mercredi 31 décembre 2008


Mes meilleurs voeux pour 2009 et que cette année soit riche... en bonnes lectures.

lundi 29 décembre 2008

Le fabuleux almanach illustré de la faune mondiale

"Bestiaire Universel du professeur Revillod" Miguel Murugarren (textes), Javier Sáez Castán (illustrations). Editions Autrement, 2008.
Traduit de l'espagnol (Mexique) par Françoise de Guibert.


Curieux objet que ce « Bestiaire Universel. »
Son auteur, le célèbre professeur Revillod, scientifique de renommée mondiale, digne émule de Pline l'ancien, de Linné, Buffon et Cuvier, se propose, avec cet ouvrage, de recenser et décrire pas moins de 4096 espèces animales vivantes.
Une telle liste pourrait sembler au premier abord assez rédhibitoire mais notre éminent zoologiste a formé le projet d'offrir au lecteur le moyen de « s'instruire en se distrayant et vice-versa. »

L'ouvrage se présente sous la forme d'un carnet à spirales de format à l'italienne et dont la couverture, la typographie et les illustrations intérieures nous ramènent au XIXe siècle .
On y trouvera bien sûr les portraits de nombreux animaux connus de tous comme le tigre, l'éléphant, le kiwi, le chameau, le casoar, le coelacanthe, etc...
Chaque gravure d'animal est faite de trois volets : un pour la tête de l'animal, un pour le corps, et le dernier pour son arrière-train. En regard de chaque illustration se trouve un descriptif de l'animal en question. Ainsi, l'éléphant est un « Pachyderme honorable à l'allure majestueuse des jungles indiennes ».

Mais si je tourne quelques volets en gardant la tête de l'éléphant, en lui appliquant le corps du kiwi et la queue de la corneille noire, j'obtiens alors un animal au nom improbable d' « éwinoire » qui est un « Pachyderme honorable aux ailes atrophiées, à l'occasion charognard »

Je mélange encore une fois et j'obtiens un animal qui a la tête d'une corneille, le corps d'un kangourou et l'arrière-train d'un rhinoceros, ce qui me donne un « Corkangouros : Corvidé tapageur aux mouvements agiles, d'un caractère renfrogné. »

Voilà, c'est donc ça le « Bestiaire Universel », un livre dont le procédé est vieux comme le monde et qui permet des associations assez surréalistes.
Je n'ai pu m'empêcher, en le feuilletant de repenser à mon enfance, quand une grande marque de yaourts avait utilisé ce même procédé, cette fois-ci avec des personnages humains. Il suffisait de poser les uns sur les autres trois de ces pots de yaourt en carton paraffiné (un pour la tête, un pour le corps et un pour les jambes) pour créer des personnages aux morphologies et aux costumes étonnants.
Hé oui ! Il fut une époque (pas si lointaine finalement) où les enfants pouvaient jouer pendant des heures avec des pots de yaourt vides.
De la même manière, on peut donc s'amuser de longs moments à reconstituer les 4096 espèces animales différentes que peuvent nous offrir ce petit livre, et même de découvrir la plus énigmatique de celles-ci puisqu'elle ne porte pas de nom.
Ce livre, édité chez « Autrement » est l'oeuvre de deux auteurs mexicains : Miguel Murugarren pour les textes et Javier Sáez Castán pour les illustrations. Le tout est délicieusement kitsch avec cet aspect XIXe siècle que donnent les gravures hachurées en noir et blanc, gravures qui ne sont pas sans rappeler l'oeuvre de J.J.Grandville.
Même l ' « Achevé d'imprimer » en dernière page mérite un peu d'attention, étant rédigé comme suit :
« Brillamment achevé d'imprimer en juin 2008 sur les presses d'un grand imprimeur de la République populaire de Chine. Impression en quadrichromie sur un élégant papier offset, reliure spirale très pratique avec une couverture cartonnée et protégée d'un subtil pelliculage mat. Tirage à de nombreux exemplaires, soigneusement empaquetés par cartons de vingt volumes et acheminés par bateau sur europalettes jusqu'en France. »
Bref, ce « Bestiaire Universel » dont paraît ici le premier opus est un objet qui offrira de longues heures d'amusements aux petits et aux plus grands.


D'autres images sur le blog de Luce








lundi 22 décembre 2008


"Il n'y a rien comme un étalage de livres pour prendre conscience de la brièveté de la vie."


mercredi 17 décembre 2008

Prédateurs




"La Jungle" Upton Sinclair. Roman. Editions Gutenberg, Mémoire du Livre, 2003.


Traduit de l'américain par Anne Jayez et Gérard Dallez.






En ces premières années du XXe siècle, Jurgis et sa famille quittent leur Lituanie natale afin de traverser l'Atlantique et de trouver au bout du voyage un monde meilleur. L' Amérique, cette terre promise leur offrira la liberté, le travail et, au bout du compte, la fortune.

Quand ils arrivent quelques mois plus tard à Chicago, tout semble leur sourire. Du travail, il y en a, et à profusion, dans ces immenses abattoirs qui s'étendent à perte de vue en périphérie de la ville.

Lorsqu'ils visitent pour la première fois cet immense complexe industriel, Jurgis et ses compagnons ne peuvent qu'être émerveillés par l'organisation et l'efficacité de ces exploitations où « tous les ans huit à dix millions d'animaux vivants étaient transformés ici en denrées comestibles. »
Pour ces gens qui débarquent tout juste de leurs forêts lituaniennes, cette industrie dans laquelle sont transformés chaque jour « dix mille bovins, autant de cochons et cinq mille moutons » ne peut qu'être le symbole de la modernité et de l'opulence qui règnent dans ce pays.

Très rapidement, Jurgis et les autres membres de sa famille sont embauchés à différents postes au sein de cette industrie et, désormais pourvus d'un salaire, peuvent envisager d'acquérir un foyer et d'en devenir les propriétaires.

Mais la dure réalité va très rapidement s'imposer et le beau rêve de liberté va voler en éclats. Les salaires que chacun rapporte à la maison (même les enfants) suffisent à peine à couvrir les traites de la maison et à permettre à la famille de pourvoir à ses besoins alimentaires.
Les cadences exigées dans les ateliers sont infernales, le temps de travail auquel sont assujettis les ouvriers les contraint à s'échiner six jours sur sept par des températures glaciales ou des chaleurs torrides.
Les mesures d'hygiène et de sécurité sont quasiment inexistantes et il n'est pas rare qu'un ouvrier tombe dans un malaxeur et se trouve transformé en corned beef.
Les contremaîtres s'adonnent à la corruption et exigent de l'argent – quand il ne s'agit pas de faveurs sexuelles – pour faire embaucher ou pour préserver l'emploi d'un ou d'une ouvrière.
Aux périodes de travail infernales succèdent de longues plages de chômage sans aucune indemnité dues aux aléas de l'offre et de la demande des industries alimentaires.
Chaque collègue de travail, chaque demandeur d'emploi est un ennemi potentiel, susceptible de voler la place d'un autre parce que plus résistant, plus rapide, moins réfractaire ou mieux vu des contremaîtres.

C'est dans cette jungle que vont tenter de survivre Jurgis et sa famille, une jungle où les prédateurs sont partout et où la vie humaine n'est pas mieux considérée que celles de ces milliers d'animaux sacrifiés quotidiennement.

Chronique d'une descente aux Enfers, « La jungle » est un roman coup-de-poing, un réquisitoire contre les conditions inhumaines endurées par les classes ouvrières.
Roman, mais aussi reportage, car pour écrire ce livre, Upton Sinclair s'est introduit dans les abattoirs de Chicago et a vécu sept semaines avec les ouvriers de ces industries, recueillant leurs témoignages et leurs révoltes.
La sortie de cet ouvrage fit tant de bruit à cette époque que son auteur fut invité en 1906 à la Maison-Blanche par le président Théodore Roosevelt. On parla (déjà!) de moraliser le capitalisme, ce qui, on le voit bien encore aujourd'hui, ne fut et n'est encore qu'un voeu pieux. On stigmatisa, comme aujourd'hui, les « excès » du capitalisme sans pour autant remettre à plat le système lui-même, les dirigeants de l'exécutif étant, comme aujourd'hui encore, les obligés, voire les complices des grands groupes industriels.

On pourrait penser que ce livre est le reflet d'une époque révolue. Il n'en est rien. Malheureusement, les thèmes abordés sont toujours d'actualité : chantage à l'emploi, corruption à tous les étages de la société, pollution, malbouffe, enrichissement scandaleux du patronat exploitant la misère des classes laborieuses, compétition entre les membres de ces classes ouvrières afin de mieux juguler leurs désirs d'émancipation, surendettement, crédits immobiliers « bidons », etc...

