salon du Wurtemberg ) Pascal Quignard

mardi 25 septembre 2007

"Ich bin nichts"


"Le rapport de Brodeck" Philippe Claudel. Roman. Editions Stock, 2007



Lui, c'est Brodeck. Dans ce petit village de montagne, quelque part en Europe centrale, il essaie peu à peu de reconstruire sa vie après avoir été emporté dans la tourmente de la guerre. Car Brodeck est un survivant. Il a survécu aux camps de la mort en devenant un homme-chien qu'un gardien promenait, attaché à une laisse.


« Moi, je ne demandais pas grand-chose. J'aurais aimé ne jamais quitter le village. Les montagnes, les bois, nos rivières, tout cela m'aurait suffi. J'aurais aimé être tenu loin de la rumeur du monde, mais autour de moi bien des peuples se sont entretués. Bien des pays sont morts et ne sont plus que des noms dans les livres d'Histoire. Certains en ont dévoré d'autres, les ont éventrés, violés, souillés. Et ce qui est juste n'a pas toujours triomphé de ce qui est sale.
Pourquoi ai-je dû, comme des milliers d'autres hommes, porter une croix que je n'avais pas choisie, endurer un calvaire qui n'était pas fait pour mes épaules et qui ne me concernait pas ? Qui a donc décidé de venir fouiller mon obscure existence, de déterrer ma maigre tranquillité, mon anonymat gris, pour me lancer comme une boule folle et minuscule dans un immense jeu de quilles ? Dieu ? Mais alors, s'Il existe vraiment, qu'Il se cache. Qu'Il pose Ses deux mains sur Sa tête, et qu'Il la courbe. Peut-être, comme nous l'apprenait jadis Peiper, que beaucoup d'hommes ne sont pas dignes de Lui, mais aujourd'hui je sais aussi qu'Il n'est pas digne de la plupart d'entre nous, et que si la créature a pu engendrer l'horreur c'est uniquement parce que son Créateur lui en a soufflé la recette. »


Mais voilà que les hommes du village, un soir d'automne, demandent à Brodeck d'accomplir pour eux un travail bien particulier : écrire un rapport sur le meurtre collectif qu'ils viennent de commettre sur la personne de l 'Anderer, « l'Autre », un mystérieux inconnu venu s'installer à l'auberge du village.

« Je m'appelle Brodeck et je n'y suis pour rien. Je tiens à le dire. Il faut que tout le monde le sache.
Moi je n'ai rien fait, et lorsque j'ai su ce qui venait de se passer, j'aurais aimé ne jamais en parler, ligoter ma mémoire, la tenir bien serrée dans ses liens de façon à ce qu'elle demeure tranquille comme une fouine dans une nasse de fer.
Mais les autres m'ont forcé : « Toi, tu sais écrire, m'ont-ils dits, tu as fait des études. » J'ai répondu que c'étaient de toutes petites études, des études même pas terminées d'ailleurs, et qui ne m'ont pas laissé un grand souvenir. Ils n'ont rien voulu savoir : « tu sais écrire, tu sais les mots, et comment on les utilise, et comment aussi ils peuvent dire les choses. Ca suffira. Nous on ne sait pas faire cela. On s'embrouillerait, mais toi, tu diras, et alors ils te croiront. [...] Il faudra vraiment tout dire afin que celui qui lira le Rapport comprenne et pardonne. »


Pourquoi ce massacre collectif ? Pourquoi ce déchaînement de violence sur un homme qui, comme Brodeck – mais d'une autre manière – était aussi un étranger ?
Brodeck va donc rédiger son rapport et revenir sur les évenements qui ont concouru à cette tragédie.
La reconstitution des circonstances de cet assassinat va peu à peu mener Brodeck à revenir sur son histoire personnelle et peu à peu vont émerger du passé les ombres de la guerre et de ses prémices. Ainsi, lorsqu'il évoque ce jour où les villageois organisent une cérémonie afin de célébrer l'arrivée de l'Anderer, Brodeck ne voit dans cette foule insouciante et inoffensive que le reflet d'autres multitudes regroupées quelques années auparavant et qui s'annoncèrent comme le prélude au déchaînement de la barbarie.


« Depuis longtemps, je fuis les foules. Je les évite. Je sais que tout ou presque est venu d'elles. Je veux dire le mauvais, la guerre et tous les Kazerskwirs (Cratères) que celle-ci a ouverts dans les cerveaux de beaucoup d'hommes. Moi, je les ai vus les hommes à l'oeuvre, lorsqu'ils savent qu'ils ne sont pas seuls, lorsqu'ils savent qu'ils peuvent se noyer, se dissoudre dans une masse qui les englobe et les dépasse, une masse faite de milliers de visages taillés à leur image. On peut toujours se dire que la faute incombe à celui qui les entraîne, les exhorte, les fait danser comme un orvet autour d'un bâton, et que les foules sont inconscientes de leurs gestes, de leur avenir et de leur trajet. Cela est faux. La vérité, c'est que la foule est elle-même un monstre. Elle s'enfante, corps énorme composé de milliers d'autres corps conscients. Et je sais aussi qu'il n'y a pas de foules heureuses. Il n'y a pas de foules paisibles. Et même derrière les rires, les sourires, les musiques, les refrains, il y a du sang qui s'échauffe, du sang qui s'agite, qui tourne sur lui-même et se rend fou d'être ainsi bousculé et brassé dans son propre tourbillon. »


En cela, Brodeck ne se trompera pas en prédisant dans cette innocente réception organisée en l'honneur du nouveau-venu le signe avant-coureur du drame qui se déroulera plus tard. Car Brodeck sait que ce meurtre collectif n'est en fait que le seul moyen qu'avaient les villageois d'effacer une souillure, un autre drame dont ils ont été responsables alors que la guerre faisait rage.
Car cet "étranger", cet Anderer, que savait-il au juste ? N'était-il pas apparu pour mettre chacun en face de ses responsabilités ? N'était-il pas le miroir que l'on brise afin de repousser l'horreur qui se dissimule derrière chaque visage ? N'était-il pas aussi , cet Autre – de par son comportement jugé excentrique par ces montagnards frustes et soupçonneux – l'image d'un savoir et d'une culture pour eux considérée comme inaccessible et jugée par là même comme dangereuse ? Le comportement de ces villageois meurtriers n'est-il pas après tout, à une échelle réduite, la pâle copie du vent de folie qui déferla sur l'Europe de cette époque ?
Brodeck se souvient d'une sentence de son ancien camarade d'études, Ulli Rätte : « N'oublie pas que c'est l'ignorance qui triomphe toujours, Brodeck, pas le savoir. »


Le dernier roman de Philippe Claudel est une oeuvre d'une puissance égalant une tragédie antique. Par sa volonté de ne pas faire apparaître dans le texte des mots tels que "Allemands", " Nazis", "Juifs", mais de les remplacer par des termes appartenant à un dialecte régional voisin de la langue allemande, Philippe Claudel donne à son récit une universalité troublante. Il fait ainsi du drame qui se déroule peu à peu sous nos yeux une narration métaphorique qui, transcendant les époques et les civilisations, nous renvoie à nos propres peurs et à nos propres pulsions de violence, de domination et d'exécration de la différence.

Réquisitoire contre l'intolérance, « Le rapport de Brodeck » l'est aussi contre l'ignorance, source de violence, d'exclusion et de stigmatisation de l'Autre. Baigné d'une atmosphère opressante, le roman de Philippe Claudel nous entraîne dans une lente descente aux Enfers où l'horreur de la condition humaine se révèle à chaque page dans un cortège d'abomination. Ce livre laissera le lecteur pantois et comme vidé après avoir lu ce récit terrible et magnifique, cette étude en noir des abimes insondables dans lesquels l'âme humaine peut s'égarer jusqu'à se renier elle-même.
Il faut lire « Le rapport de Brodeck. »


Les avis de Caro(line) , de Gambadou, de Bellesahi, d'Hélène, de Bernard, et de Thibault.

lundi 24 septembre 2007

Le-Saviez-Vous ? "On pourrait combler le trou de la Sécu"


On pourrait combler le trou de la Sécu si les bénéficiaires des stock-options payaient les charges sociales auxquelles nous sommes tous assujettis. La Cour des Comptes a révélé dans son dernier rapport que les stock-options distribuées chaque année aux cadres dirigeants des grandes entreprises représentent pour la sécu un manque à gagner total de 3 milliards d'euros.


Le président de la Cour des Comptes, Philippe Seguin, a précisé : "Un bénéficiaire de stock-options, c'est 30 000 euros de cotisations manquantes, et si l'on s'en tient aux cinquante premiers, c'est 3 millions d'euros : ils ont touché en moyenne 10 millions chacun."


Pour résumer : si les stock-options étaient soumises aux mêmes charges que nos revenus, le trou de la sécu serait vite comblé. Mais c'est pas de bol ! La solution retenue va être de baisser le remboursement des médicaments de 50 centimes d'euro par boîte, ceux des actes paramédicaux de 50 centimes également et les transports en ambulance de 2 euros. Les allocations de retraite seront désormais assujetties à la CSG au taux de 7,5%, etc...


Mais rassurez-vous bonnes gens, c'est pour la bonne cause. soyez un peu plus solidaires quoi !

dimanche 23 septembre 2007

Automne


"Ce chemin

personne ne le prend

que le couchant d'automne"


Bashô. (1644-1694)

samedi 22 septembre 2007

"Pitié, ô hommes, pour la vierge"


"La grande poursuite" Tom Sharpe. Roman. Gallimard, 1988

Traduit de l'anglais par Laurence.



