mercredi 28 janvier 2009



"Que m'importe ces livres innombrables et ces bibliothèques, dont les propriétaires, toute leur vie durant, ont à peine lu les étiquettes."


Sénèque

lundi 26 janvier 2009

La Cité des Nuages




"Le messager de l'Empereur" Karine Naouri. Roman. Albin-Michel, 2004.









Il y a très longtemps régnait en Chine l'empereur Lingfuh. Ce despote cruel vivait reclus dans son palais car malgré sa puissance, ses richesses et sa cruauté, il vivait dans la peur. Il était en effet terrorisé par l'idée de sa propre mort.
Afin de se protéger d'un éventuel attentat contre sa personne, il a requis pour sa protection – en sus des innombrables soldats qui montent la garde dans et autour du palais – les services de Shang-So, le maître de sabre. Celui-ci – recueilli enfant à la Cour suite à un rêve du tyran – a été éduqué dans un seul but : servir et protéger l'empereur en toutes occasions.
Shang-So et le vieux mage Tsu passent ainsi leur vie à tenter de rassurer le monarque en proie à des angoisses qui n'ont pour résultat que de décupler sa cruauté envers ses sujets.

Dans son palais-forteresse, l'empereur s'ennuie et ne trouve de dérivatif à sa morosité que lorsque se présente la caravane. C'est avec impatience qu'il attend le moment où celle-ci revient des confins du monde connu afin de lui apporter animaux et objets étranges. Quand il apprend que la caravane est de retour, après de longs mois – parfois de longues années d'errance – il fait immédiatement apprêter le Salon des histoires, vaste salle où il reçoit les explorateurs afin que ceux-ci lui narrent dans les moindres détails leurs expéditions.
Un jour, la caravane arrive au palais, porteuse d'une information qui met l'empereur en émoi. Il existerait, d'après les dires d'un vieil homme rencontré lors du voyage, une Cité cachée au sommet des plus hautes montagnes, la Cité éternelle, dont les habitants détiendraient le secret de l'immortalité.
L'immortalité ! L'empereur, afin d'en savoir plus, va dépêcher Shang-So – au risque de laisser s'éloigner celui qui lui sert de bouclier – à la recherche de cette mythique Cité éternelle. Il lui donne mille jours pour découvrir cet endroit fabuleux et revenir au palais.
Shang-So va donc prendre la route et se diriger vers les plus hautes montagnes afin de découvrir l'existence de cette Cité éternelle, que l'on dit peuplée d'hommes ailés.
Mais Shang-So ne sait pas encore que ce voyage – qui lui réservera bien des surprises – va radicalement changer sa personnalité et lui ouvrir des perspectives jusqu'alors impossibles à imaginer.


Situé dans une Chine imaginaire dont l'univers rappelle un peu celui des « Villes Invisibles » d'Italo Calvino, « Le messager de l'Empereur » nous entraîne dans un roman d'aventures en forme de conte traditionnel. En lisant ce roman, on se plaît à imaginer que les scènes, les descriptions et les personnages évoqués, soient illustrés par François Place tant ce récit semble s'accorder avec l'univers visuel de l'auteur de « L'atlas des géographes d'Orbae » et du «Roi des Trois Orients ».

Parabole sur le pouvoir de l'écriture, sur la transmission du savoir et sur la sagesse, ce roman en forme de conte et de voyage initiatique nous entraîne dans un monde coloré et imaginaire où cependant l'intériorité des personnages prend le pas sur le contexte exotique et l'aspect « roman d'aventures » du récit. Car ce sont avant tout les protagonistes du récit qui vont voir leur être intime bouleversé par cette quête de la Cité éternelle, et quand Shang-So reviendra au palais, le regard que les uns et des autres portaient auparavant sur le monde et sur le sens de la vie aura radicalement changé.




L' année du Buffle

Un jour de Nouvel An, Bouddha convoqua tous les animaux de la Création. Seuls douze d'entre eux se présentèrent. En remerciement, Bouddha leur offrit à chacun une année qui porterait leur nom et qu'ils influenceraient.
Aujourd'hui débute l'année du Buffle. Si vous êtes né(e) en 1949, en 1961, en 1973, en 1985, en 1997, vous êtes du signe du Buffle comme Napoléon, Hitler, Vercingétorix, Clémenceau, Henri IV, La Fayette.



Le Buffle : Un peu conservateur
Silencieux et précis
Effacé, un peu lent
Tu es patient et méthodique.
En fait rien ne t'arrête
Lorsque tu as en tête
Quelque projet précis.
Tu fonces, et ça te réussit
Tu as de l'autorité
Mais tu aimes la sécurité
Et tu détestes voyager.
Gros travailleur,
Parfait bricoleur
Tu seras très content
D'être un bon artisan.
Le Coq est ton préféré
Tu le laisses briller en paix;
Le Singe te fascine
La Chèvre te taquine
Du Tigre tu dois te méfier
Car il est malintentionné.







Texte extrait de Club 77. Editions GALLIMARD, 1976

dimanche 25 janvier 2009

Nigeriane




"Lemona" Ken Saro-Wiwa. Roman. Editions Dapper, 2002.



Traduit de l'anglais (Nigeria) par Kangni Alem.