En ce début du XXIe siècle où rien ne semble avoir changé depuis l'époque ici évoquée, il est utile de lire ou de relire des ouvrages tels que « La jungle » d'Upton Sinclair.
Âmes sensibles s'abstenir.



Les abattoirs de Chicago au début du XXe siècle

dimanche 14 décembre 2008

Alam




"Un jardin de papier" Thomas Wharton. Roman. Editions du Panama, 2008.


Traduit de l'anglais ( Canada ) par Sophie Voillot



1759. La ville de Québec, capitale de la Nouvelle-France, est assiégée par l'armée britannique. Dans la cité bombardée, un jeune officier français – qui entrera dans l'Histoire quelques années plus tard puisqu'il s'agit de Louis-Antoine de Bougainville – va faire une singulière rencontre dans les décombres d'une librairie. Il s'agit d'une jeune femme qui prétend être la propriétaire de cet établissement. Le colonel sourit. Une femme libraire ! C'est chose impossible en ce XVIIIe siècle où le commerce des livres et tout ce qui touche au savoir est l'apanage des hommes.
La conversation s'engage pourtant au milieu des livres calcinés et la jeune femme va faire allusion à un livre étrange, un livre que les bombardements n'ont pas pu détruire, un livre qu'elle n'a pas encore lu et qu'elle aimerait lire. Intrigué, l'officier lui demande en quoi consiste ce curieux ouvrage.
Alors la jeune femme se met à raconter...
Son récit commence en 1717, aux alentours d'une autre ville assiégée : Belgrade, que se disputent les armées chrétiennes du prince Eugène de Savoie et les Turcs ottomans.
L'un des principaux officiers de la suite du prince, le comte Ostrov, va perdre son fils, Ludwig, qui mourra sur le champ de bataille non lors d'un affrontement avec l'adversaire mais d'une banale chute de cheval.
Brisé par la mort de son fils ainsi que par celle de son épouse lors de la mise au monde de sa fille, le comte Ostrov remet sa démission au prince Eugène et s'en retourne sur ses terres situées aux confins de la Bohême et de la Hongrie. Là, il va donner libre cours à ses lubies au sein de son château. Le comte est en effet grand amateur de curiosités et d'énigmes en tous genres. Il va s'entourer de serviteurs aux particularités physiques hors du commun : nains, géants, et autres « êtres au sexe et à l'âge incertains, contorsionnistes désossés, hommes et femmes exhibant des membres déformés ou en trop. » Sa passion pour la mécanique va le pousser à convier des inventeurs venus de toute l'Europe afin de lui fabriquer des machines capables d'effectuer toutes les tâches habituellement dévolues au genre humain.

Mais le château ancestral des comtes d'Ostrov a pour particularité – on l'a vu – d'être situé à cheval sur la frontière de Bohême et de Hongrie, ce qui oblige le comte à verser des impôts aux deux royaumes. Afin de parer à cet inconvénient et d'éviter le démantèlement de son domaine qu'il considère comme indépendant des deux États, le comte va trouver une parade. Puisque la loi s'applique sur les biens immobiliers, il va faire de son château un lieu en perpétuel mouvement :

« Meubles, vaisselle, tissus, vêtements furent tirés de leurs niches respectives et redistribués dans tout le château. On abattit des murs antédiluviens, on arracha à leurs gonds des portes vieilles de plusieurs siècles. Tout ce qui était fixe fut détaché, l'immuable devint mobile. On perça des fenêtres dans les plafonds et les planchers, des portes inaccessibles à mi-hauteur des murs, de sinueux passages qui revenaient sur eux-mêmes ou menaient à des enceintes de pierre en apparence infranchissables, mais qui se dérobaient au moindre effleurement d'un levier adroitement dissimulé. Vinrent ensuite les tables, les chaises, les lits montés sur des rails courant sur le sol, les mezzanines qui descendaient toutes seules dans des cryptes souterraines, les salons tournants posés sur des plate-formes et garnis de moitiés de chaises, de causeuses et de divans dont on pouvait retrouver l'autre moitié dans des galeries retirées, parmi un amas hétéroclite d'objets ménagers.
[…]
Mais le couronnement de l'oeuvre du comte était sans aucun doute la bibliothèque. Un inventeur écossais avait conçu à grands frais un système de chaînes, de poulies et de convoyeurs dérobés, fonctionnant à l'eau et à la vapeur et qui imprimait un déplacement constant aux étagères, les faisant s'enfoncer dans les murs ou disparaître sans prévenir derrière des panneaux de bois coulissants. Certaines descendaient du plafond par des trappes, d'autres surgissaient de tranchées camouflées sous le parquet. La bibliothèque finit par envahir le château tout entier. Nul espace privé n'était inviolable. Tel hôte se livrait avec délices à la chaleur d'un bain parfumé ou pourchassait lubriquement une servante lorsque soudain, dans un bruissement de rouages invisibles, une cloison qui lui avait semblé parfaitement solide s'écartait pour laisser passer un pupitre ou une armoire chargée de livres, quand ce n'était pas le comte en personne qui suivait en clopinant, l'oeil fixé sur sa montre, indifférent à tout ce qui ne concernait pas le minutage ou la précision du mouvement des meubles. »


Car mis à part ses passions pour la mécanique, les énigmes, les êtres à l'anatomie hors norme et les automates, le comte Ostrov est grand amateur de livres, intérêt qu'il partage avec sa fille unique, Irena. Le comte, toujours à la recherche de bizarreries, collectionne d'étranges livres, objets improbables qu'il se fait livrer des quatre coins du monde.

Mais son grand rêve est de posséder un livre infini, un livre sans commencement ni fin. Pour cela il invite en son château un jeune imprimeur et libraire londonien du nom de Nicolas Flood. Il va confier à celui-ci le soin de lui confectionner cet ouvrage dont la réalisation semble pour le moins ardue. Flood, créateur de livres atypiques, va se prendre au jeu et va relever le défi lancé par le comte. Il va s'installer dans ce château où tout est en mouvement, faire la connaissance d'un autre invité, l'étrange abbé de Saint-Foix, de Ludwig l'automate au visage de porcelaine, créature mécanique à la semblance de l'image du fils disparu d'Ostrov, et d'Irena, la fille du comte.
Mais les passions qui animent les humains ne sont pas aussi prévisibles que les mouvements qui animent les étranges machines du comte : Flood et Irena, à force de collaborer ensemble à l'élaboration du projet institué par le comte, vont finir par éprouver l'un pour l'autre une attirance qui leur sera fort préjudiciable. Le comte, furieux après avoir découvert la passion qui anime les deux jeunes gens, va emprisonner Flood dans les caves du château tandis qu'Irena va disparaître pour une destination inconnue.
Flood restera de longues années au cachot, ne gardant en l'esprit que deux idées fixes : son amour pour Irena ainsi que son acharnement à poursuivre l'oeuvre que lui avait commandée le comte.

Mais tout cela n'est que le début d'une longue suite d'aventures qui va nous conduire à Venise, à Alexandrie, à Londres et jusqu'en Chine à la recherche des différents éléments nécessaires à la confection du livre infini : le papier, l'encre, les caractères d'imprimerie et la reliure. On y rencontrera Amphitrite Snow, qui dirige une bande de pirates en jupons, Pica, la jeune fille qui respire sous l'eau, Djinn, un jeune homme aux origines mystérieuses, mais aussi les vrais-faux et les faux-vrais automates de porcelaine de l'empereur de Chine, Monsieur Zéro,un naufragé vivant sur une île déserte, l'énigmatique duchesse de Beaufort, le machiavélique abbé de Saint-Foix et beaucoup d'autres encore...

Picaresque, baroque, onirique et poétique, « Un jardin de papier » est un conte pour adultes entièrement dédié à la littérature, à la passion et à la préservation des livres, une fable surréaliste et un roman d'aventures traversé de lieux, de personnages et de situations où l'on retrouve l'imaginaire de Cervantès, de Defoe, de Swift mais aussi de Mervyn Peake, d'Italo Calvino et de Jorge Luis Borges.
Un livre destiné à faire rêver d'autres livres, de ceux qui existent, de ceux que l'on a déjà lus ou pas encore, mais aussi de ceux qui n'existeront jamais que dans nos songes.


« Parfois on rêve de s'évader vers une autre partie du livre. On arrête de lire, on laisse défiler les pages entre le pouce et l'index, on épie l'histoire dans sa fuite en avant, non pas au dessus du monde mais à travers lui, à travers les forêts, les complications, le chaos des intentions, les villes.
Plus on approche des dernières pages, plus on galope dans le livre, de plus en plus vite, et soudain, le pouce relâche son étreinte, on s'échappe de l'histoire et on revient à soi. Le livre n'est plus qu'un fragile réceptacle de toile et de papier. On est allé partout et nulle part. »
( p.223 )


mercredi 10 décembre 2008

La grande peur dans la montagne




"Le vampire de Ropraz" Jacques Chessex. Roman. Editions Grasset & Fasquelle, 2007.