Frensic est un agent littéraire londonien renommé. Avec son associée Sonia Futtle, il est à la tête d'une agence honorable et respectée des maisons d'édition mais dont les affaires semblent malheureusement au creux de la vague. Pourtant, Frensic est un expert dans l'art de débusquer le manuscrit qui fera un succès commercial et il n'hésite d'ailleurs pas à en retoucher quelques-uns afin d'en assurer le succès commercial.


« A trente ans à peine, il s'était taillé parmi les éditeurs la réputation enviable d'un agent qui ne recommandait que des livres qui se vendaient. On pouvait escompter, d'un roman de chez Frensic, qu'il n'avait besoin d'aucune modification et que de peu de travail de fabrication. Ils faisaient exactement quatre-vingt mille mots, sauf pour les romans historiques qui en faisaient cent cinquante mille, leurs lecteurs étant plus voraces. Ils commençaient par un boum, se poursuivaient avec d'autres boums et avaient une happy end dans un plus grand boum encore. En bref, ils contenaient tous les ingrédients si prisés du public.
Mais si les romans que Frensic soumettait aux éditeurs n'avaient besoin que de peu de modifications, ceux qui arrivaient sur son bureau – oeuvres d'auteurs ambitieux – ne ressortaient que rarement de son étude sans de profondes transformations. Comme il avait découvert les ingrédients du succès populaire dans L'Eclat de l'amour, Frensic les appliquait à tous les livres qui passaient entre ses mains, de telle sorte qu'ils ressortaient du travail de réécriture comme des plum-puddings ou des vins coupés : il y incorporait du sexe, de la violence, des frissons, de la romance et du mystère, et parfois même une pincée d'intellectualisme pour les rendre culturellement honorables. L'honorabilité culturelle était importante pour Frensic. Cela lui assurait des articles dans les meilleurs journaux et donnait l'impression aux lecteurs de participer à une croisade pour la consécration de la pensée. La teneur de la pensée restait, quant à elle, bien entendu, brumeuse. Elle se situait en deçà de ce qui est en général considéré comme tel, mais sans elle, les auteurs de Frensic auraient perdu une partie du public qui méprisait les simples romans d'aventures. De ce fait, il insistait toujours sur la profondeur de la pensée, et bien que dans l'ensemble il considérât avec intelligence et finesse que si on l'utilisait en grandes quantités elle était aussi mortelle pour les chances de succès d'un livre qu'une pinte de strychnine dans un consommé, elle avait, à doses homéopathiques, un effet tonifiant sur les ventes. »


Mais malgré son flair et son talent pour dénicher les succès commerciaux, Frensic voit ses affaires péricliter. Des manuscrits qu'il a proposés aux maisons d'édition sont refusés, un des auteurs qu'il a lancé est assigné en justice pour diffamation et ne se verra pas réédité. C'est à point nommé qu'arrive sur son bureau un manuscrit dont l'auteur tient absolument à garder l'anonymat. Ce roman intitulé « Pitié, ô hommes, pour la vierge » traite sans pudeur de la relation amoureuse d'un adolescent avec une femme de quatre-vingts ans. Aussitôt, Frensic sent qu'il tient là de quoi monter un « coup » littéraire qui va lui rapporter de juteux bénéfices. Il se met aussitôt en relation avec une respectable maison d'édition qui a connu de par le passé ses heures de gloire mais qui s'achemine peu à peu vers la faillite. Qu'importe ! Frensic mise avant tout sur la respectabilité et le renom de cet illustre éditeur. Quant à l'argent, c'est sur un éditeur américain, Hutchmeyer, que compte Frensic.

« On disait de Hutchmeyer qu'il était l'éditeur le plus illettré du monde, et parce qu'il avait commencé comme manager, il avait ADAPTE ses dons pugilistiques au commerce du livre et avait tenu, un jour, jusqu'à huit rounds avec Mailer. On disait aussi qu'il ne lisait jamais les livres qu'il achetait et que les seuls caractères qu'il savait lire étaient ceux des chèques et des billets de banque. On disait qu'il était propriétaire de la moitié de la forêt d'Amazonie et que quand il regardait un arbre, tout ce qu'il y voyait, c'était un protège-livre. On disait beaucoup de choses sur Hutchmeyer, la plupart désagréables, et bien que chacune contînt une parcelle de vérité, elles atteignaient un tel degré de contradiction lorsqu'on les rassemblait que Hutchmeyer se retranchait derrière elles pour garder le secret de sa réussite. Cela au moins, personne ne le remettait en question. La réussite de Hutchmeyer était immense. Légendaire de son vivant, il hantait les pensées des éditeurs pendant leurs insomnies, ceux-là mêmes qui avaient refusé Love Story alors que le livre allait faire un tabac, repoussé Forsyth et ignoré Ian Flemming, et qui maintenant se retournaient dans leur lit, se maudissant de leur stupidité. Hutchmeyer, quant à lui, dormait d'un sommeil profond. »


Le richissime américain, humant le plus que probable best-seller, accepte de financer une avance sur recettes de deux millions de dollars mais à une seule condition : l'auteur devra se rendre aux Etats-Unis pour y faire la promotion de son roman. Et c'est là que le bât blesse pour Frensic : l'auteur tient absolument à rester anonyme et ne souhaite pas effectuer cette opération promotionnelle. Que faire ? Et si utiliser un prête-nom s'avérait être la solution de secours ? D'autant plus que Frensic traîne derrière lui depuis quelques années un obscur auteur qui s'est toujours vu refuser son ouvrage et que Frensic, par compassion envers cet écrivaillon, encourage sans cesse à remanier son oeuvre. Cet homme, Peter Piper, après maintes tergiversations et après avoir obtenu la promesse que son propre roman « A la recherche d'une enfance perdue » serait ensuite édité, accepte de se faire passer pour l'auteur du sulfureux best-seller.
Peter Piper traverse donc l'Atlantique et c'est à partir de ce moment que tout va déraper. Entre un accueil ultra-médiatisé aux Etats-unis qui va dégénérer en émeute sanglante, une soirée explosive dans le Maine, une fuite éperdue qui le conduira jusqu'en Louisiane en compagnie d'une nymphomane siliconée et liftée de cinquante-huit ans, Peter Piper ne va cesser d'accumuler bourdes et gaffes au risque de faire péricliter tout l'échafaudage médiatico-commercial mis en place par Frensic et Hutchmeyer.
Frensic devra de son côté tout faire pour tenter de recoller les morceaux et essayer de mener à bien la finalisation de son projet éditorial. Mais c'est sans compter sur l'aveuglement de Piper et son obstination à faire éditer son propre roman. Frensic devra faire preuve de sagacité et d'une redoutable détermination pour arriver à ses fins. Et si finalement la solution la plus simple ne consistait pas à trouver le véritable auteur de « Pitié, ô hommes, pour la vierge » ? Mais là aussi, la surprise risque d'être de taille...


« La grande poursuite » est un roman hilarant et décapant, une attaque humoristique et critique d'une certaine conception de l'édition qui ne vise qu'à faire de l'argent. Féroce attaque contre la littérature-marketing, ce livre est à rapprocher de l'excellent « Bonheur, marque déposée » de Will Ferguson (éditions 10/18) pour sa critique acerbe des milieux éditoriaux de plus en plus enclins à négliger la qualité des textes au profit du succès commercial immédiat et du chiffre d'affaires. Road-movie déjanté, « La grande poursuite » est un récit jubilatoire qui se lit d'une traite, une comédie à l'anglaise pleine de surprises et de rebondissements. Un grand Tom Sharpe à conseiller comme remède à la morosité.

Ni pute, ni soumise...


"LILITH" Reza Baraheni. fiction. FAYARD, 2007

Traduit du persan par Clément Marzieh.



Elle s'appelle Lilith. Elle est la première compagne d'Adam, née de l'argile comme lui et non sortie de la côte de l'homme comme Eve qui lui succèdera. Chassée du paradis parce que refusant de se soumettre à la domination du mâle, Lilith est l'image même de la femme qui foule aux pieds la prétendue supériorité masculine. Elle a de ce fait été effacée de la version officielle de la Genese et refoulée avec les démons, incubes et succubes qui peuplent la nuit. On en a fait l'épouse de Lucifer afin d'enfoncer le clou encore plus profondément et d'éradiquer ainsi pour des siècles le symbole d'une féminité indépendante et insoumise au patriarcat.
Lilith serait en fait le souvenir d'une époque, que l'on situe au néolithique, où les sociétés matriarcales auraient été renversées par la gent masculine qui aurait ainsi usurpé un pouvoir qui ne lui était pas destiné et aurait perverti celui-ci en baîllonnant pour des millénaires celles qui jusqu'alors étaient respectées dans leurs opinions et leurs actes, libres de leurs choix et non inféodées à une domination brutale et barbare.


