dimanche 30 janvier 2011

Imposteurs !!!









"Bibliomanies" Collectif. Anthologie. Ivres de Livres, libraire-éditeur, 2011.


« Ivres de Livres », libraire-éditeur à Strasbourg, nous offre, avec « Bibliomanies », une passionnante anthologie sur le thème de cette pathologie que l'on nomme bibliomanie ou encore bibliolâtrie.
On y verra que cette curieuse maladie faisait déjà parler d'elle dès l'Antiquité et fut brocardée par des auteurs aussi illustres que Sénèque et Lucien de Samosate.
Plus tard, au Moyen-Âge, c'est le poète Pétrarque qui tourne en ridicule ces vaniteux bibliomanes qui pensent qu'accumuler chez eux un nombre incalculable de livres leur donnera une aura de sapience et de respectabilité : « Assurément, si l'abondance de livres faisait des savants ou des gens de bien, les plus riches seraient les plus savants de tous et les meilleurs, tandis que nous voyons souvent le contraire. »

Mais c'est après l'invention de l'imprimerie et la propagation à grande échelle des écrits que commence l'âge d'or des bibliomanes. Après les vaniteux cités plus haut, vont arriver les collectionneurs qui seraient prêts à tuer père et mère ou à s'amputer d'un bras pour acquérir une édition rare ou compléter leur collection regroupant tout ce qui a pu être édité sur tel auteur ou tel sujet, quel qu'il soit.
L'anthologie ici proposée fait la part belle à ces bibliophiles avec, entre autres, « Le Bibliomane » de Charles Nodier, « L'Enfer du bibliophile » de Charles Asselineau, sans oublier le célèbre « Bibliomanie » de Gustave Flaubert.

Il est regrettable de constater, à la lecture de cet ouvrage et au travers des écrits des onze auteurs qui le composent, que pas un seul de ces bibliomanes, bibliophiles et bibliolâtres ne s'intéressent à ce qui est contenu dans leurs « chers » livres. La curiosité, l'envie d'apprendre, l'amour de la littérature et des belles-lettres sont en effet complètement étrangers à ces individus. Leur frénésie compulsive est motivée par l'ambition, la soif du « paraître », l'appât du gain motivé par la rareté et la cherté des ouvrages convoités.

 Ce que renferment ces livres n'a finalement pour eux que peu d'importance comparé à leur valeur marchande et au prestige que peut acquérir leur possesseur. Ces personnages sont à mettre au même niveau que ces collectionneurs de toiles de maître qui acquièrent pour des sommes faramineuses des œuvres d'art qui, une fois en leur possession, végeteront dans un coffre-fort en attendant d'être revendues lorsque les coûts du marché de l'art permettront de réaliser un bénéfice substantiel.
Ainsi, ces bibliomanes qui aiment à se targuer du nombre colossal d'ouvrages en leur possession, de leur rareté et de leur valeur, ne sont finalement que des collectionneurs comme les autres, mais qui, malheureusement, sont loin d'être aussi modestes qu'un philatéliste ou un collectionneur de capsules de bières. 

Ce faux sentiment de supériorité du bibliomane lui vient du prestige qui est encore aujourd'hui accolé au livre, symbole du savoir, de la sagesse et de l'érudition. Aujourd'hui encore, à l'heure du numérique, le livre reste associé à ces notions de savoir et de sapience. N'a-t-on pas encore vu récemment un président de la République, pour sa photographie officielle suite à son arrivée au pouvoir, poser devant un mur de livres alors qu'il est connu et avéré que cet homme politique préfère de loin parader en arborant des objets clinquants et voyants plutôt que de s'adonner à la lecture dans le silence et la solitude ? 
Les livres sont en effet des objets impressionnants, redoutables et presque magiques pour des individus qui ne se donneront jamais la peine de lire. En posséder quelques uns ou plusieurs milliers, c'est devenir à coup sûr dans le regard de certains un personnage hors du commun, un philosophe, un prophète, un excentrique qui détient les arcanes du savoir.
C'est ce sentiment erroné qui fait que les bibliomanes, bibliophiles et autres bibliolâtres ne sont après tout que des imposteurs qui ne vibreront jamais pour la tournure poétique d'une phrase, pour la justesse d'une métaphore ou pour l'émotion suscitée par un récit. Ils ne resteront que d'avides collectionneurs motivés uniquement par le potentiel financier de leurs acquisitions et par le faux sentiment de respectabilité qu'elles leur procurent.
En cela, les onze auteurs représentés dans cette anthologie ne se sont pas trompés et ont su représenter tous les travers et tous les ridicules de ces faux érudits en proie à la convoitise et à la vanité de leur passion.



       


Le bibliomane  par J.-J. Grandville.

dimanche 9 janvier 2011

Bonne Année 2011

Bonne Année 2011 et tous mes voeux.

PS: Désolé pour les problèmes de taille de polices de caractères assez fantaisistes affichés dans les précédents  posts ; je tente de résoudre ce problème.

Naissance d'un pont

"Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants" Mathias Enard. Roman. Actes Sud, 2010.