Dans une cellule de la prison de Port-Harcourt, Lemona vit ses dernières heures. Cette femme d'une cinquantaine d'années, encore belle, va être pendue. Condamnée à mort pour trois meurtres, elle s'apprête sereinement à passer sa dernière nuit quand une jeune inconnue vient lui rendre visite.
Ola est étudiante en psychologie. Elle a fait le voyage depuis les États-Unis pour rencontrer Lemona. D'origine nigeriane, elle a vécu toutes ces années loin de ses parents, restés au pays, et c'est à la mort de ceux-ci, dans des circonstances dramatiques, qu'elle est revenue. Son tuteur ne lui a pas expliqué pourquoi elle se devait de rendre visite à cette femme qu'elle ne connaît pas, cette femme qui va mourir le lendemain matin.
C'est dans le bureau du Contrôleur général des prisons que l'entretien va avoir lieu. Les deux femmes – après s'être présentées et après les premiers moments de gêne où chacune semble se demander quelle est la raison de cet entretien – vont peu à peu tenter de se découvrir. Mais lors de cette rencontre, c'est surtout Lemona qui va prendre la parole. Elle va remonter loin dans ses souvenirs et raconter son histoire, depuis son enfance dans un petit village de la brousse jusqu'aux dernières années passées derrière les barreaux. Et c'est toute une vie qui défile, la vie d'une femme qui, pour son malheur, était trop belle.
Placée très tôt en qualité de domestique dans une famille aisée de Port-Harcourt, Lemona, du fait de sa beauté, va très rapidement susciter les convoitises des hommes. Peu soucieuse des émois qu'elle déclenche chez la gent masculine, aspirant à une vie simple et ordonnée, la jeune femme va pourtant être obligée de se plier aux exigences des hommes lorsque après la mort de sa mère elle sera livrée à elle-même. Afin d'échapper à la misère et à la déchéance, il lui faudra bon gré mal gré se résigner à devenir un bel objet que les hommes aiment à exhiber dans les restaurants et les boîtes de nuit avant d'assouvir sur elle leurs petits besoins entre deux réunions de travail.
Lemona va ainsi devenir la maîtresse d'hommes d'affaires, une femme entretenue qui n'est sollicitée que lorsque l'emploi du temps de ces messieurs le permet, mais en aucun cas une femme que l'on respecterait pour elle-même et que l'on envisagerait d'épouser.
Pourtant Lemona rêve de rencontrer un homme qui verrait en elle autre chose qu'un objet sexuel. Elle pensera trouver par deux fois le bonheur, la stabilité, et une existence digne, mais le destin et la bassesse masculine vont contrecarrer toutes ses espérances et la pousser vers la conclusion tragique de son existence.

Ken Saro-Wiwa – dont le sort a voulu qu'il connaisse le même sort que son héroïne: il a été pendu à Port Harcourt en 1995 sous la dictature du général Abacha – livre avec « Lemona » un roman qui, s'il a pour cadre un pays d'Afrique, dépasse largement les frontières géographiques et culturelles pour nous offrir un portrait de femme intemporel et universel. Car l'histoire de Lemona pourrait aussi bien être celle d'une jeune femme du XVIIIe siècle ou de l'époque victorienne, victime de la concupiscence des hommes et de leur dédain. Il n'est donc pas question dans ce roman de s'apitoyer plus que de raison sur le sort échu aux femmes d'Afrique,car c'est ici le sort des femmes dans son ensemble, et d'où qu'elles soient, qui est décrit avec talent (et un brin de mélodrame) par Ken Saro-Wiwa.
Mais par delà ce portrait de femme, c'est avant tout, et comme vue en négatif, l'oppression masculine qui est ici dénoncée, l'attrait du pouvoir et de l'argent, pouvoir qui ne se peut démontrer qu'en affichant à son bras et comme trophée une femme au physique gracieux qui fera pâlir de jalousie les concurrents moins chanceux. Car le pouvoir, les honneurs et les richesses – loin d'être une fin en soi – ne sont-ils pas, après tout, chez l'homme, que le moyen de déclarer à la face du monde leur position de petits mâles dominants ? Là où les animaux paradent à grands renforts de plumages extravagants et d'excroissances biscornues, les mâles humains eux, se parent de montres et de voitures de grand prix, exhibent portefeuilles bien remplis et compagnes au physique avantageux.
Alors que chez les animaux, la conquête de la femelle est le but de toutes ces démonstrations de puissance, une belle femme, pour certains membres de l'espèce humaine, n'est finalement que le symbole d'une réussite sociale, un trophée ou un sceptre que l'on peut agiter aux yeux des autres. Dans ce jeu, les femmes sont bien à plaindre, réduites à n'incarner qu'une allégorie de la puissance des mâles. Quant à ceux-ci, dans leur course effrénée du pouvoir, ils ne peuvent qu'apparaître que comme des êtres immatures et égoïstes.

Malgré une fin un tantinet convenue et des rebondissements parfois à la limite du vraisemblable, malgré un récit qui, on l'a vu, rappellera bon nombres d'ouvrages relatant les heurs et malheurs de jeunes filles vertueuses livrées aux appétits de la gent masculine, l'histoire de Lemona s'avère être un récit passionnant qui se lit d'une traite et qui nous invite à réfléchir sur les caprices malencontreux du destin.




vendredi 23 janvier 2009

A vot'bon coeur, M'sieurs Dames...

Bibliobs, le site littéraire du Nouvel Observateur, vient de lancer une grande opération caritative : le Sarkothon 2009.
Soyez généreux, envoyez donc un livre à notre président...
Plus de détails ICI



jeudi 22 janvier 2009

Somnium Quinti









"La découverte du ciel" Harry Mulisch. Roman. Gallimard, 1999.

Traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin et Philippe Noble.