« Je ne suis pas dans les livres. Je ne suis pas dans les spectacles. Ma langue n'est jamais la leur. Je suis dans l'absence de signes. Je suis dans les statuettes tombées sur le flanc, dans les ruines où les vents du désert entassent la poussière des millénaires durant. Je vis dans les déserts perdus où la tempête aveugle les caravanes, et c'est moi qu'on accuse. Je vis dans les recoins isolés et puants où stagne à ciel ouvert l'eau putride des fosses d'aisance, dans les forêts reculées et desséchées, dans les marécages pleins de serpents et d'insectes venimeux, dans les coïts où chacun des amants suce le sang de l'autre, dans les maladies que les nouveau-nés héritent de leurs parents, dans les crises et les attaques qui s'emparent des hommes en prise avec le froid ou la fièvre. On m'identifie à tout cela. Mes beautés usurpées, des imposteurs les transcrivent sous leur nom. Tous se moquent de savoir ce que je pense, et donc que je suis autre. »


C'est donc un long monologue qui est ici proposé par Reza Baraheni. Lilith prend enfin la parole et raconte tout. Elle nous parle de l'usurpation, des humiliations, de l'exil, de toute la dureté et de toutes les épreuves qu'ont endurées – et qu'endurent encore – les femmes à travers les âges et à travers les civilisations.
Cette oeuvre est l'adaptation pour le théâtre, d'un texte de l'auteur non encore traduit en français. Cette écriture théâtrale, si elle s'avère riche en métaphores, d'une écriture remarquable, puissante et parfois d'une violence insoutenable, m'a semblé parfois, je l'avoue, quelque peu hermétique, voire incompréhensible à mon esprit d'occidental peu familier de l'histoire et de la culture persane ainsi que du symbolisme musulman. M'a gêné aussi ce côté « théâtre d'avant-garde », avec cette utilisation systématique de redondances, ce manque de repères temporels, ce monologue qui saute incessamment du coq à l'âne sans laisser de répit au lecteur ou à l'auditeur. Gêné aussi par cette débauche de mots crus et de violence qui, certes, retranscrivent de manière traumatisante les violences et les outrages faits aux femmes depuis la nuit des temps mais dont l'abus confine à l'écoeurement.
Reza Baraheni, iranien exilé depuis de longues années, avant même l'instauration de la république islamique d'Iran, n' épargne pas notre sensibilité d'occidentaux quand il nous emmène dans les geôles où exercent les Gardiens de la Révolution :


« Sous la requête de fatwa, il est écrit : « Procéder au dépucelage, puis exécuter la peine légale. » Et c'est signé par l'autorité religieuse. »Je dis : « Très bien, baisse ton pistolet. J'ai changé d'avis. Je veux agir exactement comme une fille de treize ans. Je veux que tu me violes. » Il baisse son pistolet, se ragaillardit et dit : « Je ne suis pas un violeur. Tu seras mon épouse légitime. Et tout le monde couche avec son épouse. » Je demande : « Combien d'épouses légitimes as-tu eu aujourd'hui ? » Il dit : « Tu ne seras pas tout à fait une épouse légitime, plutôt une sigheh (Sigheh : Mariage provisoire, dit à terme ou à durée déterminée de quelques heures à quelques années), autorisé par la loi musulmane chiite). Un homme peut en posséder autant qu'il veut. » Je dis : « Tue-moi. Tu prendras ma virginité après. Vous ne baisez que des mortes. Vos cérémonies de mariage sont des enterrements. Se livrer à l'homme, c'est s'abandonner à la mort. C'est s'allonger. Pas vrai ? » Il dit : « Le juge a ordonné : d'abord le dépucelage, ensuite la mort. Moi, j'exécute la loi sacrée à la lettre. » Je demande : « Dis-moi, pourquoi l'hymen a-t-il autant d'importance ? Dans l'autre monde quelqu'un va-t-il mettre un doigt en moi pour vérifier que je suis vierge ou femme ? L'autre monde est-il un théâtre où se lève le rideau de mon hymen ? » il répond : «Ca ne me concerne pas, tout ça. La sentence de l'autorité religieuse fait office de loi. Il n'y a pas à tergiverser. Je ne suis pas responsable. » Je demande : « Quel âge as-tu ? » Il répond : « Cinquante-six. » Je dis : « A cinquante-six ans tu n'es pas responsable quand tu prends, dans un même après-midi, le pucelage de trois jeunes filles ? Confie-moi à un garçon de dix-huit ans pour qu'au moins, au seuil de la mort, je connaisse le plaisir ! Ca ne serait pas récompensé au Jugement dernier, ça ? » Il dit : « Au seuil de la mort, je préfère que ce soit moi qui prenne du plaisir. Tu connais ton crime ? Tu as refusé de te coucher sous Adadam. » je dis : « Comment sais-tu que tu vas bientôt mourir ? » Il répond : « Je fais un métier difficile. Y a pas de débouchés. Je donne de ma personne, je me sacrifie. C'est de l'abnégation. » je dis : « Et si je tombe enceinte ? » Il éclate de rire : « Tu accoucheras dans l'autre monde ! »


« Lilith » est, on le voit, une oeuvre extrêmement dure, cruelle, mais d'une très grande lucidité sur l'oppression dont ont toujours été victimes les femmes depuis que les hommes se sont autoproclamés d'essence supérieure. Oeuvre poétique et allégorique, servie par une écriture remarquable, « Lilith » est un texte qui m'a beaucoup plus touché par le fond qu'il induit et par le cri de révolte qu'il lance à la tête des hommes, que par sa forme qui m'a laissé, étant habitué à des procédés narratifs plus « classiques », vaguement dubitatif et quelque peu déconcerté parfois par ce monologue qui m'est souvent apparu nébuleux et sybillin.

vendredi 21 septembre 2007

Short Cuts


"Accès direct à la plage" Jean-Philippe Blondel. Roman. Editions Delphine Montalant, 2003



De Capbreton dans les Landes en 1972 à Arromanches en 2002, en passant par Hyeres en 1982 et Perros-Guirec en 1992, Jean-Philippe Blondel nous emmène, en quatre étapes échelonnées sur une période de trente ans, sur diverses plages de France à l'heure des vacances d'été.
Mais quel est le point commun qui relie ces différents lieux et ces différentes époques ? Ce sont les gens. Ces personnages qui apparaissent au cours du récit, nous allons les découvrir, les voir changer au fil des années, disparaître pour certains, revenir sur le devant de la scène pour d'autres, s'effacer graduellement et laisser la place à leurs enfants, ou s'affirmer, évoluer, changer de vie, rompre avec les habitudes et les faux-semblants...
Cette mosaïque de destins apparaît sous la forme de petites tranches de vie, en une succession de tableaux, scènes estivales parfois faussement dérisoires, parfois porteuses d'une gravité sous-jacente , mais toutes empreintes de l'ambiance mélancolique propre à ces souvenirs de vacances d'été que tout le monde a plus ou moins connu.
On croisera ainsi au détour de ces pages des enfants insouciants qui ne savent pas encore ce que leur réserve l'avenir, des femmes meurtries par la vie, des hommes aux destins divers et dont certains s'avéreront de parfaits salauds, des parents déconcertés par leurs enfants, des enfants exaspérés par leurs parents, des types bien, des sales cons, des rencontres, des séparations, des engueulades et des mots d'amour.
On trouvera tout cela au fil des pages de ce récit polyphonique dont l' illusoire impression de cacophonie s'estompe peu à peu pour laisser place à une narration où rien n'est laissé au hasard et où le moindre détail insignifiant sera porteur dans l'avenir de répercussions inattendues. On se prend ainsi à suivre le destin de certains des membres de la famille Avril, de la famille Courtine, des Rozé, des Cami, des Veriniani...tous plus ou moins ballottés par les petits hasards et les injures de l'existence. Certains d'entre eux vont se croiser, se rencontrer, s'aimer, se détester ou s'ignorer. Il y aura des regrets, des remords, des trahisons et des compromis, des occasions manquées, des illusions perdues, de grands bonheurs et des drames secrets. Bref, il y aura ainsi tout ce qui compose une vie, toutes ces actions et ces pensées que chacun ressasse infiniment, entre ce qui aurait pu être et ce qui est advenu, entre ce que l'on aurait pu faire et ce que l'on a fui, toutes ces pensées, tous ces regrets qui à force d'accumulation deviennent le combustible de la vieillesse.

« Accès direct à la plage », de par son titre et de par son argument de départ pourrait passer pour un de ces romans légers qui sont, justement, de ceux qui se lisent allongé sur une serviette de bain au milieu d'une foule d'estivants. Il n'en est rien. Ce récit, ou plutôt ces récits, empreints de pudeur et de mélancolie, mais aussi de rage et de cruauté, nous incitent à méditer sur tous ces destins qui sont un peu les nôtres, sur tous ces personnages qui sont une part de nous-mêmes ou de nos proches, personnages que la vie aura favorisés ou brisés, tout comme chacun de nous, enfants du hasard, aveugles tâtonnant dans cet épais brouillard qui ne se dissipera qu'à l'ultime moment de notre vie, quand notre destinée se conjuguera enfin au passé.


Merci à Sophie de m'avoir fait découvrir cet ouvrage et cet auteur grâce au cerclage de Parfums de livres, parfums d'ailleurs.

mardi 18 septembre 2007

Les mains propres


Ô Grand esprit,

Dont j'entends la voix dans le vent,

Et dont le souffle donne la vie au monde,

Ecoute-moi !

Puissent mes pas me porter dans la beauté,

Puissent mes yeux toujours voir

Le coucher du soleil rouge et pourpre.

Puissent mes mains respecter les choses que tu as créées

Et mes oreilles être attentives à ta voix.

Que je puisse apprendre les leçons que tu as cachées

Dans chaque feuille et chaque pierre.

Je cherche la force, pas pour être plus grand que mon frère,

Mais pour combattre mon pire ennemi : moi-même.

Pour que je puisse toujours venir vers toi

Les mains propres et le regard franc.

Pour qu'au crépuscule de la vie,

Comme le soleil qui se couche,

Je puisse venir vers toi sans honte.