« Cela commence par des proportions. L'architecture est l'art de l'équilibre; tout comme le corps est régi par des lois précises, longueur des bras, des jambes, positions des muscles, un édifice obéit à des règles qui en garantissent l'harmonie.. L'ordonnancement est la clé d'une façade, la beauté d'un temple provient de l'ordre, de l'articulation des éléments entre eux. Un pont, ce sera la cadence des arches, leur courbe, l'élégance des piles, des ailes, du tablier. Des niches, des gorges, des ornements pour les transitions, certes, mais déjà, dans le rapport entre voûtes et piliers, tout sera dit.
Michel-Ange n'a pas d'idée.
Cet ouvrage doit être unique, chef-d'œuvre de grâce, autant que le David, autant que la Pietà.
En traçant ses premières esquisses, il pense à Léonard de Vinci, à qui tout l'oppose, à croire qu'ils vivent dans deux époques distantes d'une infinité d'éons.
Miche-Ange baye aux corneilles sur ses planches. Il ne voit pas encore ce pont. Il se noie dans des détails. Il n'a que très peu d'expérience de l'architecture; les croquis du tombeau de Jules sont son œuvre la plus architecturale du moment. Il aimerait que Sangallo soit à ses côtés. Il regrette d'avoir accepté de relever ce défi. Il s'énerve. Le risque est énorme. On peut non seulement le savoir ici, mais aussi l'atteindre. Il ne doute pas un instant que la main de fer du pape ou les mortelles conspirations romaines puissent le frapper où bon leur semble.
Un pont gigantesque entre deux forteresses.
Un pont fortifié.
Michel-Ange sait que c'est en dessinant que les idées viennent; il trace inlassablement des formes, des arcs, des piles.
L'espace entre les remparts et la rive est court.
Il pense au vieux pont médiéval de Florence, cette grenouille surmontée de créneaux et peuplée de boucheries à l'odeur de cadavre, étroite, ramassée sur elle-même, qui ne donne à voir ni la majesté du fleuve ni la grandeur de la ville. Il se souvient du sang qui coule dans l'Arno par des rigoles au moment de l'abattage des bêtes; il a toujours eu ce pont en horreur.
L'ampleur de la tâche l'effraie.
Le dessin de Vinci l'obsède. Il est vertigineux, et pourtant erroné. Sans vie. Sans idéal. Décidément Vinci se prend pour Archimède et oublie la beauté. La beauté vient de l'abandon du refuge des formes anciennes pour l'incertitude du présent. Miche-Ange n'est pas ingénieur. C'est un sculpteur. On l'a fait venir pour qu'une forme naisse de la matière, se dessine, soit révélée.
Pour le moment, la matière de la ville lui est si obscure qu'il ne sait avec quel outil l'attaquer. »

En ce mois d'avril 1506, Michel-Ange quitte Rome sur un coup de tête. Ulcéré par l'attitude du pape Jules II – qui l'a éconduit suite à sa demande de remboursement pour les frais occasionnés par la construction du tombeau de celui-ci – l'artiste se réfugie à Florence afin de consumer sa colère envers ce pape ingrat et mauvais payeur.
C'est à Florence qu'il est contacté par deux moines franciscains qui lui remettent un message. Est-ce un mot d'excuse de Sa Sainteté, ou plus probablement une injonction du pontife lui ordonnant de retourner à Rome afin de reprendre son ouvrage ? Ni l'une ni l'autre. Il s'agit en fait d'une invitation que lui fait le Grand Turc, le sultan de Constantinople, Bajazet II.
Après quelques jours d'hésitation, Michel-Ange prend la mer en direction de la Sublime Porte. N'est-ce-pas là une belle revanche contre le souverain pontife qui l'a malmené et éconduit comme un gueux alors qu'il ne réclamait que son dû ? Se mettre au service du Grand Turc, c'est à cette époque servir le principal ennemi de toute la chrétienté, un ennemi dont les puissantes armées menacent toute la façade orientale de l'Europe et en grignotent peu à peu toutes les provinces.
Miche-Ange est invité pour un mois à Constantinople, un mois au cours duquel il devra dessiner les plans d'un pont qui enjambera la Corne d'Or. Le projet n'est pas nouveau et le grand Léonard de Vinci s'y est lui-même cassé les dents. Miche-Ange – qui est plus sculpteur qu'architecte – saura-t-il, contrairement à son illustre prédécesseur, mener à bien ce chantier titanesque ?
En débarquant à Constantinople en mai 1506, l'artiste découvre un univers totalement inconnu, l'autre côté du monde, un univers de senteurs et de couleurs insoupçonnables.
Il aura pour compagnons et pour guides, lors de son séjour, Mesihi de Pristina, le poète, secrétaire et protégé du grand vizir Ali Pacha, ainsi qu'Arslan, le négociant, deux jeunes hommes qui lutteront l'un contre l'autre pour acquérir les faveurs de l'artiste. Mais le personnage qui troublera le plus Michel-Ange sera peut-être cette étrange chanteuse qui partagera ses nuits, lui racontera sa douloureuse histoire et dévoilera peu à peu son tragique destin.

Avec ce roman qui s'est vu décerner le Prix Goncourt des lycéens 2010, Mathias Enard nous offre un récit exotique et sensuel où se mêlent habilement faits historiques et imaginaires. De par le contexte historique et la technique de narration, on pourrait comparer ce roman au fabuleux « Mon nom est Rouge » d'Orhan Pamuk. Le lecteur y trouvera en effet la même fascination pour cette civilisation ottomane cruelle et raffinée, pour les senteurs exotiques des épices et le chatoiement des étoffes rares, ainsi que pour le récit qui devient tour à tour onirique, poétique, et oscille entre roman historique et intrigue policière. Mais avant tout, c'est du travail de création dont nous entretient Mathias Enard, ce douloureux accouchement des projets et des idées qui confine parfois au sacerdoce. On y verra aussi l'image, déjà présente au XVIème siècle et malheureusement toujours d'actualité, du fameux « choc des civilisations », confrontation de deux mondes prêts à se déchirer et que peut-être seuls les artistes seront à même de résoudre en générant des œuvres dont la plus symbolique de toutes reste le pont, symbole de rencontre et d'échange.






Ivan Aïvazovski (1817-1900) "Constantinople, la mosquée de Tophane"