« Ropraz, dans le Haut-Jorat vaudois, 1903. C'est un pays de loups et d'abandon au début du vingtième siècle, mal desservi par les transports publics à deux heures de Lausanne, perché sur une haute côte au dessus de la route de Berne bordée d'opaques forêts de sapins. Habitations souvent disséminées dans des déserts cernés d'arbres sombres, villages étroits aux maisons basses. Les idées ne circulent pas, la tradition pèse, l'hygiène moderne est inconnue. Avarice, cruauté, superstition, on n'est pas loin de la frontière de Fribourg où foisonne la sorcellerie. On se pend beaucoup, dans les fermes du Haut-Jorat. À la grange. Aux poutres faîtières. On garde une arme chargée à l'écurie ou à la cave. Sous prétexte de chasse ou de braconne on choie poudre, chevrotine, gros pièges à dents de fer, lames affûtées à la meule à faux. La peur qui rôde. À la nuit on dit les prières de conjuration ou d'exorcisme. On est durement protestants mais on se signe à l'apparition des monstres que dessine le brouillard. Avec la neige, le loup revient. Il n'y a pas si longtemps qu'on a tué le dernier, en 1881, sa dépouille empaillée s'empoussière à douze kilomètres dans une vitrine du musée du Vieux-Moudon.
Et l'horrible ours venu du Jura. Il a éventré des génisses il n'y a pas quarante ans dans les gorges de la Mérine. Les vieux s'en souviennent, ils ne rient pas à Ropraz ni à Ussières. Au temps de Voltaire, qui a habité le château d'en-bas, au hameau d'Ussières, les brigands attendaient sur la route principale, celle de Berne, des Allemagnes, plus tard les soldats revenus des guerres de la Grande armée rançonnaient les honnêtes gens. On fait très attention quand on engage un trimardeur pour la moisson ou la pomme de terre. C'est l'étranger, le fouineur, le voleur. Anneau à l'oreille, sournois, le laguiole glissé dans la botte.
Ici on n'a pas de grands commerces, d'usines, de manufactures, on n'a que ce qu'on gagne de la terre, autant dire rien. Ce n'est pas une vie. On est même si pauvres qu'on vend nos vaches pour la viande aux bouchers des grandes villes, on se contente du cochon et on en mange tellement sous toutes ses formes, fumé, écouenné, haché, salé, qu'on finit par lui ressembler, figure rose, hure rougie, loin du monde, par combes noires et forêts.
Dans ces campagnes perdues une jeune fille est une étoile qui aimante les folies. Inceste et rumination, dans l'ombre célibataire, de la part charnelle à jamais convoitée et interdite. »



Le décor est planté : une région reculée, hors du temps, aux paysages inquiétants de montagnes et de sombres forêts de sapins. Reste maintenant à découvrir les acteurs du drame qui va se jouer ici, un fait-divers oublié ayant réellement eu lieu dans les premières années du XXe siècle et sur lequel Jacques Chessex revient dans cet ouvrage.
En février de cette année 1903, Rosa, la fille d'un riche fermier de Ropraz, Émile Gilliéron, succombe d'une méningite foudroyante. C'est la consternation dans les environs. Qui aurait pu prévoir que cette jeune fille de vingt ans, l'une des plus belles du pays, puisse être subitement emportée dans la fleur de sa jeunesse ? On l'enterre le jeudi 19 février et, malgré la neige qui paralyse le pays, nombreux sont ceux qui sont venus rendre un dernier hommage à la jeune disparue.
Le surlendemain, un fermier des environs, venu couper du bois aux abords du cimetière, fait une macabre découverte : la tombe de Rosa a été profanée. On va chercher le fossoyeur puis à l'aide de l'unique téléphone du village on prévient les autorités : le médecin, le juge de paix, le juge d'instruction accompagné de deux agents de la Police cantonale de Sûreté.
C'est au moment où tous sont réunis pour procéder à l'exhumation du corps qu'ils découvrent dans toute son horreur ce qui s'est passé lors de la nuit précédente. Le cadavre de la jeune fille à été violé et mutilé : la main gauche a été coupée, la tête, quasi décapitée, a été enfoncée dans le tronc, le coeur a disparu, les seins et les parties intimes ont été mâchés puis recrachés.


Dès le surlendemain, l'affaire s'étale dans les journaux et se répand jusqu'aux Etats-Unis. Très vite, la presse va trouver un nom à l'auteur de cette abomination : « le vampire de Ropraz. »
Quant à l'enquête, elle piétine. On soupçonne à tort quelques personnages des environs, des marginaux, un valet de ferme, un boucher ambulant, un éducateur, un étudiant en médecine... Rien n'y fait et dans les villages la peur et la méfiance s'installent.
Au mois d'avril, le vampire frappe de nouveau et de la même manière à Carrouges, à huit kilomètres de Ropraz. Cette fois-ci, c'est le corps de Nadine Jordan, une jeune femme décédée d'une tuberculose osseuse, qui est retrouvé après avoir subi les mêmes abominables sévices post-mortem.
Puis c'est à Ferlens que le vampire frappe encore, sur le corps de Justine Beaupierre, morte de phtisie. Même procédure que pour les deux autre victimes : viol, mutilations, dévoration.
Après maints errements, les autorités mettent la main sur un suspect : Charles-Augustin Favez, un colosse, alcoolique, obsédé sexuel et sujet à des crises de violence spectaculaires, surpris en train de violer...une génisse !
L'homme est arrêté, emprisonné, interrogé, examiné par un psychiatre disciple de Charcot.

Favez est-il le vampire de Ropraz ? Tout le monde voudrait le croire malgré les doutes du psychiatre Albert Mahaim.
Favez va pourtant être libéré, suite au rapport d'expertise psychiatrique, décision qui provoquera l'indignation de la population. Mais il est de nouveau arrêté quelques jours plus tard, à Mézières, pour viol sur la personne d'une veuve.
Cette fois-ci, la justice prend l'affaire au sérieux et, après le procès, Favez est condamné à vingt ans de réclusion. Le Dr. Mahaim réussira à commuer cette peine en un enfermement à perpétuité dans l'établissement psychiatrique qu'il dirige, à Céry.
Favez y restera douze ans jusqu'à ce jour de février 1915 où il s'évadera , franchira la frontière et s'engagera dans la Légion Étrangère, sous les ordres du commandant Frédéric Sauser, plus connu sous le nom de Blaise Cendrars.

Ce qu'il adviendra ensuite de Charles- Augustin Favez, le vampire de Ropraz, je vous laisse le découvrir si vous n'avez pas encore tenu entre vos mains ce court roman de Jacques Chessex, récit d'un fait-divers terrifiant, baignant dans une atmosphère oppressante et dont la conclusion s'avèrera pour le moins inattendue.
Mais qu'on s'y méprenne pas, ce roman n'a rien à voir avec la vague romanesque mettant en scène des serial-killers, genre littéraire qui a fait la fortune et la renommée de nombreux auteurs d'outre-Atlantique. Charles-Augustin Favez n'est pas Hannibal Lecter. L'histoire ici relatée par Jacques Chessex est le fruit de nombreuses recherches, recherches mises en valeur par le talent de l'écrivain qui nous fait ressentir toute la pesanteur du climat de suspicion qui s'instaure dans cette région isolée suite à ces monstrueux évènements. Et qu'en est-il de cette mystérieuse dame en blanc qui vient visiter Favez dans sa cellule ? Personnage réel ou pure fiction ?
On baigne ici en plein mystère, dans une atmosphère sombre et terrifiante, entre fiction et réalité, sans plus savoir quelle est la part de la véracité historique et quelle est la part d'invention de l'auteur.
Mais l'important n'est pas là, l'important est de se laisser entraîner par le talent de conteur de Jacques Chessex et de suivre cette histoire comme on le ferait lors d'une de ces veillées dans le pays du Valais, quand le feu crépite dans la cheminée tandis que dehors règne la nuit, glacée, inquiétante, peuplée d'ombres furtives et menaçantes.




vendredi 5 décembre 2008

Deux ans !

Et voilà ! Le blog du Bibliomane fête ses deux ans aujourd'hui (en fait c'était hier mais j'avais oublié).
Merci à toutes et à tous, vous qui venez régulièrement me rendre visite et sans qui j'aurais peut-être mis un terme à cette aventure.
Bien sûr il ne vous a pas échappé que ce blog est moins fourni qu'auparavant, mais la reprise d'une activité salariée entraîne immanquablement moins de disponibilités à consacrer à cet espace (d'autant plus que pour nourrir ce blog il me faut nécessairement utiliser mon temps libre à lire les nombreux romans qui me passent entre les mains).
Merci encore pour tous vos commentaires laissés ça-et-là, merci à vous qui avez fait de ce blog un espace d'échanges convivial et (je l'espère...) sans prétentions.

jeudi 4 décembre 2008

Sept cavaliers...