Prière Ojibwa.
Peinture de Georges Catlin : Sha-co-pay, The Six, Chief of the Plains Ojibwa, 1832


samedi 15 septembre 2007

L'âge d'homme


"L'année de l'éveil" Charles Juliet. Récit. editions P.O.L. 1989.



Dans ce très beau récit, Charles Juliet revient sur un épisode marquant de sa vie déjà évoqué dans « Lambeaux », à savoir les années de son adolescence passées au sein d'une école d'enfants de troupe. De son écriture limpide et sans afféteries, Charles Juliet nous invite à le suivre dans cet univers austère et cruel qui était celui de ces enfants destinés dès leur plus jeune âge à devenir soldats et assujettis à la dure vie de caserne.

« Bien des années ont passé. Oui. Bien des années. Mais cet enfant que je fus, il continuait de vivre en moi, ressassant ce dont il n'avait jamais pu se délivrer, et étouffant ma voix. Un jour, le besoin m'est venu de lui retirer son baîllon. Sans plus attendre, il s'est emparé de ma plume, de mes mots, et au long des nuits, heureux de pouvoir enfin laisser son coeur se débrider, il m'a fait revivre son histoire... »

Car dans ce lieu clos, quasiment carcéral, les brimades et les coups pleuvent sans cesse. Quand ce ne sont pas les punitions et les corrections infligées par des sous-officiers brutaux et sadiques, ce sont les élèves eux-mêmes qui s'amusent à torturer ou à terroriser certains de leurs camarades parce que ceux-ci sont plus faibles, plus jeunes, ou plus sensibles. Dans ce monde sans pitié, il faut savoir se faire respecter et s'affirmer face aux tortionnaires de tout poil. Charles Juliet ne nous décrit pas dans ce récit la première année passée dans cette institution. Il y fait parfois allusion au gré des pages et l'on comprend dès le début de la narration que cette première année fut pour lui une succession d'épreuves et de vexations.

« Tout a commencé ce matin d'octobre. Eux, les cent vingt élèves de la compagnie, ils sont au réfectoire, en train de prendre le petit déjeuner. Moi, je suis seul dans le couloir, appuyé de l'épaule contre un mur, et je pleure. Notre chef de section m'aperçoit, et il veut savoir ce qui s'est passé. Je me refuse à le lui dire, de crainte qu'il ne punisse les coupables. Mais il insiste, et à travers hoquets et sanglots, je dois lui apprendre que chaque matin, c'est la même chose. A la demande de l'aumônier, je vais servir la messe, et quand j'arrive au réfectoire, avec un peu de retard, les autres ne m'ont rien laissé. Mon quart de café, ma mince tranche de pain et ma sardine ont été raflés, et ensuite, il me faut attendre jusqu'à midi avant de pouvoir calmer ma fringale. Mais si je pleure, ce n'est pas parce que j'ai faim et vais trouver la matinée interminable. C'est en raison de leur égoïsme, de leur indifférence à ce que cet acte entraîne pour celui qui en est la victime. Des onze camarades avec lesquels je prends mes repas, il n'y en a pas eu un seul pour me garder ma part, et cela me meurtrit, me blesse, fait de moi un exclu. »

C'est au cours de la seconde année qu'il passe au sein de cette école qu'il va enfin pouvoir s'affirmer face à ses tourmenteurs – élèves et sous-officiers – par la force des mots mais aussi par la force des poings. Tout commence par l'amitié et la protection que va lui porter son chef de section. Celui-ci va l'inviter régulièrement chez lui le dimanche et, en lui présentant sa femme et sa petite fille, va lui donner, à lui petit paysan de l'Ain transplanté dans cette Provence lointaine et inconnue, l'illusion d'appartenir à une vraie famille. Eperdu de reconnaissance et d'admiration envers son chef, il va sous la férule de celui-ci se prendre de passion pour la boxe et trouver dans ce sport le moyen de s'affirmer physiquement face à certains de ses camarades toujours enclins à lui faire subir divers outrages et sévices.
C'est auprès d'un professeur d'éducation civique, ancien capitaine de l'armée et survivant des camps de la mort qu'il apprend également que lui-même et ses semblables ne sont pas irrémédiablement condamnés à souffrir et à faire souffrir autrui, qu'il existe aussi une autre voie que celle qui consiste à entretenir avec les autres un rapport de domination.

« Il se met à nous raconter... Jeune lieutenant... l'armée en déroute... prisonnier... l'évasion... le refus de la défaite... la haine de cet occupant qui veut dominer le monde... mieux vaut mourir debout que de se donner l'illusion de survivre sous la botte qui vous écrase... le maquis... les voyages à Londres... les sauts en parachute et de nuit... les combats... l'embuscade... l'arrestation... ne sait pourquoi il ne fut pas fusillé... puis le départ pour un voyage qui le conduirait aux derniers degrés de la déchéance et de l'abomination... dans le wagon le premier contact avec la folie et la mort... l'arrivée au camp... les flons-flons de l'orchestre... la faim et le froid... la peur... les coups... le travail exténuant... les appels interminables dans le vent glacial de l'aube... la torture... les pendaisons... les exécutions... chaque semaine le tri de ceux qui étaient à epu près valides et de ceux qui partiraient en fumée... l'insupportable odeur de chair brûlée... les monceaux de cadavres que les fours ne pouvaient absorber... puis à la fin, le bombardement... l'instant où ils se sont rendus compte que les gardes-chiourmes avaient fui... une dizaine de jours à attendre l'arrivée des Russes... les journées les plus terribles... la faim, le typhus, la mort plus que jamais présente... des cadavres partout... eux totalement indifférents à ce qui pouvait advenir... trop épuisés pour craindre la mort ou se réjouir de leur proche délivrance...
« De ces quelques mois passés là-bas où nous étions moins que des bêtes, poursuit-il, j'ai tiré deux conclusions : la première est de nature à désespérer. La seconde permet de garder foi en l'homme. Ces conclusions, je veux vous en faire part, et mon souhait serait qu'elles s'impriment en vous et y demeurent. Pour que vous puissiez profiter de mon expérience. Pour que ce que j'ai enduré vous aide à devenir plus tard des hommes lucides, vous aide à bien vous conduire, vous aide à affronter la vie avec un maximum de clairvoyance.
La première de ces conclusions, fort banale, procède d'un simple constat. Elle peut s'énoncer ainsi : en toute bonne conscience – un jour, je reviendrai sur ce point – l'homme est capable d'infliger à d'autres hommes les choses les plus terribles, les plus atroces. En les écrasant et les humiliant, en les contraignant à perdre toute dignité et à se mépriser eux-mêmes, il vise à tuer leur âme, à les transformer en loques, en déchets puants et repoussants, de sorte qu'à la fin, hébétés, vidés de toute humanité, ne se reconnaissant plus le droit de vivre, ils en viennent à être des victimes consentantes, à collaborer avec la machine de mort qui travaille à les anéantir. Cela est le premier point. Mais il faut aussi savoir qu'à l'opposé, l'homme peut faire montre d'un dévouement, d'une générosité, d'un héroïsme absolument admirables. Lors de mon prochain cours, je vous raconterai comment des déportés n'hésitèrent pas à mettre leur vie en jeu pour venir en aide à un camarade. Mais là encore les choses ne sont pas simples. Car parmi nous il n'y avait pas que des gens remarquables. Certains se comportaient de manière honteuse, qui ne m'indignait pas moins que les crimes les plus ignobles perpétrés chaque jour par les Allemands. Donc, lorsque devenus adultes, vous chercherez à sondre ce mystère qu'est l'être humain, à vous faire une juste idée de ce que nous sommes, il vous faudra ne pas perdre de vue que nous avons au moins deux versants. N'en voir qu'un en méconnaissant l'autre, c'est obligatoirement commettre une grave erreur. Si vous ne considérez en l'homme que ce qui le porte au bien, vous êtes d'une certaine manière des idéalistes, et vous serez bien souvent déçus. A l'inverse, si vous ignorez sa meilleure part et vous obnubilez sur ce qui le rend redoutable, malfaisant, vous n'aurez de lui qu'une vision réductrice, inexacte, donc fausse. En ce cas, il est fort probable que vous vivrez dans la défiance, voire le ressentiment ou la haine. Ce qui pourrait vous conduire à tirer cyniquement la conclusion qu'il faut rejeter toute morale, être de ceux qui exploitent et écrasent les autres, ceux qui, le cas échéant – je n'oublie pas que vous êtes de futurs militaires – les réduisent à merci, leur infligent des sévices, ou même les éliminent.
Vous avez peut-être déjà eu l'occasion d'observer cette lutte quasi incessante qui se déroule en vous, ces besoins contraires qui s'entrecombattent. Alors, une fois adultes, que ferez-vous ? Serez- vous de ceux qui cèdent à leurs mauvais penchants, ceux qui ajoutent à la souffrance et au malheur d'autrui ? Ou bien serez-vous de ceux qui luttent pour faire régresser l'ignorance, la bêtise et le mal, ceux qui ont le désir de construire un homme dont nous n'aurions plus rien à craindre, un homme qui ne serait plus capable de commettre les atrocités que notre tragique époque vient de connaître ?
La seconde conclusion à laquelle je suis parvenu, non moins banale que la première,est également née d'un constat. Un constat qui m'a amené à découvrir que l'homme possède des ressources de courage, de ténécité, d'énergie absolument insoupçonnables. Aux prises avec les pires circonstances, prisonnier des situations les plus désespérées, il trouve en lui les moyens de se rendre quasiment invincible, de déjouer ce qui est conçu pour l'avilir et l'éliminer. S'il veut, il peut même vaincre sa peur de la mort. Et lorsqu'il est affranchi de cette peur, il possède une force et une liberté qui lui permettent de tout défier, tout affronter.
Au maquis, j'avais un grand ami, un homme qui était pour moi comme un frère. Peu de temps avant que je sois arrêté, il est d'ailleurs mort à mes côtés, la gorge traversée par une balle. Un jour, alors que nous étions traqués par les Allemands et que nous grelottions, enfouis dans la neige, je maugréais, maudissais cette vie que nous menions. Il est vrai que nous étions épuisés. Depuis trois jours, nous n'avions guère ni mangé ni dormi et l'avenir était des plus sombres. Il me rappela à l'ordre, puis conclut, comme s'il émettait une évidence :
« - Si on sait s'y prendre, on peut être heureux même en enfer. »

Le jeune garçon, tombant des nues car n'ayant jamais entendu des camps de concentration lors de son enfance paysanne dans l'Ain demande alors naïvement à son professeur pourquoi, si Dieu existe, a-t-il permis une telle abomination ?