La condition humaine, le destin des hommes et des femmes qui peuplent le monde, les conditions de leur existence, sont le fruit du hasard. Enfin, dans la majorité des cas...
Car, en ce qui concerne certaines personnes, il semblerait que leur sort soit le résultat, non pas d'une loterie qui attribuerait au hasard les conditions – heureuses ou défavorables de cette existence – mais plutôt le résultat d'un calcul divin destiné à pousser celles-ci à accomplir certaines missions d'une importance capitale.
C'est le cas de Max Delius et Onno Quist, deux hommes qui ne se connaissent pas et qu' apparemment tout sépare.
Onno Quist est l'un des fils d' une famille de la grande bourgeoisie de La Haye, un jeune homme rebelle et anticonformiste, passionné d'épigraphie et travaillant avec acharnement à déchiffrer les caractères du Disque de Phaistos.
Max Delius, quant à lui, est devenu orphelin très tôt. Sa mère, juive, a été déportée à Auschwitz suite à la dénonciation de son mari, fervent admirateur du régime hitlérien, et exécuté à la fin de la guerre pour collaboration. Max, malgré ce lourd héritage – fils d'une victime de la Shoah et d'un criminel de guerre – est devenu un astronome qui, lorsqu'il ne scrute pas l'univers, accumule les conquêtes féminines.
Une nuit de février 1967, les deux hommes vont se rencontrer. Max va prendre Onno en stop alors que celui-ci rentre chez lui à Amsterdam après une orageuse réunion familiale. Cette rencontre est-elle un simple hasard ? Il semblerait bien que non.
En effet, quelque part, les puissances divines se sont penchées sur cette rencontre, créant les circonstances propices à cet évènement en modelant l'Histoire elle-même, ayant même du, longtemps auparavant, déclencher la première guerre mondiale afin de rendre possible cette rencontre située quelques cinquante années plus tard.
Max et Onno vont très rapidement devenir inséparables, leurs caractères et leurs préoccupations différentes leur fournissant l'occasion de discussions passionnées. Mais pour les puissances invisibles qui d'en haut tirent les ficelles, Max et Onno ne sont que les instruments qui permettront de donner naissance à celui qui sera à même d'accomplir une mystérieuse mission.
Les deux amis vont alors faire la rencontre d'une jeune violoncelliste, Ada Brons, qu'ils vont accompagner lors d'un voyage à Cuba. Au retour de ce séjour, Ada va se retrouver enceinte. Qui, de Max ou d' Onno, est le véritable père de cet enfant à venir, cet enfant qui semble voué à accomplir une tâche extraordinaire ?
Pour le découvrir, il va falloir lire les 1140 pages de ce roman au cours desquelles nous suivrons les protagonistes de cette histoire sur une période d'une vingtaine d'années, entre les Pays-Bas, Cuba, Auschwitz, Venise, Florence, Rome et Jerusalem.
Roman foisonnant, touffu, d'une rare érudition, mais sans être pesante, « La découverte du ciel » est un ouvrage qui nous parle du poids de l'Histoire et de l'hérédité, de la quête de soi et des autres, mais aussi de politique, de philosophie, de science et de religion. Vaste fourre-tout, ce livre se dévore tout à la fois comme une étude de moeurs, un roman d'aventures, une saga familiale, un conte philosophique et une quête mystérieuse à faire pâlir Dan Brown et son Da Vinci Code .
Harry Mulisch mêle en effet dans ce livre de nombreux genres littéraires et nous livre un roman-monstre et bigarré, aux frontières de la réalité et du fantastique, un récit au charme étrange, parfois tragique, souvent comique, érudit sans être pédant et animé par des personnages dont les faiblesses ne peuvent que susciter l'empathie du lecteur.


"L'Arche aux gradins"- Gravure de Piranèse




jeudi 15 janvier 2009

Debout les damnés de la terre...







"La mélopée de l'ail paradisiaque" Mo Yan. Roman. Editions du Seuil, 2005

Traduit du chinois par Chantal Chen - Andro.




Le district de Tiantang, dans la province de Shandong, en Chine du Nord, est apparemment un endroit paisible. Les paysans du cru s'y adonnent à la monoculture de l'ail, à tel point que l'air est saturé de son odeur puissante. Ici on vit par et pour l'ail, on le cultive, on le vend, on le mange à toutes les sauces. Mais en ce milieu des années 1980 , le district de Tiantang va être le théâtre d'évènements qui vont bouleverser l'apparente tranquillité de ses habitants.
Tout commence par une histoire d'amour contrarié. Gao Ma, un jeune paysan s'est épris de Jinju, la fille de la famille Fang. Mais Jinju est promise à Liu Shengli, ce qui permettra en contrepartie au frère aîné de la jeune fille – infirme et par conséquent peu susceptible de fonder une famille – de se marier lui aussi.
Mais Gao Ma ne l'entend pas de cette oreille et décide coûte que coûte d'épouser Jinju, sans tenir compte des résolutions de la famille Fang. Fermement résolu à faire valoir son bon droit – d' autant plus que Jinju semble partager ses sentiments – Gao Ma va se rendre chez les Fang afin de leur faire part de sa décision. Mais l'accueil que lui réservent ceux-ci va être cuisant. Pris à partie par le père, la mère et les deux frères de Jinju, Gao Ma va être insulté, roué de coups et jeté à la rue.
Qu'à cela ne tienne ! Gao Ma ne va pas renoncer pour autant et puisque l'on ne veut pas lui accorder Jinju, il l'enlèvera !

Parallèlement à cette histoire, Mo Yan nous décrit l'arrestation de plusieurs villageois du district, dont, entre autres, Gao Ma, mais aussi Gao Yang, un planteur d'ail (fallait-il le préciser ?) ainsi que la tante Fang, la mère de Jinju.
Étourdis à coups de matraque électrique, menottés par la police, les paysans qui ignorent tout des motifs de leur arrestation vont être incarcérés dans les cellules insalubres du centre de détention provisoire de la sécurité du district. Là, affamés, malades, soumis à toutes les vexations que leur font subir gardiens et détenus, ils vont finir par apprendre les chefs d'inculpation qui leur sont reprochés : la mise à sac du siège de l'administration du district lors des émeutes consécutives à la mévente de l'ail.

Les origines de cette révolte paysanne tiennent aux conséquences de la cupidité et de la corruption des cadres du parti local qui, après avoir submergé les cultivateurs de taxes toutes plus fantaisistes les unes que les autres, leur ont refusé l'accès aux silos de la coopérative, réservant ceux-ci à leur propre production, et laissant ainsi les planteurs d'ail avec le fruit de leur récolte sur les bras. La colère gronde puis c'est l'explosion. Les grilles du bâtiment de l'administration sont forcées, les bureaux saccagés et incendiés. Le procès qui va s'ouvrir rendra-t-il justice aux paysans et les cadres corrompus du part seront-ils réprimés pour leurs pratiques douteuses ?