"Sept cavaliers quittèrent la Ville au crépuscule par la porte de l'Ouest qui n'était plus gardée" Jean Raspail. Roman. Robert Laffont, 1993.





Ils sont sept, commandés par le comte Silve de Pikkendorff, colonel-major, gouverneur militaire de la Ville.
Il y a d'abord l'évêque Von Beck, coadjuteur de la Ville, puis le Cornette Maxime Bazin du Bourg, le brigadier Vassili Clément, le lieutenant Tancrède,le cadet Stanislas Vénier et le palefrenier Abaï, de la tribu des Oumiâtes.
C'est sur l'ordre de son Altesse sérénissime Welf III, margrave héréditaire de la Ville, que ces sept cavaliers vont prendre la route et tenter de comprendre pourquoi le pays, naguère prospère, est devenu en l'espace de quelques temps un désert où ne rôdent que des bandes de pillards.


Même la Ville n'a pas échappé à ce triste sort et les rues sont désertes, abandonnées par ses habitants qui ont fui on ne sait où. Quelle étrange épidémie s'est donc répandue sur ce pays que l'on imagine d'Europe centrale, au tournant des XIXe et XXe siècles ? Est-ce une maladie infectieuse ? Est-ce une révolte de ses habitants qui a fait tomber le pays dans l'anarchie ? Est-ce encore l'influence de ces bandes d'amanitiens, consommateurs d'un redoutable champignon hallucinogène qui finit par les tuer au bout d'un an ou deux ?
Toujours est-il que le pays est coupé du reste du monde, le télégraphe ne fonctionne plus, les trafics ferroviaires et maritimes non plus. Des pays limitrophes ne parviennent aucune nouvelle et les postes-frontière ont été abandonnés.


Le margrave est resté seul en son château, accompagné de quelques fidèles, dont font partie les sept hommes qu'il va envoyer aux frontières afin d'élucider les causes du délabrement du royaume. Leur but ultime sera d'atteindre le poste-frontière de Sépharée d'où le margrave a reçu la dernière lettre de sa fille unique la princesse Myriam, qu'il avait éloignée de la Ville au début des troubles qui ont agité le pays. Depuis, plus aucune nouvelle n'est parvenue de la jeune femme. Est-elle morte ? A-t-elle trouvé refuge à l'étranger ?
Les sept cavaliers vont donc quitter la Ville « au crépuscule, par la porte de l'Ouest qui n'était plus gardée » et entamer un voyage qui va les conduire sur la côte, puis dans les montagnes et la Grande Forêt. Ils ne vont rencontrer que désolation sur leur chemin mais également croiser des personnages et des populations tour-à-tour amicales ou hostiles. Leurs conversations, lors des haltes autour du feu, leur donneront l'occasion d'émettre leurs hypothèses sur les causes de la déliquescence du pays, sur leurs espoirs, sur la légende menaçante des hordes d'envahisseurs tchétchènes qui pourraient profiter de l'abandon du pays pour s'en emparer et y faire régner une autre forme de terreur, sur l'étrange destin du capitaine et poète Wilhelm Kostrowitsky, disparu trente ans plus tôt en recherchant ces mêmes tchétchènes qui obsèdent le brigadier Vassili, et dont les poèmes ont trouvé un fervent amateur en la personne du jeune officier Maxime Bazin du Bourg.
Au cours de ce voyage, les sept cavaliers vont rencontrer l'un après l'autre leur destin et peu à peu leur groupe s'amenuisera jusqu'à ce qu'il ne reste plus que deux d'entre eux à atteindre Sépharée, le lieu où tout va prendre un nouveau sens et où cette histoire va connaître un dénouement inattendu.



Avec ce roman au titre évocateur, Jean Raspail démontre une fois de plus son extraordinaire talent de conteur et la richesse de son imaginaire. On retrouve dans ce livre des thèmes qui lui sont chers, comme l'évocation de peuplades et de contrées réelles ou imaginaires, la confrontation entre civilisations que tout sépare, entre sociétés traditionnelles et avènement d'un modernisme écrasant et destructeur.
Entre « Le désert des Tartares » de Buzzatti, « Le rivage des Syrtes » de Gracq, et l'univers des romans d'Italo Calvino, Jean Raspail nous entraîne ici dans un monde fascinant qui se situe aux frontières de la réalité et nous ouvre ainsi une porte sur des contrées inconnues, tissées de l'étoffe du songe et du réel.
Si le quotidien vous ennuie et vous semble morose, ouvrez-donc ce roman de Jean Raspail et laissez-vous entraîner à la suite de ces sept cavaliers qui « quittèrent la Ville au crépuscule par la porte de l'Ouest qui n'était plus gardée ».
Bon voyage.


Il est à noter que le premier tome d'une adaptation de ce roman existe en B.D. dessinée par Jacques Terpant, chez Robert Laffont.




samedi 29 novembre 2008

"Deux frères"




"Les Thibault" Roger Martin du Gard. Roman. gallimard, 2003.


« Deux frères », c'est le titre auquel avait pensé Roger Martin du Gard pour nommer ce cycle romanesque en huit épisodes avant de l'intituler « Les Thibault ».
Cette vasque fresque, fruit de dix-sept ans d'écriture, qui nous mène des premières années du XXe siècle jusqu'à la fin de la première guerre mondiale, a valu à son auteur d'obtenir le Prix Nobel de Littérature en 1937.

Le premier épisode de cette série : « Le cahier gris », nous introduit au sein de cette famille de la grande bourgeoisie parisienne, famille séverement régentée par le pater familias, Oscar Thibault qui, veuf, dirige seul et d'une main de fer sa maisonnée. Le vieil homme a fort à faire car le plus jeune de ses deux fils, Jacques, vient de fuguer en compagnie de son ami Daniel de Fontanin. La cause de cette fuite a été motivée par la découverte à l'école d'un cahier gris que s'échangeaient les deux élèves, cahier dans lequel s'étale une correspondance compromettante, faite d'échanges passionnés entre les deux jeunes garçons.
Oscar Thibault est dans tous ses états. Non seulement ces écrits témoignent d'une relation qui, plus qu'amicale, incitent à penser à une relation homosexuelle, mais de plus font état des liens qui unissent Jacques au fils des Fontanin, des protestants !
Car Monsieur Thibault est un homme d'un catholicisme zélé et rigoureux, intolérant envers ceux qui se sont écartés de la vraie foi. Comment éviter le scandale pour cet homme richissime qui préside à de nombreuses ligues de vertu et est le fondateur d'une institution destinée à redresser les jeunes délinquants ?
La fugue de Jacques et de Daniel trouvera son terme à Marseille et c'est accompagné de son grand-frère Antoine, que le puîné des Thibault réintégrera le foyer familial.
Mais devant sa révolte et son comportement emporté, Monsieur Thibault, bien qu'aimant profondément son fils, n'aura d'autre solution que de le faire intégrer la Fondation qu'il a créée à Crouy, fondation qui n'est en fait qu'un pénitencier pour jeunes garçons récalcitrants.

Jacques, sous la pression de son frère Antoine qui mettra toutes ses forces pour convaincre son père de le faire libérer, en ressortira au bout d'un an. Pour tous, il semblera assagi, résigné à devenir comme son frère le digne héritier des valeurs bourgeoises incarnées par son père. Mais sous le masque, Jacques reste un rebelle à l'ordre établi et ne veut pas devenir un notable comme son père et comme Antoine qui termine ses études de médecine. Jacques rêve de grands espaces, d'amour, de sentiments entiers, de liberté et de littérature. Pour son ami Daniel de Fontanin, il n'éprouve plus qu'un vague intérêt, portant plutôt son attention sur la jeune soeur de celui-ci : Jenny.
Mais ses sentiments amoureux semblant n'être pas partagés par la jeune fille, Jacques va de nouveau fuir. Quelques années ont passé et il n'est plus l'enfant qui avait fugué jusqu'à Marseille. Sa famille va perdre toute trace de lui. On le croira en Angleterre alors qu'il s'est bâti une nouvelle vie en Suisse où il s'essaie à l'écriture avant d'adhérer à l'Internationale Socialiste, engagement dans lequel il mettra toute son énergie.

C'est ainsi que le lecteur va suivre, au cours des années les destins entrecroisés des Thibault et des Fontanin, dans cette France du début du XXe siècle jusqu'à leur conclusion tragique lors de la première guerre mondiale.