« Si ta question s'adresse non au professeur, mais à l'homme que je suis, je me sentirai autorisé à te dire que, selon moi, Dieu n'existe pas. Depuis le fond des âges, l'homme est dans un tel effroi face à la vie, la mort, l'immensité de l'univers et de ce qu'il ignore, qu'il a éprouvé le besoin d'imaginer un père tout-puissant, un père qui a pour rôle de le guider, le protéger, le consoler, un père qu'il ne cesse d'implorer et à qui il demande de dispenser largement bonheur, réussite, richesse, un père qui lui assure qu'après avoir été jeté en terre, il ressuscitera puis jouira d'une existence et d'une félicité éternelles. Tout cela est si puéril, si dérisoire. Comment l'homme peut-il pareillement se leurrer, fonder sa vie sur un tel tour de passe-passe, croire en un Dieu qui est le produit de sa propre invention ? Cela est pour moi un mystère. D'ailleurs, que Dieu existe ou non, quelle importance! En revanche, ce qui importe au plus haut point, c'est ce que nous sommes, et la manière dont nous nous conduisons avec autrui. Cet autre moi-même, mon semblable, est-ce que je le respecte, le traite en égal, fais preuve de rectitude dans mes rapports avec lui ? Ou au contraire, est-ce que je ne cherche pas, subtilement ou non, à le dominer et l'exploiter ? A l'abaisser et l'humilier ? Ces questions, vous aurez à vous les poser cent fois le jour et tout au long de votre existence. Et ce que je souhaite, ce que je voudrais, c'est que par vos actes, vos paroles, votre comportement, vous leur donniez de bonnes réponses, je veux dire des réponses qui feront que vous n'aurez pas à avoir honte de vous. »

Ces discussions ainsi que les débats intérieurs qu'entretiendra le jeune garçon sur les notions du Bien et du Mal, du choix moral que chacun de nous est un jour appelé à faire, l'amèneront peu à peu à grandir, à ne plus prendre pour argent comptant les concepts que la société lui a inculqué depuis sa plus tendre enfance. Ce sera l'heure de la révolte. Révolte contre les punitions arbitraires de certains officiers tyranniques, brutes avinées et sadiques, révolte aussi contre la soumission à l'ordre établi, révolte enfin contre Dieu et le commerce qu'entretiennent les hommes avec Lui.

« Je ne prie plus, ne mets plus les pieds à la chapelle, et ai bien conscience que je ne suis pas assez intelligent pour tenter d'aborder ces vastes questions auxquelles un adulte sait répondre. Aussi je m'en tiens à ce que noptre professeur d'éducation civique nous a dit le jour où me fut révélée l'existence des camps de concentration.Si dieu est grand et tout-puissant, il n'a aucun besoin de mes louanges. S'il n'est qu'amour, alors il doit spontanément manifester sa bonté. A l'inverse, s'il n'est pas bon, si même il est un Dieu méchant, ce que tant de choses nous porteraient à supposer, quel intérêt aurions-nous à l'implorer, à vivre dans la soumission et la crainte, à entretenir le moindre rapport avec lui ? Ne vaut-il pas mieux ne compter que sur soi-même, ne se tenir debout que par ses propres forces ?
Mais, avait poursuivi notre professeur, dans l'hypothèse où Dieu n'existerait pas, il ne faudrait pas commettre l'erreur de considérer que tout est permis. L'exigence morale est en chacun et il incombe à chacun de lui obéir. Et pourquoi, avait-il ajouté, ne serions-nous pas capables de mener des vies authentiquement morales sans l'espoir d'obtenir une rétribution dans l'au-delà ? Bien des croyants s'efforcent d'être irréprochables, mais uniquement par égoïsme, pour s'assurer un profit, gagner la vie éternelle. Il n'y a là ni plus ni moins qu'une sorte de marchandage, et ce marchandage est profondément immoral. »

Mais cette année ne sera pas uniquement celle de l'éveil à une conscience lucide de la destinée humaine, cette année sera aussi celle de l'éveil des sens. Car entre l'adolescent et la femme de son chef de section vont peu à peu se tisser des liens, d'abord de complicité puis ensuite de tendresse et d'amour charnel. Déchiré entre l'amour qu'il porte à cette femme et le respect qu'il porte à son chef, persuadé de trahir la confiance que lui fait celui-ci, il vivra des moments de doute et de désespoir intense. Pétri de l'idéalisme propre à l'adolescence, il sera abasourdi d'apprendre la terrible menace qui pèse à chaque instant sur la femme qu'il aime. Tourmenté par tous ces évenements, écartelé par ses émotions contradictoires, la discipline sévère et les brimades que lui inflige un sous-officier vont lui devenir insupportables. Sa résolution de ne plus se laisser humilier va l'entraîner dans une spirale de violence et de règlements de comptes qui lui vaudront d'être battu, emprisonné et prêt à être renvoyé.

C'est donc à un récit d'initiation que nous convie Charles Juliet, sa propre initiation, racontée avec force et simplicité, ce moment si délicat dans la vie de chaque être humain où l'enfance s'efface devant la complexité du monde pour enfin atteindre l'âge d'homme. Avec « L'année de l'éveil », Charles Juliet nous offre une oeuvre magnifique, empreinte de tendresse et de douleur, un remarquable récit autobiographique où s'expriment tous les conflits, toutes les souffrances, tous les déchirements de ce périlleux passage de l'existence qu'est celui de l'adolescence.
"L'année de l'éveil" a été porté à l'écran en 1990 par Gérard Corbiau.

jeudi 13 septembre 2007

Sesshin


"Je veux devenir moine zen !" Miura Kiyohiro. Roman. Editions Philippe Picquier, 2002

Traduit du japonais par Elisabeth Suetsugu.



Mr. Kimura n'en revient pas. Son fils, âgé de huit ans lui a fait part de son souhait de devenir moine.
Pourquoi cet enfant turbulent, amateur de séries télévisées et de trash-food déclare-t-il sans préambule à son père ce désir de se retirer du monde et de s'adonner à la méditation ? Mr. Kimura s'interroge. A-t-il bien fait de laisser régulièrement son fils l'accompagner lors des séances de zazen dominicales qu'il s'accorde, séances de méditation régies par l'abbesse du Zenkaiji ? Pourquoi ce désir soudain de devenir moine, de tourner le dos au monde contemporain, à la réussite sociale et à la vie de famille?
Mr. Et Mme Kimura ne voient dans tout cela qu'un caprice d'enfant, une lubie passagère, et décident finalement de ne pas prendre au sérieux la déclaration de leur fils.
Seule l'abbesse semble encourager les voeux du jeune Ryôta mais pour ses parents il est préférable d'assurer son avenir en travaillant à l'école .
Mais le jeune garçon ne tarde pas à faire parler de lui : ses notes baissent de manière vertigineuse et il semble sombre peu à peu dans la délinquance.
Ne sachant plus quelle solution adopter ni vers qui se tourner, les parents décident de suivre les conseils de l'abbesse. Ryôta intégrera un collège réservé aux enfants de religieux et pourra, une fois achevé son cursus scolaire, devenir bonze et prendre la succession de l'abbesse dans l'administration du temple Zenkaiji.
Le crâne rasé, il se dépouillera de ses possessions terrestres ainsi que de son nom : il se nommera désormais Tamaizumi Ryôkai.

Quelque peu inquiets, Mr. et Mme Kimura s'interrogent sur les futures conditions de vie de leur rejeton, sur la dure et austère vie de moine partagée entre séances de méditation et travaux domestiques fastidieux. Ils s'inquiètent également de la solitude à laquelle sera confronté le jeune homme, du manque d'affection et de biens matériels qui découleront de ce choix de vie, de la capacité qu'aura Ryôta à surmonter ces épreuves.

Mais finalement, qui apparaîtra comme plus démuni face à cette décision ? Le jeune Tamaizumi Ryôkai ou bien ses parents ? Car ceux-ci vont vivre de par ce fait une expérience à laquelle ils ne s'étaient pas préparés et qu'ils ne soupçonnaient même pas. Pour eux aussi, bien qu'ils soient laîques, l'enseignement du bouddhisme et la mise en pratique de ses lois, s'avérera un cheminement long et compliqué mais aussi un moyen efficace de surmonter les obstacles de l'attachement aux illusions du monde sensible.