Mo Yan dresse avec ce roman un portrait de la Chine rurale, une société qui, bien qu'ayant été transformée par l'avènement du communisme, garde en vérité tous les aspects d'une société féodale avec ses serfs assommés de travail, empêtrés dans les rets des traditions séculaires, et ses mandarins qui ont troqué leurs robes de soie contre les uniformes du parti, plus préoccupés de leur propre enrichissement que de justice sociale. Écrit au milieu des années 1980, on se demande comment ce roman a pu échapper à la censure tant les critiques envers les pratiques des bureaucrates du parti y sont dénoncées de manière flagrante. Peut-être est-ce le ton tragi-comique de ce roman – sa construction en apparence anarchique, la truculence des dialogues et des personnages, les chapelets d'insultes que se lancent les protagonistes, les chansons de l'aveugle Zhang Kou et les bagarres homériques qui émaillent le récit – qui donne plus de cet ouvrage l'aspect d'une farce paysanne que d'un réquisitoire contre un régime totalitaire.




Singes inconstants, chiens versatiles
L'ingratitude a toujours existé
Petit Wang Tai, tu viens à peine d'abandonner ta houe et ta faucille
Que déjà, comme un crabe despote, tu marches de côté.
(Quatre vers de la chanson interprétée dans la rue par Zhang Kou après la mévente de l'ail.
Il y invective Wang Tai, le nouveau vice-responsable de la coopérative du district.)



mercredi 14 janvier 2009

Femme-Peinte-en-Blanc




"La fille sauvage" Jim Fergus. Roman. Editions Le Cherche-Midi, 2004

Traduit de l'américain par Jean-Luc Piningre.





En 1999, une galerie New-Yorkaise décide de consacrer une exposition à un obscur photographe connu pour ses clichés réalisés lors de la crise de 1929. L'auteur de ces photos, Ned Giles, âgé de quatre-vingt-quatre ans, domicilié à Albuquerque (Nouveau-Mexique) est invité à se rendre à l'exposition. Là, il va se retrouver devant un des clichés les plus troublants qu'il lui ait été donné de réaliser au cours de sa vie. La photo a été prise en 1932 dans une petite bourgade de l'État de Sonora. Intitulée « La Niña Bronca », elle représente une jeune indienne apache, recroquevillée en position foetale dans la cellule d'une prison.
Cette photographie va replonger Ned Giles dans le passé, vers les années de son adolescence. Né à Chicago, Ned Giles va très tôt perdre ses parents. Sa mère meurt d'un cancer et quelques jours plus tard, son père, inconsolable, se suicide, lui léguant sa voiture ainsi qu' un petit pécule susceptible de lui permettre de s'offrir un appareil photographique.

Livré à lui-même, l'adolescent passionné de photographie sait que s'il ne réagit pas très vite, il sera placé par les services sociaux dans une famille d'accueil. Travaillant à mi-temps comme serveur, plongeur et ramasseur de balles dans un très select club de Chicago, Ned Giles va tomber par hasard sur une annonce peu ordinaire.
Il s'agit d'une expédition organisée dans la Sierra Madre, entre les États mexicains du Sonora et du Chihuahua afin de retrouver la trace du fils d'un riche ranchero de la région qui a été enlevé par les indiens apaches. L'annonce s'adresse bien entendu au gratin de la société américaine en mal d'aventures et en aucune façon à un jeune orphelin sans le sou. Mais pourtant le jeune Ned va tenter l'aventure et va pour cela traverser le continent Nord-Américain du Nord au Sud afin de participer à l'expédition.

Quelques mois plus tard, enfin arrivé sur place, Ned Giles parvient à se faire enrôler dans l'expédition en se faisant passer, avec la complicité d'un journaliste local, pour un photographe délégué par le Chicago Tribune. Outre Big Wade, le journaliste à qui il doit son intégration à l'expédition apache, Ned va se lier d'amitié avec deux autres participants : Margaret Hawkins, une jeune étudiante en anthropologie de l'Université d'Arizona, et Tolbert « Tolley » Phillips, un riche et excentrique fils de famille qui ne cache pas son homosexualité, raison pour laquelle son père l'a contraint à participer à l'expédition dans le but « d'en faire un homme ».

Au moment où l'expédition apache se met enfin en route, un vieux chasseur solitaire capture dans les montagnes une jeune indienne apache et la ramène dans la petite ville de Bavispe où les habitants, ne sachant que faire de cette jeune fille qui se défend comme un fauve contre toute tentative d'approche, décident de l'enfermer dans une cellule de la prison locale en attendant de décider quel sera son sort.

L'expédition arrive à Bavispe et c'est à ce moment là que Ned Giles va découvrir celle que l'on a déjà surnommé la Niña Bronca , « la fille sauvage ».
Révoltés par les conditions de son incarcération, craignant que la jeune indienne ne se laisse mourir sous les yeux des badauds, Ned et Margaret vont tenter de trouver une solution pour lui rendre sa liberté. Ils proposent alors aux organisateurs de l'expédition d'utiliser la jeune fille comme monnaie d'échange auprès des apaches. En contrepartie, ceux-ci restitueront le fils du ranchero.
À force de persuasion auprès des organisateurs qui considèrent tout d'abord ce plan d'un oeil narquois, Ned et Margaret vont finir par l'emporter et réussir à libérer la jeune fille de sa geôle.
Commence alors une odyssée dans les montagnes de la Sierra Madre où Ned, Margaret et Tolbert, accompagné de deux éclaireurs indiens et d'un majordome anglais (qui n'est pas sans rappeler le personnage de Stevens des « Vestiges du jour » de Kazuo Ishiguro), vont s'enfoncer en plein territoire apache, affrontant maints dangers dont le redoutable et terrifiant Indio Juan.

Jim Fergus, après le succès de « Mille femmes blanches » son premier roman unanimement salué par la critique, revient avec « La fille sauvage » sur son sujet de prédilection : le génocide perpétré sur les amérindiens par les colons européens. S'inspirant librement de faits réellement survenus dans les années 1930, Jim Fergus nous offre ici un grand roman d'aventures prétexte à réflexion sur l'incompréhension culturelle et l'intolérance de civilisations contraintes de partager le même espace géographique.