Oeuvre magistrale, portée par un souffle épique, « Les Thibault » est une suite romanesque fascinante, peuplée de personnages en prise avec les tourments de l'existence, une saga familiale dont le point d'orgue et le pivot central est sans nul doute « La mort du père » récit de l' agonie d'Oscar Thibault, agonie qui s'étend sur près de 200 pages, récit d' une puissance évocatrice incomparable qui mériterait à lui seul des pages et des pages de commentaires.
Mais, à bien y réfléchir, c'est tout le cycle des « Thibault » qui nécessiterait une analyse et des commentaires infinis tant la matière y est riche, tant les caractères de tous les protagonistes – et ils sont nombreux – y sont finement ciselés, dotés d'une extraordinaire densité et d'une profondeur incommensurable. Où trouver une telle richesse,en effet, si ce n'est dans Proust ou dans Joyce ?
Il y a tant à dire sur cette oeuvre que je ne m'étendrai pas plus longtemps dans ce commentaire car je m'aperçois qu'il y a ici matière à écrire indéfiniment.
Je ne peux que vous conseiller, en guise de conclusion, de lire ou de relire « Les Thibault » et de vous laisser emporter, comme je l'ai été, dans ce grand fleuve littéraire.



"Le Dîner" Félix Vallotton (1865-1925)

jeudi 20 novembre 2008

Un cabinet de curiosités




"Là où les tigres sont chez eux" Jean-Marie Blas de Roblès. Roman. Zulma, 2008.





Eléazard von Wogau est correspondant de presse au Brésil. Il s'est installé à Alcântara, dans la région du Nordeste, et vient de divorcer d'avec son épouse Elaine, paléontologue et universitaire brésilienne.

Dans cette ville, vestige de l'époque coloniale du XVIIIeme siècle et peu à peu reconquise par la jungle, Eléazard mène une vie retirée, en compagnie de son perroquet Heidegger et de Soledade, une jeune mulâtre qui s'occupe des tâches ménagères.
Eléazard vient de recevoir d'un éditeur un manuscrit inédit du XVIIeme siècle, retrouvé à la Bibliothèque nationale de Palerme. Il s'agit d'une biographie du père jésuite Athanase Kircher, rédigée par son disciple Caspar Schott. Eléazard a pour tâche de remettre en forme ce texte et de le commenter pour en faciliter l'accès aux futurs lecteurs.

Tous les chapitres du roman de Jean-Marie Blas de Roblès vont donc s'ouvrir sur un épisode de la vie d'Athanase Kircher relatée par Caspar Schott, de sa naissance en 1602, près de Fulda dans le landgraviat de Hesse, jusqu'à sa mort en 1680 à Rome. C'est ainsi qu'au fil des pages nous allons faire connaissance avec ce jésuite érudit et touche-à-tout qui consacra son existence entière à tenter de faire évoluer tous les domaines de la science, que ce soit dans le domaine des mathématiques mais aussi dans ceux de l'astronomie, de la géographie, de la médecine, de la musique, de la biologie, de l'optique, de la géologie, de l'archéologie, de l'ethnographie, de la linguistique, etc...
Devenu une véritable autorité en toutes ces matières, il est nommé en 1635 au Collège Romain, ce qui lui permettra d'ouvrir son propre musée, vaste cabinet de curiosités où s'entassent toutes sortes d'objets étranges et exotiques ramenés des quatre coins du monde par les membres de la Compagnie de Jésus.
Souvent comparé à Léonard de Vinci, cet esprit encyclopédique, surnommé « Le Maître des cent Savoirs » n'atteindra jamais, dans les siècles suivants, la renommée de son illustre prédécesseur. Nombre de ses théories s'avèrent en effet fausses ou inexactes : il prétendra ainsi avoir déchiffré le mystère des hiéroglyphes égyptiens et maîtriser la langue chinoise. En homme de Dieu, il ne saura expliquer les mystères de l'archéologie, de la linguistique, des croyances autres que chrétiennes, de la géologie et de la physique, qu'au travers du prisme de la Bible, voyant en toutes ces matières les manifestations de l'oeuvre de Dieu.

Mais laissons-là le révérend père Athanase Kircher et revenons au Brésil contemporain. Chaque chapitre, après s'être ouvert sur un épisode de la biographie de Kircher, se continue par un récit dans lesquels entrent en scène Eléazard von Wogau mais aussi son ex-femme Elaine, partie en expédition afin de rechercher des fossiles dans la jungle du Pantanal.
C'est aussi le récit des errances de leu fille Moéma, étudiante à Fortaleza, mais dont les occupations principales consistent à abuser de la cocaïne et à pratiquer le farniente avec son amie et amante Thaïs.
On fera aussi la connaissance du « colonel » José Moreira da Rocha, gouverneur de l'État du Maranhão qui s'apprête secrètement à monter une vaste opération politico-financière susceptible de lui assurer une fortune colossale au détriment des petits propriétaires de la région.
Des hautes sphères de la politique locale nous allons nous retrouver au sein de la favela de Pirambù où Nelson, un adolescent handicapé d'une quinzaine d'années mendie en ruminant des rêves de vengeance à l'encontre de Moreira da Rocha, patron de l'aciérie où son père a trouvé la mort.
Tout ceci sans compter les nombreux personnages plus ou moins secondaires qui apparaisent au cours de ces multiples récits : l'oncle Zé, camionneur au grand coeur, Herman Petersen, nostalgique du nazisme devenu patron d'un café-restaurant, Loredana Rizzuto, la mystérieuse italienne qui traîne derrière elle un lourd secret, la comtesse Carlotta, épouse du gouverneur da Rocha, alcoolique et désabusée...

Tous ces personnages vont nous entraîner dans un récit polyphonique qui sera successivement un roman historique, un drame psychologique, une histoire d'amours et de séparations, ainsi qu'un roman d'aventures au sein de la jungle impénétrable du Mato Grosso, évoquant « African Queen » de John Huston et « Au coeur des ténèbres » de Conrad.

« Là où les tigres sont chez eux » est un roman aux multiples facettes, un kaléidoscope qui nous mène de surprises en surprises au fil des pages. Cet ouvrage, baroque et foisonnant, érudit et passionnant de bout en bout, est à lui seul un univers à part entière dans lequel le lecteur se laisse égarer avec délices, un roman qui, plus que l'appellation de roman-fleuve, mérite d'être qualifié de roman-jungle tant chaque détour nous ouvre des perspectives inconnues et insoupçonnables.

Une belle réussite pour Jean-Marie Blas de Roblès qui a mis dix ans à composer cet extraordinaire roman qui, à l'instar des cabinets de curiosités chers à Athanase Kircher nous offre un récit qui pourrait s'apparenter à une sorte de « Manuscrit trouvé à Saragosse » du XXIeme siècle.

« Là où les tigres sont chez eux » a reçu le Prix Médicis 2008. Un succès amplement mérité.


Le Musée d'Athanase Kircher

dimanche 16 novembre 2008

Mors Omnia Vincit




"La Porte des Enfers" Laurent Gaudé. Roman. Actes Sud, 2008.