Construit comme un Kôan Zen, le roman de Miura Kiyohiro est une formidable leçon de vie où l'on apprend que les êtres les plus démunis face à l'existence ne sont pas nécessairement ceux que l'on croit. D'une brièveté et d'une concision remarquables, ce court roman est un petit bijou d'humour et de sagesse. Sous l'aspect anodin d'un récit mettant en scène les petits tracas d'une famille japonaise confrontée au choix déconcertant du fils aîné, Miura Kiyohiro nous offre, dans la plus pure tradition du bouddhisme zen, un enseignement spirituel sur la notion toute illusoire de l'attachement aux choses et aux êtres (illusoires eux aussi) qui nous entourent, dont nous échouons le plus souvent à déceler la nature ultime qui n'est en fait qu'une manifestation de la vacuité.

Le-Saviez-Vous ? "La Croissance m'a tueR"


PARIS (AFP) — La liste rouge des espèces menacées, publiée mercredi par l'Union Mondiale pour la Nature, dresse un tableau alarmant de la perte de diversité animale et végétale sur la planète.
Près de 200 nouvelles espèces ont rejoint la liste des 16.306 espèces menacées d'extinction (contre 16.118 l'année dernière), sur 41.415 espèces mises sous surveillance par l'UICN parmi 1,9 million connues dans le monde.
Un mammifère sur quatre, un oiseau sur huit, un tiers des amphibiens et 70% des plantes sont menacés, selon cette liste que l'UICN publie chaque année.
Au total, 785 espèces sont déjà éteintes et 65 survivent seulement en captivité ou à l'état domestique, fait observer l'UICN.

Le-Saviez-Vous ? "La chasse est ouverte"




PARIS (AFP) — Le ministre de l'Immigration Brice Hortefeux a convoqué mercredi à Paris une vingtaine de préfets qui n'ont pas atteint leurs objectifs d'expulsions de sans-papiers, une "politique du chiffre" dénoncée par les associations de défense des immigrés.
Selon le ministère de l'Immigration, Brice Hortefeux a convoqué "une séance de travail" avec une vingtaine de préfets "dont les résultats doivent être améliorés en termes de reconduites à la frontière". Participaient également à cette réunion des services de gendarmerie. [...]

Brice Hortefeux avait lui-même admis le 20 août dernier qu'il serait difficile d'atteindre le quota de 25.000 expulsions fixé pour la métropole par le président de la République pour 2007.
"A un peu plus de la moitié de l'année, on est, en tendance, légèrement en-dessous de l'objectif" fixé pour l'année, avait déclaré M. Hortefeux, en exhortant la police française à "redoubler d'efforts pour les interpellations d'étrangers en situation irrégulière".

Le-Saviez-Vous ? "Penser nuit gravement au travail"


« Nous possédons dans nos bibliothèques de quoi discuter pour les siècles à venir. La France est un pays qui pense. J’aimerai vous dire : assez pensé, maintenant retroussons nos manches ! »


(Christine Lagarde. Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Emploi. 10 juillet 2007)


mercredi 12 septembre 2007

Baroque italien


"L'affreux Pastis de la rue des Merles" Carlo Emilio Gadda. Roman. Editions du Seuil, 1963

Traduit de l'italien par Louis Bonalumi.



Certains romans sont à eux seuls de véritables univers. Le lecteur qui ose s'y aventurer risque de s'y égarer pour longtemps, voire de s'y perdre à force de tâtonner, d'explorer, de contempler, de démêler les inextricables écheveaux d'une écriture si généreuse qu'elle confine à l'exubérance.
Tel est le cas de « L'affreux Pastis de la rue des Merles » de Carlo-Emilio Gadda, roman protéiforme, anarchique et baroque qui tient à la fois du genre policier, de la farce, de l'étude de moeurs et du roman social, récit allégorique et parabole de la fécondité, guide touristique de la Rome de l'entre-deux guerres et étude sociologique de sa population pléthorique, mouvante et bigarrée.
C'est tout cela le roman de Gadda, un « Pastis » où tout semble enchevêtré de manière désordonnée, un récit où la prose – je devrais dire les proses, tellement les styles alternent, varient et se superposent – se déverse tel un flot inépuisable et amphigourique, garni et entrelardé de références érudites, mais aussi un véritable catalogue de dialectes, patois et jargons populaires reflétant cette Babel qu'a de tous temps été l'Urbs Romaine.

Mais avant tout, l'affreux Pastis dont il est question dans ce roman – et qui sous-tend le récit – c'est le vol, puis l'assassinat survenus les 14 et 17 mars 1927 au 219 de la Via Merulana, immeuble cossu et résidence de nouveaux riches. C'est là que la Comtesse Zelaméo se voit détroussée de ses bijoux et que trois jours plus tard, sur le même palier et dans l'appartement d'en face, est retrouvée égorgée Liliane Balducci.
Commence alors pour don Ciccio, de son vrai nom Francesco Ingravallo, inspecteur détaché à la « mobile », une confuse et capricante enquête qui lui fera rencontrer de bien pittoresques personnages au cours de ses investigations dans les quartiers et faubourgs de la Ville Eternelle.
Sous les ordres du commissaire en chef Fumi et secondé par ses deux limiers : Gaudenzio, surnommé Beau-Blond, et Pompée, alias Lapompe, dit Le Grappin, don Ciccio va tenter de démêler cet inextricable Pastis, ce qui va donner lieu à un récit fantasque et chatoyant où l'on croisera maints personnages grotesques, issus de la plèbe où de la bourgeoisie : maquerelles et fils de famille, concierges opulentes et ecclésiastiques prodigues en commérages, petites frappes de faubourgs et hauts fonctionnaires du ministère de l'Economie Nationale tels le Commendatore « Filippo » Angeloni :

« Grand, l'pardessus en berne, la brioche tournant à la poire, les épaules en creux, un tantinet St-Galmier-Badoit, la fiole mi-apeurée mi-mélancolique, avec, pour manche, un pif magistral propre à jouer les trompettes de Jéricho dans un mouchoir, m'sieu Filippo, bien que Gommandeur, et du ministère, m'sieu Filippo cependant, c'était manifeste, avait un air, oui, un je ne sais quoi... une tristesse, une inquiétude, et à la fois, une sorte de réticence en regardant le commissaire Ingravallo. Un peu comme s'il craignait de perdre un appui lors de la chute prochaine du ministère (laquelle ne se produisit, du reste, les bananes tombant avec le régime, que le 25 juillet 1943). Un drôle de corbeau, quoi, embouqueté dans son col de pardessus et son écharpe élégiaque. Un gros clerc de cadastre, tout en noir ; un de ceux qui nichent de préférence entre Saint-Louis-des-français et la Minerva. Invisibles au passant distrait ou hâtif, à l'heure propice, pas à pas, ils déambulent dans leurs chères petites rues, depuis l'arc de Saint-Augustin et la Scrofa, par la rue des Coppelle ou l'Pozzo delle Cornacchie, jusqu'au bout, tout en haut, à Santa Maria in Aquiro. Il leur advient même, à l'occasion, de s'aventurer mollo mollo dans la rue Colonna, voire de s'engager, agoraphobiques, su les pavés d'Piazza di Petra, dédaignant au passage le coup d'blanc et la pizza snobinarde du Napolitain. Il leur arrive aussi, par le boyau d'Via di Pietra, de déboucher su l'Corso – mais il faut que ce soit un samedi gras – face aux devantures de l'Encyclopédie Treccani et aux montres les plus séduisantes du joaillier Catellano. Par temps de carême, ils se contentent, lugubres et cauteleux, de longer Sandra Chiara, passant sous les glob' des deux hôtels, jusqu'à l'Eléphant surmonté d'son charmant obélisque, jusqu'aux r'vendeurs d'chapelets et de Madones en vrac. Ou bien, à pas comptés toujours, y redescendent, évitant d'un poil un vélo, pour emprunter la Palomella et raser l'derrière du Panthéon, sur le chemin du retour désormais, comme vaguement déçus par le crépuscule.
Voilà quelques années, le Commendatore Angeloni avait transporté ses pénates rue Merulana, vu la démolition des rues Parlamento et Campo Marzio, où il créchait depuis toujours. Un fin gourmet, le sieur Filippo, à en juger par les petits paquets, truffes ou autres gâteries, qu'il se livrait à lui-même, avec toute la prévenance et la dévotion requises, en les portant bien droits, sur sa poitrine, comme pour leur donner à téter. Des emballages de charcutiers de luxe, bourrés de galantine ou de paté de foie, ficelés au bolduc bleu ciel. A l'occasion, on les lui apportait à domicile, au 219, dernier étage. On les lui « tendait », comme on dit à Florence : coeurs d'artichauds à l'huile et veau braisé. »

Roman policier donc, farce littéraire aussi, (dont le plus grotesque d'entre tous les personnages, bien que seulement évoqué de loin en loin mais dont l'ombre funeste plane sur tout le récit, n'est autre que Mussolini), « L'affreux Pastis de la Rue des Merles » est aussi et surtout une oeuvre allégorique où tout nous renvoie aux anciens mythes de la Fécondité. Tout ici est métaphore : propos , situations, caractères... et tout ici nous parle de procréation, de l'explosion de l'instinct génésique dans cette Rome éternelle, ce ventre immense qui est à l'origine de l'occident, cette matrice usée, déchirée, meurtrie par l'Histoire mais qui continue inlassablement de pondre encore et encore des multitudes d'êtres humains qui iront s'agglomérer à la masse grouillante de l'espèce. Le vieux mythe originel de l'enlèvement des Sabines – acte qui participa de la création de Rome - reprend vie ici, sous nos yeux, tel un ancien rite incessamment rejoué et commémoré.
C'est tout cela « L'affreux pastis de la rue des Merles », et c'est bien plus encore, une oeuvre magistrale, baroque et vertigineuse, un roman que l'on dirait écrit par Rabelais, Swift et Lawrence Sterne, puis qui aurait été revu et corrigé par Céline, Thomas Pynchon et James Joyce.

jeudi 6 septembre 2007

Brack People


"SANG IMPUR" Hugo Hamilton. Roman. Phébus, 2004

Traduit de l'anglais (Irlande) par Katia Holmes



C'est dans le Dublin des années 60 que grandit le petit Hugo. Fils d'un farouche nationaliste et d'une allemande antinazie, il nous raconte avec humour, tendresse et nostalgie ses jeunes années, son quotidien, les bons et les mauvais moments qu'il partage avec son grand-frère Franz et sa petite soeur Maria.