Alors que « Mille femmes blanches » dénonçait l'un des plus odieux marchés établi par l'administration américaine à l'encontre des indiens cheyennes en 1875, « La fille sauvage » revient sur un épisode plus récent mais non moins scandaleux de l'Histoire des États-Unis d'Amérique.

Avec ce deuxième roman, Jim Fergus nous entraîne une fois de plus dans les grands espaces sauvages de l'Ouest américain, à la rencontre de personnages décrits avec une profonde humanité et confrontés à l'immense fossé culturel séparant deux mondes radicalement différents que l'ironie de l'Histoire a fait s'affronter dans un combat forcément inégal et perdu d'avance.




dimanche 11 janvier 2009

Garance




"La fille des batailles" Texte et illustrations de François Place. Casterman, 2007.







Nous sommes au XVIIe siècle. Par une effroyable nuit de tempête, un navire fait naufrage en vue des côtes du Royaume de France. Lorsque les habitants des environs arrivent sur le rivage afin de récupérer les marchandises et les pièces du navire démembré par les flots, ils ne trouvent sur la plage qu'une seule survivante de la catastrophe. C'est une fillette d'une dizaine d'années enveloppée dans une cotonnade blanche. Sa peau est noire. Est-elle l'une de ces esclaves dont les européens font un commerce lucratif ? Ses poignets semblent cependant exempts des marques laissées par les chaînes dans lesquelles on entrave le bétail humain des côtes d'Afrique.
Le bailli des environs va recueillir la petite fille, l'habiller et la coiffer d'un turban rouge « à la turque » afin d'aller l'exhiber à la capitale comme un animal exotique.
Sur sa route, le bailli va faire une halte à l'auberge du Soleil d' Or où, encouragé par d'anciens compagnons de rencontre, il va boire plus que de raison, jouer aux cartes et finir par perdre tout son argent. Que faire ? Il décide alors, pour se refaire, de mettre en jeu sa dernière possession : la fillette.
Scandalisé par cette attitude, l'aubergiste va racheter la petite fille et, avec sa femme, va décider de l'adopter. L'enfant, qui est muette va être nommée Garance, en souvenir du turban rouge dont l'avait affublée le bailli.
Maître Martin et sa femme Clémence vont très vite s'enticher de la petite fille et celle-ci va grandir entourée de l'affection de ses parents adoptifs. Les années vont passer et Garance va gagner en beauté au point de susciter la convoitise d'un cruel seigneur des alentours. Mais garance n'a d'yeux que pour Bastien, son jeune ami musicien.
Mais l'amour que se vouent les deux jeunes gens va être compromis par la guerre. Bastien va être enrôlé comme tambour dans les armées du Roi et va devoir partir pour les provinces du Nord où la guerre fait rage. Garance, n'en pouvant plus de l'attendre et craignant qu'il n'ait été tué sur les champs de bataille, va alors se décider à quitter l'auberge et à rejoindre Bastien. Elle va partir seule sur les routes du Royaume, à la recherche de son amoureux.
Commencent alors de nombreuses aventures au cours desquelles Garance et Bastien vont devoir affronter de nombreux périls dans ce Royaume de France où sévissent la guerre, puis les dragonnades, où Bastien endurera le sort des galériens avant de retrouver la liberté, Garance et leur petite fille Séraphine qui, prise de passion pour la lecture, va connaître un fabuleux destin.

François Place, qui m'avait déjà enchanté avec les trois tomes de « L'Atlas des géographes d'Orbae », nous offre ici un beau conte situé non pas dans un pays exotique et imaginaire comme il aime à nous les décrire, mais dans le contexte historique du XVIIe siècle, ce qui lui donne l'occasion de nous gratifier de très belles illustrations inspirées des peintres paysagistes du Grand Siècle. Son trait de plume rehaussé d'aquarelle nous entraîne avec émerveillement dans un monde chatoyant , fourmillant de personnages colorés évoluant au sein de paysages subtilement composés, reconstituant ainsi des scènes sur lesquelles l'oeil du lecteur peut s'attarder de longues minutes afin d'en savourer les moindres détails.
Le récit, quant à lui, sobre et limpide, nous offre l'occasion de nous extasier devant ce conte sans prétentions qui réunit pourtant tous les atouts du genre avec son cortège de bons et de méchants, de scènes de batailles, de personnages pittoresques , de dangers,et de rebondissements, de séparations et de retrouvailles.
Un très bel album qui ravira aussi bien le jeune public que les plus grands qui auront su garder en eux-mêmes une part de leur âme d'enfant.




samedi 10 janvier 2009

Walking on the Moon






"L'homme qui marchait sur la Lune" Howard Mc Cord. Roman. Editions Gallmeister, 2008.



Traduit de l'américain par Jacques Mailhos.