Un matin de l'été 1980, à Naples, Matteo De Nittis, chauffeur de taxi, conduit son fils Pippo à l'école. Exaspéré par les embouteillages, il a garé sa voiture et a décidé de finir le trajet à pied. Alors qu'ils arrivent tous deux à proximité de l'établissement scolaire, des coups de feu éclatent et voilà le père et son fils au milieu d'une fusillade. C'est en effet à ce même endroit et au même moment que deux clans de la Camorra ont décidé d'en découdre. Matteo se jette à terre en serrant son fils afin de le protéger. Quand tout s'arrête, Matteo se redresse, indemne. Mais Pippo, lui, ne se relèvera plus jamais : touché par une balle perdue, l'enfant a été tué sur le coup.
Commence alors, pour Matteo et sa femme Giuliana, un long cauchemar. Leur fils de six ans est mort et, c'est bien compréhensible, ils ne peuvent admettre cette disparition, cet absurde, injuste et douloureux coup du sort.
Matteo erre toutes les nuits sans but au volant de son taxi dans les rues de Naples, ne s'arrêtant même plus pour prendre des clients.
Quant à Giuliana, elle n'est plus que l'ombre d'elle-même et à l'abattement succèdent peu à peu la haine et le désir de vengeance.
Cette vengeance, elle pense l'accomplir en la personne de Matteo qui va découvrirpar l'entremise d'une lettre anonyme, la photo, l'adresse et l'identité de l'homme responsable de la mort de leur enfant : il s'agit d'un petit cacique de la pègre napolitaine dénommé Toto Cullaccio.
Giuliana exhorte alors son mari et le presse d'accomplir sa vengeance. Matteo ressort d'une armoire un vieux pistolet et s'apprête à faire justice. Il tuera Cullaccio et quand il rentrera chez lui, Giuliana lavera sa chemise rougie du sang de l'assassin de leur enfant.
Mais Matteo De Nittis n'est pas un héros de cinema et, au moment où il tiendra en joue Cullaccio, il renoncera à faire couler le sang.
Rentré chez lui, Giuliana ne lui pardonnera pas sa faiblesse et décidera d'abandonner son mari.
Pour Matteo, le cauchemar va continuer, lancinant, aggravé par le départ de Giuliana. Le soir même, alors qu'il a repris ses errances dans la nuit napolitaine, une étrange cliente va s'imposer dans son taxi. Grâce à elle, il va faire la rencontre, dans un café, de quelques singuliers personnages : un professeur à la sulfureuse réputation, un vieux curé en révolte contre les autorités du Vatican, le patron de ce fameux café ainsi que sa cliente qui est en fait un travesti prostitué.
Alors que Giuliana sombre peu à peu dans la folie, Matteo va apprendre de la bouche même du vieux professeur qu'il existe peut-être une solution pour ramener son fils à la vie et le rendre à sa mère. Il ne s'agit ni plus ni moins que de se rendre aux Enfers. D'après le professeur, les Enfers ne sont pas un mythe, ils existent réellement et il suffit, pour s'y rendre, d'emprunter une des portes qui subsistent encore dans de discrets endroits.
S'il n'a pas pu mener à bien sa vengeance, Matteo est prêt à tout tenter pour ramener son fils d'entre les morts. Suivant les directives du professeur, il va trouver une des entrées du monde souterrain et, accompagné du vieux prêtre, il va s'enfoncer dans les entrailles de la terre en direction du monde des morts...
Avec ce roman, Laurent Gaudé revisite le mythe d'Orphée et nous offre un conte qui commence comme un polar pour se muer peu à peu en un récit qui donne la part belle au fantastique. On pense aussi à la « Divine Comédie » dans ce périple au royaume des morts où Matteo est accompagné et guidé par le vieux curé Mazerotti qui joue le rôle de Virgile, le poète qui sert de guide à Dante Alighieri dans sa visite des Enfers.
L'Enfer, d'ailleurs, tel qu'il est décrit par Gaudé, diffère peu de la vision de Dante et de toute la tradition qui veut que le pays des morts soit un séjour de souffrance, peuplé d'ombres tourmentées qui évoluent dans un décor cauchemardesque.
On pourra reprocher à l'auteur cette vision naïve et conventionnelle du monde d'en-bas, directement héritée de l'iconographie chrétienne. Les personnages qui apparaissent dans ce roman sembleront aussi assez stéréotypés : la prostituée au grand coeur, le vieux curé rebelle... mais Gaudé, et c'est ce qui fait le charme de ses romans, aime à jouer avec les clichés et restituer des images et des ambiances chargées de sens, quasi-cinématographiques, afin de mieux planter le décor et d'emmener le lecteur dans un récit dont il pourra facilement imaginer le contexte et les acteurs.
On pourra aussi lui reprocher dans cet ouvrage une certaine tendance au pathos en l'image de ce couple déchiré par la disparition brutale de leur enfant, mais cette critique n'est peut-être envisageable que par des personnes qui n'ont encore jamais eu à faire face au décès subit d'un être aimé.
« La porte des Enfers » ne sera sûrement pas l'un de mes romans préférés de Laurent Gaudé mais j'ai quand même éprouvé un grand plaisir à lire ce récit qui, à la manière d'un conte nous fait basculer du quotidien le plus banal vers la fantaisie d' un monde onirique riche en symboles. Quant à la charge émotive de ce roman, elle est indéniable (quoiqu'un peu pesante à la longue) et nous ramène, comme tout grand roman, à une grande interrogation que s'est posée et que se posera encore longtemps l'humanité : à savoir l'inéluctabilité de la mort, le chagrin consécutif à la disparition d'êtres chers et les fantasmes qui ressurgissent de manière obsessionnelle lorsque l'on se voit confronté à ce drame : voir nos disparus revenir à la vie.





"L'île des morts" Peinture d'Arnold Böcklin

mercredi 12 novembre 2008

Le prix de la chair




"Une éducation libertine" Jean-Baptiste del Amo. Roman. Gallimard, 2008.




« Paris, nombril crasseux et puant de France. Le soleil, suspendu au ciel comme un oeil de cyclope, jetait sur la ville une chaleur incorruptible, une sécheresse suffocante. Cette fièvre fondait sur Paris, cire épaisse, brûlante, transformait les taudis des soupentes en enfers, coulait dans l'étroitesse des ruelles, saturait de son suc chaque veine et chaque artère, asséchait les fontaines, stagnait dans l'air tremblotant des cours nauséabondes, la désertion des places.
Dans cette géhenne, la chaleur de l'été collait aux visages comme un masque, drapait les corps de feu, tuait les bêtes qui tentaient de survivre en quelque coin d'ombre, suffoquait les femmes uax poitrines poisseuses. Les glandes sudorales déversaient par flots leurs humeurs. Jaillies d'aisselles velues, elles s'écoumaient des fesses aux flancs puis sur les jambes. Fondue comme du beurre sur les fronts, la sueur piquait aux yeux, répandait son sel aux bouches haletantes. La crasse s'écoulait comme un sédiment, marquait les plis aux articulations de traces noires. On s'éventait avec un rien, un vieux chiffon, une gazette, une main. On soulevait, ce faisant, le remugle aigrelet des corps transpirants. La puanteur de l'un se mêlait à la puanteur de l'autre quand déjà les corps ne se frottaient pas, mélangeant leurs sueurs respectives. Cette pestilence gonflait les haillons, les vêtements de peu couvrant un reste de pudeur, montait paresseusement dans l'air stagnant, fleurissait, envahissait la ville entière.
Cette odeur d'homme flottait et rendait l'horizon incertain, c'était l'odeur même de Paris, son parfum estival. Paris suait, ses aisselles abondaient, coulaient dans les rues, dans la Seine. Paris, hébétée par cette incandescence, offrait ses chairs grasses à la liquéfaction. Dans l'imbroglio de ses entrailles, la foule haletait, avalait par goulées l'air corrompu, se traînait sans conviction le long des avenues, s'adossait contre la pierre tiède des ruelles, s'engouffrait dans l'orifice des culs-de-sac. Les étals eux-mêmes étaient ébahis de chaleur : les fruits flétris, les viandes et les poissons verdâtres, les légumes rabougris. Sur les amoncellements épars, le bruissement des mouches ignorait le geste las d'une marchande qui claquait un chiffon avant d'éponger son front, puis soulevait ses jupes pour aérer son entrecuisse moite. Une main se glissait dans la superposition des tissus pour gratter l'irritation de la peau. Elle ressortait brillante, musquée, se levait sans conviction pour interpeller un passant, tâtait les fruits, s'essuyait en remuant un sac de blé, déplaçait l'air chaud d'un geste de mépris quand l'autre continuait son chemin sans même un regard. »



Vue perspective des quais de la Seine prise du pont royal à Paris
Pierre-Antoine Demachy (1723-1807)

C'est dans cette ville grouillante et nauséabonde – le Paris des années 1760 – qu'arrive de Quimper le jeune Gaspard. Il a quitté sa province natale afin d'échapper au destin qui lui était tout tracé : passer son existence le corps penché sur la terre boueuse et ingrate, entre la porcherie et la ferme familiale, entre un père sombre et brutal et une mère impotente. Gaspard a fui ce monde étriqué pour devenir « quelqu'un », tirer un trait sur la misère, la boue, les porcs, les murs noirs de suie de la ferme familiale. Il rêve de Versailles, de la Cour. Il veut tutoyer la noblesse, s'étourdir et se griser des parfums subtils de la richesse et de la notoriété.
Mais comment lui – pauvre fils de paysan sans le sou – pourra-t-il trouver le moyen d'échapper à sa condition dans cette capitale où la crasse et la misère s'étalent sans retenue ? Comment s'extirper de cette fange qui le happe dès son arrivée et où il devra, pour gagner de quoi vivre, passer ses journées plongé dans l'eau putride de la Seine et débarder des trains de bois flotté. Comment pourrait-il donner vie à ses rêves ambitieux alors que chaque jour est une course contre le froid, la faim, les maladies, la mort peut-être ? Mais le hasard va croiser son chemin en la personne de Billod, un perruquier de la rue de la parcheminerie qui va l'engager comme commis. Et c'est dans l'atelier de celui-ci qu'il va plus tard faire la connaissance d'un singulier client : le comte Étienne de V.
L'aristocrate va remarquer Gaspard et une étrange relation va se nouer entre ces deux hommes qu'à priori tout sépare. Le jeune homme ne pourra résister à la fascination qu'exerce sur lui Étienne de V. tout ceci malgré les mises en garde de Billod :