Parce qu'ils sont issus de l'union d'un irlandais et d' une allemande, les autre enfants prennent plaisir à les insulter et les brutaliser. Menacés et battus par les bandes de gamins du quartier, ils se font traiter de nazis, son frère est surnommé Hitler et lui Eichmann. A cheval entre-deux cultures, Franz, Hugo et Maria ont bien des difficultés à comprendre qui ils sont, confrontés à l'intolérance des uns et des autres.


« On n'a rien à craindre, dit mon père : nous sommes les nouveaux Irlandais. Pour partie originaires d' Irlande, pour partie d'ailleurs – mi-irlandais, mi-allemands. Nous sommes les gens tachetés, il explique, les brack people, « les bigarrés ». Un mot qui vient de la langue irlandaise, du « gaélique » comme ils l'appellent quelquefois. Mon père a été instituteur à un moment donné, avant de devenir ingénieur, et breac est un mot que les irlandais ont apporté avec eux quand ils sont passés à l'anglais. Ca veut dire tacheté, pommelé, chiné, moucheté, coloré. Une truite est brack, un cheval tacheté aussi. Un barm brack est un pain avec des raisins dedans – un nom emprunté aux mots irlandais bairìn breac. Ainsi, nous sommes les irlandais tachetés, les Irlandais bigarrés. Un pain brack irlandais maison, truffé de raisins allemands. »


Car en sus de l'intolérance dont les autres enfants font preuve à leur égard, ils doivent également subir celle de leur père, fervent nationaliste et dont les convictions anglophobes s'apparentent à du fanatisme. Ainsi les enfants se voient interdire de parler la langue anglaise au sein du foyer et également d'entretenir toute relation de camaraderie avec des enfants de culture anglophone. Chaque manquement à ces règles drastiques leur valent taloches, réprimandes et punitions de la part de leur père. Les seules langues autorisées dans le cercle familial sont le gaélique et l'allemand. Leur nom de famille même n'échappera pas à la règle. Hamilton, traduit en gaélique par la volonté du père, devient alors O'hUrmoltaigh, patronyme imprononçable pour le commun des mortels, source de déboires et de moqueries de la part des irlandais eux-mêmes incapables de prononcer ce nom correctement.

« Un jour au travail, mon père a refusé de répondre à une lettre parce qu'il y avait marqué pour « John Hamilton ». Il l'a renvoyée plusieurs fois de suite, puisque ce n'était pas son nom. Il leur a dit qu'il n'y avait pas de John Hamilton à la Compagnie de l'électricité, la CE de Dublin. Il a fait comme si il y avait eu une grosse erreur et que la lettre était pour quelqu'un d'autre, dans une autre compagnie. Peut-être même dans un autre pays : au Bureau de l'électricité d'Angleterre, d'Amérique ou d'Afrique du Sud peut-être. Ca a causé des tas d'embêtements, cette lettre qui n'a pas arrêté de faire des aller et retour pendant des semaines et des semaines, parce que les habitants de Mullingar, eux, ils ont dû attendre tout ce temps là avant qu'on répare leurs poteaux électriques. Le pays entier pouvait bien être dans le noir : mon père il s'en fichait. Finalement les gens de Mullingar ont retrouvé leur électricité, mais seulement après avoir appris à respecter son nom propre. Mais après ça, le patron de la CE a refusé de donner une promotion à mon père parce que l'irlandais, c'était mauvais pour les affaires. »


Face à ce père autoritaire, buté et quelque peu tyrannique, dont les échecs professionnels se succèdent à répétition, les enfants n'ont d'autre recours que celui de leur mère, une femme douce et aimante dotée d'un incomparable sens de l'humour.
Ayant échappé de peu à la barbarie nazie à cause de ses convictions humanistes, ainsi qu'à la tourmente de la fin du Troisième Reich, c'est après la guerre, lors d'un pélerinage en Irlande qu'elle rencontre et plus tard épouse John Hamilton.

Femme de caractère, enjouée et débordante de tendresse envers ses enfants, elle assume au foyer le rôle de contre-pouvoir face à son mari enfermé dans le carcan rigide de son idéologie nationaliste. C'est auprès d'elle que les enfants trouvent le réconfort lorsqu'elle leur raconte l'histoire de sa vie et qu'ils découvrent les menus plaisirs de la vie quand, par exemple, elle cuisine à leur intention des gâteaux dans la confection desquels ressort toute l'affection qu'elle porte aux siens.


« D'abord, vous mélangez le beurre et le sucre. Vous devez tourner fort, ma mère explique, mais ensuite il faut y aller tout doux parce qu'on ne veut pas faire un gâteau malheureux. Si vous êtes en colère quand vous faites un gâteau, il n'aura le goût de rien. Vous devez traiter les ingrédients avec respect et avec affection. On soulève le mélange et on y glisse l'oeuf battu comme une lettre d'amour dans une enveloppe, elle dit en riant fort. On laisse entrer des baisers d'air dans la farine et on tourne dans un seul sens, sinon les gens sentiront le goût du doute. Et quand on verse le mélange dans le moule, on met un bout de papier brun tout autour et un autre à plat dessus pour faire un chapeau qui empêchera le gâteau de brûler. Et une fois que la lettre est postée et le gâteau au four, il faut rester très tranquille et attendre. Il ne faut pas courir dans la maison en criant et en claquant les portes. Il ne faut pas se disputer et dire des méchantes choses sur les autres. On chuchote, on fait des signes de tête, on marche sur la pointe des pieds à la cuisine. »


« Sang impur », ce roman autobiographique simple et beau, empreint de drôlerie, de sensibilité et de nostalgie, a été récompensé en France en 2004 par le Prix Femina du roman étranger. Le deuxième volet « Le Marin de Dublin » (également édité chez Phébus) a reçu le Prix 2007 fiction lors du 9ème Festival du Livre Insulaire d'Ouessant.
Avec ces deux romans qui nous dépeignent une Irlande bien éloignée des clichés conventionnels, Hugo Hamilton se place parmi les plus grands auteurs irlandais contemporains.
Joseph O' Connor, dans la préface qu'il consacre à ce livre, dit de lui : « Hugo Hamilton est le plus grand auteur irlandais dont vous n'avez pas encore entendu parler ».


Mille mercis à ma soeur Danièle qui m'a fait découvrir ce très beau livre.

Ciao Luciano ...

mercredi 5 septembre 2007

"A Table !"


"LA SOUPE DE KAFKA" Mark Crick. Flammarion 2006.



Tout le monde connaît la petite Madeleine de Proust mais qu'en est-il de son Tiramisu ? Et qui connaît la recette du Poulet vietnamien à la Graham Greene, le Risotto aux champignons façon John Steinbeck ou encore les Moules marinières à la Italo Calvino?
C'est à un succulent festin littéraire, à « une histoire complète de la littérature mondiale en 16 recettes », que nous invite Mark Crick dans « La soupe de Kafka ».
Maîtrisant avec brio l'art du pastiche littéraire, Mark Crick nous sert dans cet ouvrage seize recettes de cuisine écrites à la manière de tel ou tel auteur passé à la postérité.
On trouvera donc dans la carte du Menu :

AGNEAU A LA SAUCE A L'ANETH à la Raymond Chandler
Traduit par Patrick Raynal

OEUFS A L'ESTRAGON à la Jane Austen
Traduit par Geneviève Brisac

SOUPE MISO EXPRESS à la Franz KAFKA
Traduit par Eliette Abecassis

GATEAU AU CHOCOLAT à la Irvine Welsch
Traduit par Alain Defossé

COQ AU VIN à la Gabriel Garcia Marquez
Traduit par Claude Durand

RISOTTO AUX CHAMPIGNONS à la John Steinbeck
Traduit par Frédéric Jacques Temple

MOULES MARINIERES à la Italo Calvino
Traduit par Patricia Reznikov et Gérard de Cortanze

POUSSINS DESOSSES ET FARCIS à la Marquis de Sade
Traduit par Patrice de Méritens

CLAFOUTIS GRAND-MERE à la Virginia Woolf
Traduit par Anne Freyer-Mauthner

FENKATA à la Homère
Traduit par Isabelle D. Philippe

TIRAMISU à la Marcel Proust
Traduit par Alain Malraux

POULET VIETNAMIEN à la Graham Greene
Traduit par François Rivière

SOLE A LA DIEPPOISE à la Jorge Luis Borges
Traduit par Patricia Reznikov et Gérard de Cortanze

PAIN GRILLE AU FROMAGE à la Harold Pinter
Traduit par Jean Pavans

RÖSTI à la Thomas Mann
Traduit par Anne Freyer-Mauthner

TARTE A L'OIGNON à la Geoffrey Chaucer
Traduit par André Crépin

C'est donc à une véritable fête des mots et des saveurs que nous invite Mark Crick dans cet étonnant petit livre farci d'humour et parsemé de photos et illustrations de l'auteur évoquant l'univers visuel des auteurs et rendant hommage, là aussi par le procédé du pastiche, à des artistes célèbres tels que, entre autres, Hogarth ou Giorgio de Chirico.