William Gasper est un solitaire. Depuis cinq ans il a élu domicile à Sterns, dans l'état du Nevada, un trou perdu où il a loué comme habitation un vieux container à la tenancière de l'unique café des environs.
William Gasper est un quinquagénaire discret. Il n'a apparemment ni famille ni amis. Comment trouve-t-il les moyens de subvenir à ses maigres besoins ? Nul ne le sait.
William Gasper est un homme bizarre, c'est ce qu'en dit Mary-Gail Henry, la vieille femme qui tient le café de Sterns. « Mais il est pas, comment dire, ce qu'on pourrait appeler fou. Il est juste bizarre. Y a quelque chose de méchant dans son regard des fois, ou quelque chose de froid. Vaut mieux pas l'embêter. »
William Gasper disparaît souvent et ses absences peuvent durer plusieurs semaines. Où va t'il ? Sur la Lune, évidemment.
La Lune, c'est une des montagnes de ce coin du Nevada, une montagne qui n'attire guère les touristes, une montagne qui n'intéresse personne. « Savez-vous pourquoi on l'appelle la Lune ? » dit Mary-Gail Henry, « Parce que c'est mort tout comme elle. C'est à peu près aussi fertile que de la fumée de cigarette. »
C'est pourtant cette montagne qu' a choisi William Gasper. Il la connaît quasiment par coeur et il aime faire son ascension, vivant pendant plusieurs semaines au sein de cette nature hostile, se nourrissant de petits animaux et de réserves dissimulées lors de ses précédentes excursions.
Car William Gasper semble exceller dans le domaine des conditions de survie en milieu hostile. Un creux dans les rochers lui sert d'abri pour dormir, quelques insectes peuvent lui apporter les protéines nécessaires à la continuation de sa randonnée. Peut-être faut-il mettre tout cela en rapport avec son passé, son engagement dans les Marines en qualité de tireur d'élite et sa participation à la guerre de Corée. Cela explique certainement aussi sa grande connaissance et sa passion pour les armes à feu.
William Gasper est un personnage mystérieux qui peu à peu va se révéler au lecteur au cours de ce roman en forme de monologue. Progressivement, nous allons entrer dans l'intimité de ce personnage solitaire vivant en osmose avec une nature hostile. Notre homme va en effet se dévoiler au cours d'une de ses excursions où un élément inattendu va se présenter. Cet élément inattendu, c'est un autre homme, équipé d'un fusil à lunette, qui semble le suivre à distance. Gasper relève également la présence d'une femme, sûrement complice de l'homme au fusil, et commence alors une traque silencieuse au sein de ce paysage grandiose et désolé.
Qui en veut à William Gasper ? Il semblerait que le passé de celui-ci l'ait rattrapé, que quelqu'un ait retrouvé ses traces et tente de l'éliminer pour une obscure raison. Mais il arrive que le chasseur, par un retournement de situation, en arrive à se trouver dans la position du gibier, surtout quand la proie désignée se trouve être un individu de l'acabit de William Gasper.
Il y a, dans « L'homme qui marchait sur la Lune » tous les éléments susceptibles de composer un de ces « thrillers » dont raffole le grand public.

Pourtant, ce roman n'est pas un thriller comme les autres et les composants propres à ce genre littéraire restent ici au second plan. Ce qui est prépondérant ici, c'est le monologue intérieur de Gasper, cet homme revenu de tout, qui a semble-t-il épuisé tous les faux-semblants et toutes les illusions dont se bercent ses contemporains, afin de revenir à l'essentiel : le contact dur, âpre et sans concessions avec la nature et les forces de la vie et de la mort. Gasper a beaucoup lu dans sa jeunesse : Schopenhauer, Nietzsche, Voltaire, Dahlberg... mais finalement il a revendu tous ses livres : « La langue qui sèche la moustache après une gorgée de thé contient plus de sagesse qu'un distique d'Héraclite. »
On verra dans ce roman, plus qu'un habituel polar, un texte empreint d'érudition, une sorte de conte poétique et philosophique où le rêve et le fantasme prennent parfois le pas sur la réalité, un récit qui se donne le temps de céder à la contemplation et qui dérouterait plus d'un lecteur de ces thrillers où l'action et le rythme trépidant priment sur l 'intériorité des personnages. Peu d'action donc dans ce récit qui ne cède pas à la facilité d'en rajouter dans l'hémoglobine à outrance mais dont le suspense, impeccable, monte en puissance jusqu'à la scène finale, hallucinante, qui replongera le lecteur dans une ambiance comparable à celle de « No country for old men » de Cormac Mc Carthy.
Une belle découverte et un auteur à suivre.



mardi 6 janvier 2009

Haïku d'Hiver


Il n'y a plus ni ciel ni terre

rien que la neige

qui tombe sans fin

Hashin
Photographie de Abbas Kiarostami

vendredi 2 janvier 2009

Leaving Bagdad





"Ulysse from Bagdad" Eric-Emmanuel Schmitt. Roman. Albin Michel, 2008.







L'Antiquité grecque, avec ses mythes et ses personnages légendaires, revient à la mode depuis quelques temps chez nos auteurs contemporains : Laurent Gaudé revisite le mythe d'Orphée avec « La porte des Enfers », Vincent Delecroix consacre un ouvrage au plus grand héros de la guerre de Troie avec son « Tombeau d'Achille » et – jusque dans le domaine de la science-fiction – Dan Simmons réinterprète l'Iliade avec sa décevante dilogie « Ilium - Olympos ».
Et voici qu'Eric-Emmanuel Schmitt se prend lui aussi au jeu en remettant au goût du jour « l'Odyssée », nous faisant ainsi partager le destin et les aventures d'un Ulysse du XXIe siècle.
Le personnage qu'il met en scène, pourtant, n'est pas grec et n'est pas natif de la petite île d'Ithaque. Non, ce moderne Ulysse est irakien et a grandi à Bagdad. Il s'appelle Saad Saad, est âgé d'une vingtaine d'années, et n'a connu jusqu'ici que le régime de terreur instauré par Saddam Hussein.
Chez les Saad, une famille de la classe moyenne, on s'accomode tant bien que mal du régime dictatorial en faisant en sorte de ne pas trop se faire remarquer des autorités. Le père, bibliothécaire, féru de littérature, cache dans sa cave des ouvrages proscrits par le régime et qu'il préserve ainsi de la destruction.
Saad grandit dans un appartement, seul garçon au milieu de ses quatre soeurs, chéri par ses parents.

Les années passent, sous le regard omniprésent du dictateur dont les portraits s'étalent dans toutes les rues, toutes les boutiques, toutes les administrations.
Vient l'année 1990 et l'invasion du Koweït, puis la riposte occidentale et les années d'embargo. Ce blocus, destiné à faire plier le tyran ne sera en fait une punition que pour la population de ce pays, population qui verra s'amenuiser la nourriture, les médicaments et toutes les commodités permettant de vivre décemment.
Au cours de ces années, devenu étudiant, Saad – ulcéré par la déliquescence de son pays, la corruption galopante, la cruauté et l'indifférence de Saddam Hussein envers son peuple – va intégrer un petit groupe d'amis – étudiants eux aussi – qui s'opposent – de manière bien inoffensive et bien naïve – à la politique du chef de l'État Irakien. C'est au sein de ce petit groupe qu'il va rencontrer celle dont il va sans tarder tomber éperdument amoureux: Leila.
Puis arrive le 11 septembre 2001, immédiatement suivi par la guerre en Afghanistan d'abord, puis l'invasion de l'Irak par les forces américaines.