« C'est un homme sans vertu, sans conscience. Un libertin, un impie. Il se moque de tout, n'a que faire des conventions, rit de la morale. Ses moeurs sont, dit-on, tout à fait inconvenantes, ses habitudes frivoles, ses inclinations pour les plaisirs n'ont pas de limites. Il convoite les deux sexes. C'est un épicurien dépravé, un coquin licencieux. On ne compte plus les mariages détruits par sa faute, pour le simple jeu de la séduction, l'excitation de la victoire. Il est impudique et grivois, vagabond et paillard. Sa réputation le précède. Les mères mettent en garde leurs filles, de peur qu'il ne les dévoie. Ce libre-penseur philosophe sur sa décadence et distille sa pensée sybarite, corrompt les âmes. On dit aussi qu'il est un truand, un meurtrier, un empoisonneur bien que jamais on ne l'ait pu accuser. Il est arrivé, on le soupçonne, que des dames se tuent pour lui. Après les avoir menées aux extases de l'amour, il les méprise soudain car seule la volupté l'attise. On chuchote qu'il aurait perverti des religieuses et précipité bien d'autres dames dans les ordres. C'est un noceur, un polisson. Il détournerait les hommes de leurs épouses, même ceux qui jurent de n'être pas sensibles à ces plaisirs-là. Oh, je vous le dis, il faut s'en méfier comme du vice. »


Mais Gaspard n'a que faire des avertissements de Billod et le voilà prêt à suivre le comte de V. dans toutes ses turpitudes. Cet homme n'a t-il pas accès à la Cour ? Par son entremise, Gaspard espère sortir de son ingrate condition. Étienne de V. va devenir son Pygmalion et lui ouvrir des portes jusqu'ici inaccessibles en l'introduisant auprès de la noblesse. Mais le prix à payer pour tout ceci s'avérera bien douloureux quand le moment sera venu...



Souper chez le prince de Conti, 1766. Peinture de Michel-Barthélémy Ollivier

« Une éducation libertine », premier et prometteur roman de Jean-Baptiste del Amo, nous entraîne dans le Paris de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, un décor dantesque, grouillant de vermine et de crasse qui n'est pas sans rappeler les premières pages du « Parfum » de Patrick Süskind et « Les nuits de Paris » de Restif de la Bretonne.


L'auteur nous prend par la main et nous invite à renifler la puanteur des bouges, des tavernes et des corps. Il nous fait toucher du doigt la crasse immémoriale accumulée sur les murs de cette capitale. Il nous offre en pâture la vision de corps en décomposition, de personnages dont la peau couverte d'ulcères gonfle et éclate en jaillissements de pus. Tout ici pue les excréments, l'urine, la viande pourrie, et les corps mal lavés dans l'eau douteuse de la Seine. Le « Siècle des Lumières » cher aux historiens n'est plus ici qu'une parenthèse et nous livre une vision nauséeuse et répugnante , cauchemardesque, de la capitale du Royaume de France.
Des ruelles sordides et des bordels faméliques jusqu'aux soupers fins de l'aristocratie, Jean-baptiste del Amo décrit avec minutie cette tour de Babel où s'entassent et se côtoient représentants de la noblesse et victimes de la misère la plus noire.
C'est avec Gaspard, personnage aux accents Faustiens, ainsi qu'avec le comte Étienne de V. avatar du Valmont de Laclos, que nous découvrons peu à peu cette ville aux remugles écoeurants, ses moeurs et ses vices. Les descriptions sordides se succèdent ici afin de nous immerger dans cet univers de noirceur qu'a voulu recréer Jean-Baptiste del Amo et le style de l'auteur, même s'il nous met souvent au bord de la nausée, nous emporte comme un fleuve dans ce roman d'initiation traversé d'horreurs et de perversions.


Que dire de cet ouvrage, si ce n'est qu'au delà de toutes ces descriptions morbides et répugnantes, on ne peut plus lâcher ce roman tant le style y est éclatant et la narration captivante ? Une fois ouvert ce livre, impossible de se détacher de Gaspard et de ne pas suivre son parcours au sein de cette grouillante fourmilière parisienne dans le but de s'arracher à ce magma d'immondices qui l'étouffe.
On pense au départ avoir affaire à un proto-Rastignac en la personne de celui-ci pour finalement découvrir qu'il s'apparente plutôt à Faust.
Mais je ne voudrais pas trop en dire afin de ne pas dévoiler trop de détails à celles et ceux qui n'ont pas encore lu ce formidable roman. J'espère, en tout cas, qu'ils prendront autant de plaisir que j'en ai eu à la lecture de cet ouvrage.


Entretien avec Jean-Baptiste Del Amo : ICI


Mille mercis à Malorie qui m'a prêté ce livre dans le cadre du cerclage du forum "Parfum de livres"


"Ecorché" Juan de Valverde, 1556

mardi 11 novembre 2008

11 Novembre

En hommage aux victimes de la Grande Guerre, un court-métrage de Julien Delmas : "Reste en vie"



mercredi 5 novembre 2008

Rions un peu...avec Christine Lagarde !


Notre ministre de l'Economie, de l'Industrie et de l'Emploi nous avait déjà bien fait rire en 2007 avec sa déclaration "« Nous possédons dans nos bibliothèques de quoi discuter pour les siècles à venir. La France est un pays qui pense. J’aimerai vous dire : assez pensé, maintenant retroussons nos manches ! »


Puis elle nous a fait nous bidonner quand elle nous a donné ce conseil, devant la flambée des prix du pétrole : "L'essence est trop chère ? Roulez à vélo !"


On a ensuite pensé qu'elle avait atteint des sommets en prédisant pour 2008 une croissance de 2%, prophétie qui la plaçait définitivement au même niveau de clairvoyance qu'Elizabeth Tessier (qui avait prévu, rappelons-le, une invasion extra-terrestre en 2001).


Mais c'est aujourd'hui, jour historique qui voit les Etats-Unis élire en Barack Obama le premier président américain d'origine afro-américaine que notre chère Christine Lagarde s'est surpassée en déclarant que : " L'arrivée au pouvoir d'un représentant d'une minorité s'était déjà "un peu produite en France" avec l'élection de Nicolas Sarkozy."

Le président de la République aujourd'hui, à plusieurs reprises, a indiqué qu'il était lui-même le représentant d'une minorité", a-t-elle expliqué.
Nicolas Sarkozy possède des origines hongroises par son père et s'est par le passé présenté comme un président "à moitié magyar". (Source : AFP)


Tordant, non ?


Heureusement, j'ai été rassuré par sa dernière phrase évoquant les origines magyares de notre "Phare de la Pensée" car j'ai cru un instant que la minorité dont elle parlait était celle de ces sangsues UMPistes MEDEFisées qui s'engraissent de manière éhontée sur notre dos.
Comme quoi j'ai vraiment l'esprit mal placé !


mardi 4 novembre 2008

La guerre de Troie n'aura pas lieu.






"Ilium - Olympos" Dan Simmons. Roman. Robert Laffont 2004 & 2006.

Traduit de l'américain par Jean-Michel Brèque.



Dan Simmons est un de ces auteurs de S.F. que j'ai connu sur le tard avec le cycle « Hypérion-Endimyon » puis peu de temps après avec « L'échiquier du Mal ». J'avais été emballé par ces romans extrêmement bien construits, riches en rebondissements et servis par un imaginaire foisonnant propice à une immersion totale dans l'univers présenté par l'auteur.
Aussi, quand s'est trouvé à ma disposition le diptyque « Ilium-Olympos », c'est sans hésitation que je me suis lancé dans la lecture de ce qui se présentait à mes yeux comme un nouvel évenement dans la littérature S.F.

L'attribution du Prix Locus 2004 à « Ilium », premier opus de cette dilogie, ne pouvait que m'encourager à me lancer dans cette oeuvre imposante qui frise les 2000 pages.


J'ai donc commencé « Ilium » avec enthousiasme, me régalant d'avance à l'idée de me plonger pendant de longues heures dans un univers étrange et futuriste, allant de surprises en émerveillements au fil des pages, à la rencontre de personnages hors du commun plongés dans des aventures palpitantes.
J'ai en tout premier lieu fait la connaissance de Thomas Hockenberry, universitaire professeur de littérature antique et spécialiste de l'oeuvre d'Homère. Thomas Hockenberry est décédé d'un cancer au XXe siècle mais il a été ressuscité par les dieux de l'Olympe qui ont récupéré son ADN. Ils ont fait de lui un des nombreux scholiastes, des érudits de toutes époques, dont la mission consiste à se téléporter quantiquement à l'époque de la guerre de Troie afin d'observer et de rendre compte des évenements aux divinités qui, mis à part Zeus, ne savent rien de l'issue de ce conflit dans lequel ils interviennent de temps à autre, suivant leurs affinités envers l'un ou l'autre camp.