Brillant exercice de style, tant par ses pastiches littéraires que picturaux, « La soupe de Kafka » est un ouvrage où se mêlent avec humour littérature, arts plastiques et gastronomie. Chaque recette se présente sous la forme d'un texte court accompagné d'une illustration, et remarquablement traduit de l'anglais par des auteurs français contemporains tels que Patrick Raynal, Eliette Abecassis, Gérard de Cortanze, etc...
La lecture de chacun de ces courts récits est un pur régal et ne manquera pas de faire s'esclaffer les lectrices et lecteurs coutumiers de tel ou tel auteur lorsqu'ils retrouveront sous la plume de Mark Crick les habitudes et les manières stylistiques de ceux-ci.

Ce recueil de recettes à la sauce littéraire agrémenté d'illustrations et de peintures est un enchantement des sens et une invitation à revisiter d'une manière tout à fait originale l'univers de seize auteurs qui ont marqué de leur empreinte l'histoire de la littérature. Un livre à déguster sans retenue.

mardi 4 septembre 2007


"Le bout du monde et le fond du jardin contiennent la même quantité de merveilles."


(Christian Bobin)

lundi 3 septembre 2007

Memento Mori


"Dans la nuit Mozambique" Laurent Gaudé. Nouvelles. ACTES SUD, 2007



Cet ouvrage se compose de quatre récits composés par Laurent Gaudé entre 1998 et 2007. Ecrites en parallèle de son oeuvre romanesque, dont « La mort du Roi Tsongor » et « Le soleil des Scorta » sont les plus emblématiques, on retrouve au sein de ces quatre histoires les thèmes et les atmosphères si caractéristiques de son imaginaire.


« Sang négrier », le premier de ces récits se situe à l'époque du commerce des esclaves. Un vaisseau négrier, après avoir chargé sa cargaison de bois d'ébène, se voit contraint, suite à la mort de son capitaine, de se dérouter et de remonter sur Saint-Malo afin d'ensevelir celui-ci auprès des siens.
Mais cinq esclaves réussissent à s'échapper et à disparaître dans la ville. L'équipage, aidé de la population locale, va se lancer alors dans une chasse à l'homme d'une violence inouïe. Mais ce déchaînement de sauvagerie se retournera bientôt contre eux et le jugement sera sans appel.


« Gramercy Park Hotel » nous emmène dans le New-York contemporain où un vieil homme, Moshe, est pris à partie et frappé par trois jeunes voyous. Suite à cette agression, et après être sorti de l'hopital, il va se rendre au Gramercy Park Hotel, là où il vécut l'un des plus beaux moments de son existence. Il va alors se remémorer les années de sa jeunesse alors que, jeune poète sans le sou, il partageait sa vie avec Ella, l'amour de sa vie. Mais helas! la vie de bohême n'est pas aussi poétique et exaltante que celle décrite dans les chansons de variétés.


« Le colonel Barbaque » nous entraîne sur les flots du fleuve Niger. Un ancien combattant des tranchées de 14-18 raconte la longue et sanglante errance qui l'a mené au coeur de l'Afrique et qui a fait de lui « Le colonel Barbaque », une sorte de dieu de la Guerre pour les populations locales déterminées à se soustraire du joug des colons français.


« Dans la nuit Mozambique » nous fait pénétrer au coeur d'un cercle de quatre amis qui ont pour habitude de se réunir dans un petit restaurant de Lisbonne. Là, trois anciens élèves de l'école de la marine, ainsi que le patron du restaurant, tous quatre arrivés au seuil de la vieillesse, aiment à partager anecdotes et histoires tirées de leurs voyages. Mais qu'est-il arrivé au commandant Manuel Passeo qui avait commencé à leur conter une histoire survenue dans la nuit Mozambique, une histoire parlant d'une fille de Tigirka ?


Les quatre récits qui composent ce livre nous parlent tous de la mort et de son emprise sur les hommes. Qu'elle soit subie ou qu'elle soit ardemment désirée, elle suit tout un chacun, apportant l'effroi, la résignation ou la libération.

La violence y est aussi une constante, violence dont les causes restent souvent inexplicables, violence inhérente à l'espèce humaine et transcendant époques, frontières et cultures. Les personnages de ce livre, bien que d'univers et d'époques différentes sont tous – comme tout être humain a été, est ou sera un jour – confrontés à la mort et à la violence. Chacun réagira à sa manière devant l'inéluctable.

Ces thèmes universels, Laurent Gaudé les exploite avec un talent et une virtuosité qui ne sont pas sans rappeler des auteurs tels que Conrad ou Melville, auteurs dont certains personnages emblématiques sont devenus des archétypes de l'homme en lutte contre les forces de destruction qui les animent, tels Kurz dans « Au coeur des ténèbres » ou le Capitaine Achab de « Moby Dick ». D'ailleurs, le colonel Barbaque ne serait-il pas un avatar de Kurz ? Et ne peut-on s'empêcher, en lisant « Sang négrier » de penser au « Benito Cereno » de Melville ? En cela, Laurent Gaudé, par l'universalité des thèmes dont il traîte, est un auteur qui parle au plus grand nombre et nous offre, en plus d'une exploration des méandres de l'âme humaine, de formidables échappées dans l'espace et dans le temps.

dimanche 2 septembre 2007

Underground


"L'homme qui vivait sous terre" Richard wright. Nouvelle. Gallimard, 2003

Traduit de l'anglais (américain) par Claude-Edmonde Magny.



Dans la nuit d'une ville nord-américaine, un homme fuit sous la pluie. La police est à ses trousses. Où pourrait-il se cacher pour échapper à ses poursuivants ? Son attention est captée par une plaque d'égoût. Et si c'était là le seul moyen de se dissimuler ? L'homme soulève la lourde plaque de fonte, la repousse de côté et s'enfonce dans les ténèbres.
En pénétrant dans ce monde souterrain, le fugitif va accéder à un univers complètement insoupçonné. Affranchi des lois et des menaces qui règnent en surface, il va peu à peu apprendre à évoluer dans cet étrange environnement.
Effrayé au départ par l'obscurité, l'eau sale, les odeurs nauséabondes et sa totale ignorance du plan des couloirs labyrinthiques qui s'étendent sous la surface de la ville, conscient d'avoir pour un temps échappé à ses poursuivants, le fugitif va explorer ce monde souterrain. Ayant trouvé un endroit où se réfugier – une sorte de caverne-matrice aux parois de terre – il va s'enhardir et partir à la découverte de ce monde de la nuit et du silence.

Mais cet univers souterrain recèle de nombreux accès vers la surface et le fugitif ne va pas tarder à découvrir quelques-uns de ceux-ci qui vont lui permettre d'observer sans être vu les activités qui se déroulent dans certains endroits du monde extérieur. Il va ainsi pouvoir s'approvisionner en nourriture en accédant aux habitations du dehors par le chemin des caves de celles-ci. Tel un Robinson des profondeurs, il va acquérir, au gré de ses explorations, de menus objets qui vont lui permettre de s'organiser, d'assurer sa survie dans ce monde de ténèbres et de pouvoir pratiquer des trous dans les murs afin d'accéder à de nouveaux endroits.
Mais il va également être le témoin, au hasard de ses errances, de scènes étranges et inquiétantes lorsque son chemin l'amènera par exemple à visiter le sous-sol d'une entreprise de pompes-funèbres ou la chambre froide d'une boucherie.

Devenu une sorte d'homme invisible, il va progressivement se lancer dans des entreprises de plus en plus audacieuses qui l'amèneront dans certains cas à influer sur le destin des habitants du monde extérieur. Mais en usant de son rôle de Deus Ex Machina, il va accomplir un acte dont les conséquences dramatiques scelleront son destin de manière tragique.


Cette nouvelle de Richard Wright, écrivain emblématique de la cause afro-américaine et auteur du célèbre roman « Black Boy », est un récit qui, sous son aspect de polar, dissimule de nombreuses connotations symboliques et philosophiques dans lesquelles on reconnaîtra, entre autres, une allégorie du mythe platonicien de la caverne. On y verra aussi maintes allusions à la littérature fantastique anglo-saxonne du XIXe siècle, à ces "romans gothiques" chers à Horace Walpole et Ann Radcliffe. Allusions aussi au mythe du naufragé, du « Robinson Crusoe » de Defoe au Ben Gunn de « L'île au trésor » de Stevenson. Mais par delà ces archétypes de l'homme seul, livré à lui-même, Richard Wright, avec « L'homme qui vivait sous terre » nous amène à nous questionner sur ce qui forge, sur ce qui maintient et sur ce qui peut annihiler notre identité : « Qui suis-je si je n'existe pour personne ? »

samedi 1 septembre 2007

Dessin deVictor Hugo : Le Gai Château, 1897

"Lire c'est débroussailler dans son âme un chemin que les ronces et les arbres effondrés ont depuis longtemps recouvert, puis avancer jusqu'à découvrir un château en ruine dont les fougères sont les princesses et les liserons les sentinelles. Une légende est attachée à ce château jadis construit par un seigneur si bon qu'il n'a voulu laisser son nom nulle part. Lire c'est rechercher ce nom dans les livres mais aussi dans les fleurs ou sur les visages : partout où passe une douceur si grande que nulle explication ne peut en être donnée. "

( Christian Bobin )