Pauvres irakiens ! Eux qui pensaient être délivrés du joug du tyran et connaître enfin la paix, se trouvent plongés dans le chaos de cette après-guerre qui a laissé place au terrorisme et aux exactions de toutes sortes. Saad et sa famille vont connaître l'horreur lorsque leur père mourra sous les balles américaines suite à un dramatique malentendu. Puis le jeune homme touchera le fond du gouffre lorsqu'il découvrira que l'immeuble dans lequel vit Leila a été pulvérisé.
Que faire ? Voici Saad devenu responsable de sa mère et de ses quatre soeurs devenues veuves au cours des années, et des enfants de celles-ci qui n'ont plus de pères.
L'Irak n'est plus que ruines. Comment vivre dans cette géhenne ? Comment assurer la subsistance de sa famille ?
Une seule solution s'impose : Partir. Gagner l'étranger afin d'y décrocher un travail susceptible d'apporter suffisamment d'argent à envoyer au pays. Ce sera l'Angleterre, cette contrée lointaine et exotique qui faisait tant rêver Leila, grande amatrice des romans d'Agatha Christie.

Saad va prendre la route mais son long périple vers la liberté sera semé d'embûches. Il devra, comme Ulysse, vivre parmi les Lotophages, déjouer les pièges de Circé, résister aux charmes de Calypso et affronter le cyclope Polyphème.
Au bout de la route, peut-être trouvera-t-il la paix, l'oubli et la liberté. Aidé par l'esprit de son père, il devra devenir, comme le héros d'Homère, « l'homme aux mille ruses », afin de franchir les nombreux obstacles qui vont se dresser sur sa route.


Avec ce dernier roman, Éric-Emmanuel Schmitt se penche sur deux douloureux sujets de notre actualité immédiate : le quotidien du peuple irakien pendant et après la dictature de Saddam Hussein, ainsi que le sort dramatique de ceux que les médias nomment « les clandestins », ces hommes, ces femmes et ces enfants qui bravent tous les périls pour fuir la misère et la guerre et atteindre l'Europe, cet Eldorado factice qui s'évertue à les rejeter hors de ses frontières.

J'avoue avoir été captivé par la première partie de ce roman, celle qui se déroule dans cet Irak où plane l'ombre d'un dictateur sanguinaire et paranoïaque, avant que la chute de celui-ci n'entraîne un désordre indescriptible d'où émergeront divisions, violences et terrorisme. L'auteur réussit à nous faire ressentir la chape de plomb qui s'est étendue sur ce pays du fait de la dictature d'une part mais aussi du fait de l'embargo déclaré par les Nations-Unies suite à l'agression du Koweït et de la première guerre du Golfe.

L'arrivée des troupes américaines et la chute du tyran est également très bien rendue et rend bien compte de l'atmosphère de confusion qui peut régner dans les esprits lorsqu'un peuple se trouve devant cet étrange sentiment qui est celui de la haine éprouvée contre ses libérateurs.

La deuxième partie, celle de l'exil et du long voyage jusqu'en Europe m'a, par contre, un peu déçu, justement à cause du parti-pris de l'auteur de faire de son personnage principal un nouvel Ulysse.
Les péripéties de Saad confronté à Circé, au cyclope et autres personnages et situations inspirées de l'oeuvre d'Homère, m'ont semblé un peu artificielles, pas toujours nécessaires, et parfois caricaturales. Fallait-il tenter de coller à ce point à l'Odyssée, au risque de se fourvoyer dans des clichés simplistes qui n'apportent rien à une histoire qui s'en serait, en fait, très bien passée.
J'ai par contre éprouvé beaucoup de plaisir à suivre les dialogues qu'entretiennent Saad et son père défunt qui, de l'au-delà, lui prodigue conseils et mises en garde, dialogues tour à tour truculents, drôles et émouvants qui incitent le jeune homme à comprendre le monde et le sens de la vie.
Malgré donc cette petite gêne due à quelques invraisemblances ainsi qu'à une volonté de calquer ostensiblement le périple de Saad sur celui du héros de l'Odyssée, « Ulysse from Bagdad » reste cependant un roman qui se lit avec beaucoup d'intérêt et dont on ne peut se détacher avant de l'avoir terminé.

En cela, Éric-Emmanuel Schmitt, cet auteur touche-à-tout, démontre une fois encore qu'il fait partie intégrante du paysage littéraire français contemporain, que son oeuvre, parfois inégale, ne peut pas laisser indifférent et que, s'il passionne certains et en irrite d'autres, son talent d'écrivain et de conteur est indéniable.


Peinture de Vladimir Velickovic


jeudi 1 janvier 2009

Otori Monogatari




"Le clan des Otori" Lian Hearn. Roman. Gallimard, 2003-2008

Traduit de l'anglais (Australie) par Philippe Giraudon.



Tout commence par un massacre. Nous sommes dans le Japon médiéval, au coeur des montagnes. La population d'un village de modestes paysans est passée au fil de l'épée par un détachement de soldats commandé par le chef du clan des Tohan, le cruel Iida Sadamu.

Un jeune villageois, Tomasu, parti quelques heures auparavant musarder en forêt, découvre à son retour le village de son enfance réduit en cendres, mis à sac, sa population ainsi que sa famille massacrées. Les assassins sont encore sur place et quand ils s'aperçoivent de la présence du jeune homme, ils sont bien décidés à occire cet ultime survivant.
Pourchassé par trois des sicaires de Sadamu, Tomasu va être sauvé in extremis par un inconnu surgi de nulle part.
Cet homme, que la providence semble avoir placé en cet endroit et en ce lieu de manière quasi miraculeuse, n'est autre que Otori Shigeru, l'héritier du clan des Otori dont les troupes ont été vaincues lors de la bataille de Yahegara qui les opposa justement à l'armée des Tohan. Depuis cette défaite, le territoire des Otori est en partie annexé par les vainqueurs, la direction du clan a été confisquée à Shigeru – qui est pourtant l'héritier en titre – au profit de ses oncles, complices et collaborateurs des Tohan.
Mais Otori Shigeru ne se tient pas pour vaincu et en secret, il rumine des plans de vengeance contre ses ennemis immédiats et tous ceux qui l'ont trahi lors du funeste affrontement de Yahegara.
Mais la vengeance – surtout quand les forces en présence sont si disproportionnées – demande pour s'accomplir et se réaliser, de la patience, de la réflexion, ainsi qu'une discrétion sans failles. Pour cela, Shigeru, tel le Hamlet de Shakespeare qui simulait la folie, se fait passer aux yeux de tous pour un homme qui a renoncé à la lutte contre l'oppresseur. Extérieurement, il ne semble passionné que par l'agriculture et la poésie au point qu'on le surnomme « le paysan ». Intérieurement cependant, un feu couve derrière l'apparence inoffensive et détachée de cet homme.
C'est d'ailleurs en vue de cette vengeance qu'il a recueilli le jeune Tomasu. Car le frêle adolescent, fils de paysans, semble détenir des pouvoirs cachés susceptibles de faire de lui une arme capable de renverser Iida Sadamu et de reconquérir l'indépendance du clan. En effet, il semblerait que le jeune homme possède les talents particuliers qui n'appartiennent qu'à La Tribu, un groupe de quatre ou cinq familles dont les membres détiennent par atavisme des pouvoirs quasi-surnaturels, dont entre autres ceux de l'invisibilité et de l'ubiquité.
Dotés de ces pouvoirs, les membres de la Tribu sont régulièrement utilisés par les différents clans lors de missions d'espionnage ou d'assassinats. S'ils se mettent au service de tel ou tel clan, les affiliés de la Tribu n'obéissent qu' à leurs propres lois et n'accomplissent leurs tâches que dans la mesure où celles-ci correspondent aux objectifs de leur groupe.

Shigeru va donc faire en sorte de développer les talents innés de Tomasu en le confiant à un maître de la Tribu, Muto Kenji, qui va lui apprendre à maîtriser ces étranges pouvoirs. Mais il va aussi adopter le jeune homme, lui donner le prénom de Takeo en souvenir de son jeune frère assassiné par les Tohan, et faire de lui son héritier légal.

Takeo / Tomasu va donc se retrouver – de son humble position de fils de paysan au départ – le futur dirigeant du clan Otori, mais il lui faudra avant toutes choses accomplir la vengeance de Shigeru : assassiner Iida Sadamu, doublement protégé par les remparts de sa forteresse d'Inuyama et le parquet du rossignol – un parquet dont les lames grincent au moindre contact, ce qui empêche toute tentative d'intrusion – qu 'il a fait construire autour de ses appartements. Il lui faudra aussi résister aux désirs de la Tribu qui, ayant reconnu en lui l'un des leurs, veut se l'accaparer afin qu'il serve les desseins de cette redoutable communauté. Comment concilier tout ceci avec la passion amoureuse qui va le lier en même temps avec Kaede, la jeune héritière de clans Shirikawa et Maruyama ?

Takeo aura fort à faire pour trouver sa place dans ce monde de complots, d'alliances stratégiques et d'assassinats. Le prix à payer, pour l'indépendance du clan des Otori, le retour au pouvoir de Shigeru et la paix enfin rétablie, sera lourd à payer et le chemin pavé d'embûches.

C'est ainsi que, au fil des quatre premiers tomes de cette série, nous allons suivre le destin de Takeo , un destin qui va l'emmener beaucoup plus loin qu'il ne se l'imaginait, un destin semé de doutes et d'appréhensions, d'amitiés indéfectibles et d'adversaires redoutables, de trahisons et de combats sanglants. La route qui mène au pouvoir et à la liberté recèle de nombreux pièges et lorsque ce pouvoir et cette liberté sont acquis, il est bien difficile de les conserver.

Quant au cinquième et dernier tome de cette série, « Le fil du destin », il nous ramène quelques années en arrière, lors des jeunes années de Shigeru et nous éclaire sur les motivations de celui-ci ainsi que sur les circonstances qui ont préludé à l'histoire qui va suivre. Ce dernier (et premier tome) fait de ce cycle un cercle parfait au cours duquel tout s'éclaire et où toutes les interrogations laissées dans les quatre autres ouvrages sont ici levées.

Situé dans un Japon médiéval imaginaire, on peut toutefois situer l'action de ces romans au XVIe siècle puisqu'on y assiste à la venue des commerçants portugais et à l'apparition des premières armes à feu.
Aucune réalité historique ou géographique dans cette oeuvre donc, mais cependant le talent de l'auteure nous tient en haleine du début jusqu'à la fin de ce cycle flamboyant où les rebondissements et les scènes d'action alternent harmonieusement avec des passages intimistes et poétiques qui nous plongent dans une atmosphère de quiétude et de raffinement.
La légère touche de fantastique apportée par l'évocation de la Tribu et de ses membres aux pouvoirs hors du commun apportent à l'ensemble une tonalité originale qui rappellera au lecteur distrait qu'il est ici en présence d'une oeuvre de pure fiction, inspirée, certes, par la société féodale du Japon mais dont les paysages, les personnages et les faits décrits ne sont que pure invention. Lian Hearn s'est cependant amplement documentée sur ce Japon médiéval afin de dresser l'image d'une société, de ses rites et de ses codes, en tous points fidèles à ce que fut la société féodale japonaise.

Véritable tour de force romanesque, « Le clan des Otori » est une oeuvre palpitante, une fresque foisonnante peuplée de personnages au charisme indéniable, tiraillés par les exigences de la politique, du pouvoir, de la morale, de l'amour et de l'amitié. Superbe.