Puis je me suis retrouvé sur Terre, dans un très lointain futur, à une époque où les humains « à l'ancienne » ne sont plus que quelques milliers, leur population étant régulée avec soin par les posthumains qui veillent sur eux depuis les anneaux e et p situés en orbite.

Les humains « à l'ancienne » vivent dans l' insouciance, se téléportant d'un point à l'autre de la planète afin de se réunir à l'occasion de fêtes grandioses. Ils ne savent plus lire ni écrire et ignorent totalement le fonctionnement des technologies qu'ils utilisent. Leur style de vie, léger et futile est assuré en sous-main par les voynix, des créatures caparaçonnées, sortes d'insectes géants, ainsi que par des serviteurs, machines robotiques qui répondent à tous leurs désirs. Une société qui n'est pas sans rappeler celle des « Elois » et des « Morlocks » de « La machine à remonter le temps » de H.G. Wells.


Puis enfin j'ai fait la connaissance de Mahnmut d'Europe et d'Orphu d'Io, deux moravecs, créatures biomécaniques originaires des satellites de Jupiter, envoyés en mission sur Mars par le Consortium des Cinq Lunes afin d'éclaircir une mystérieuse activité sur la surface de la planète rouge.

En effet, le Consortium a relevé une activité quantique démesurée et inexplicable sur Mars. Des sondes ont rapporté des images prouvant que la surface de la planète a été terraformée en un temps record et que des alignements de statues de pierre s'étendent sur des milliers de kilomètres. Ces têtes de pierre seraient érigées dans un but mystérieux par de petits humanoïdes de couleur verte.

Qui est à l'origine de ces bouleversements ? Les post-humains dont on n'a plus de nouvelles depuis très longtemps ?
Une expédition est montée dont feront partie Mahnmut et Orphu d'Io, créatures inséparables qui ne cessent de se chamailler sur les qualités respectives de leurs auteurs préférés : William Shakespeare pour Mahnmut, et Marcel Proust pour Orphu d'Io.


Mais les choses vont se gâter : l'expédition moravec va être attaquée dès son arrivée sur l'orbite martienne. Sur Terre, les humains « à l'ancienne » vont être confrontés à une terrible menace qui va les obliger à redécouvrir certains réflexes qui ont aidé leur espèce à survivre de par le passé. Quant au scholiaste Thomas Hockenberry, il va être appelé par la déesse Aphrodite à accomplir un acte inimaginable, acte qui sera la cause de conséquences incalculables sur le déroulement de la guerre de Troie et qui verra les héros ennemis Achille et Hector s'unir pour défier les dieux de l'Olympe.


C'est ainsi que va se jouer, sur trois tableaux, le récit de Dan Simmons, un récit plein de références culturelles et historiques où l'on verra apparaître les protagonistes de l'Iliade, troyens et achéens, mais aussi ceux de « La Tempête » de Shakespeare : Prospero, Caliban, Ariel et Sycorax. Nombreuses références donc, et formidable travail d'érudition de la part de l'auteur qui parsème ses dialogues de citations de Yeats, Browning, Sénèque, Hésiode, Proust, Blake, Shelley, Ovide, etc...
Mais là où le bât blesse, c'est au niveau du récit lui-même, le déroulement en est interminable, à la limite du remplissage afin d' accumuler au final un nombre impressionnant de pages. Les descriptions des technologies utilisées sont proprement indigestes, les dialogues des héros et des dieux de l'Antiquité, quand ils ne copient pas le style d'Homère tombent dans une familiarité tendance vulgaire qui peut faire sourire au début ( ça rappelle parfois la série « Kaamelott ») mais qui finit par lasser.

Les nombreuses redondances, le côté péplum carton-pâte des dieux de l'Olympe, les digressions sans intérêt qui ralentissent une action qui a bien du mal à décoller (et qui à mon avis ne décolle jamais), les coups de théâtre téléphonés ou carrément invraisemblables ont fini par faire de cette lecture un pensum et si je me suis dépêché de l'achever, ce n'est pas par gourmandise mais par lassitude, bien qu'espérant quand même qu'avant la fin l'auteur réserverait un dénouement qui serait capable de faire passer ces centaines de pages lues sans passion. Il n'en fut rien. J'ai refermé ce livre avec un amer sentiment de déception, un arrière-goût d'à-peu-près et le sentiment d'avoir perdu mon temps.

Je n'en garderai finalement que le bon souvenir de Mahnmut et Orphu d'Io, qui sont les personnages les plus réussis et les plus attachants de ce roman.
Et puisqu'il est souvent question de Shakespeare, je concluerai en reprenant le titre de l'une de ses pièces : « Beaucoup de bruit pour rien »!


Le volcan "Olympus Mons" domine la surface martienne du haut de ses 27 kms d'altitude

jeudi 30 octobre 2008

La Voie de l'Encre et du Pinceau







"Passagère du Silence" Fabienne Verdier. Récit. Albin-Michel, 2003.






C'est à l'âge de seize ans, au milieu des années 70, qu'une jeune fille, jusqu'ici sans histoires, prend une décision qui va bouleverser sa vie. Cette jeune fille s'appelle Fabienne Verdier et sa décision est de consacrer sa vie à la peinture.


Elle quitte alors sa mère ainsi que son école catholique d'Asnières pour retrouver son père dans la région de Toulouse. Ce choix n'est pas fortuit, son père a suivi des études d'art et vit retiré à la campagne. Elle espère trouver auprès de lui un appui et faire ses premiers pas dans le monde de la peinture. Mais très rapidement elle s'épuise entre les travaux de la ferme, les séances de dessin que son père lui impose, la solitude et l'isolement de cette maison perdue au fond de la campagne.
Elle décide alors d'entrer à l'École des Beaux-Arts de Toulouse mais n'y éprouvera finalement que des désillusions :


« L'enseignement à l'École des Beaux-Arts m'a déçue. On n'étudiait plus les maîtres, il n'existait plus de modèles sur lesquels s'appuyer, les élèves n'avaient plus le droit de pénétrer dans l'atelier de Léonard de Vinci ; on n'apprenait plus la pratique des techniques, ni aucune expression picturale. « Enfermez-vous dans une pièce et exprimez-vous ! » nous répétaient les professeurs. La psychanalyse avait fait des ravages au sein de l'Éducation nationale. Le problème de savoir s'exprimer quand on n'a pas appris diverses sortes de langages pour y parvenir me rendait folle. À quoi servaient donc les enseignants ? Restaient quelques cours de dessin classique devant un nu, une nature morte ou un plâtre. Pas très excitant pour l'esprit ! Ce qui m'intéressait, c'était le vivant, le trait qui saisit la vie. Les cours de peinture étaient désespérants. Le professeur, machiste, détestait les femmes, ce qui ne facilitait pas les choses. Mais cela importait peu. Le plus redoutable était qu'il nous exhortait à nous « exprimer » sans savoir s'exprimer lui-même. Il peignait ce qu'il nommait une « forme d'abstraction lyrique ». « Il faut un beau jeté », répétait-il, et il admirait les étudiants qui se lançaient dans dans un idéal gestuel sans aucune préparation ni aucune technique de composition. Le « n'importe quoi » était érigé en art du Beau. »


Pourtant, une matière réussit à capter son intérêt :


« Un cours m'intéressait, celui de calligraphie, occidentale évidemment. Par chance, je me trouvais dans la seule institution de France où il existait encore : cette tradition était tombée aux oubliettes. Mon professeur, M. Bernard Arin, était sympathique et ne manquait pas de courage ; il en fallait, dans l'ambiance régnante, pour réapprendre humblement à écrire, à dessiner une lettre, un alphabet. Différents styles étaient à l'étude : la rustica, la quadrata, pour laquelle j'avais un faible, la capitale romaine, l'onciale latine primitive, la cursive romaine des Vie-VIIe siècles, la mérovingienne, la wisigothique. De la chancellerie du XVe siècle et la bâtarde, jusqu'à la didone et l'alinéale du XXe siècle, nous revisitions l'histoire de l'écriture. Nous dessinions des pages et des pages d'associations de capitales et de minuscules, sur papier droit ou incliné, pour donner une pulsion différente à l'interprétation de la lettre. Tout tenait dans l'angle d'attaque de la plume. Nous avions souvent des crampes, car les exercices exigeaient de la patience et une extrême rigueur d'exécution.
Je calligraphiais des textes classiques écrits par les vieux sages grecs que nous choisissions ou qui nous étaient imposés. On nous donnait des modèles d'écriture à copier et à recopier sans cesse : la caroline primitive sur des fragments de l'Ancien Testament de l'époque de Pépin le Bref ; l'humanistique du XVe siècle que nous travaillions à la plume d'oiseau sur des textes de Sénèque ; des ex-libris en gothique bâtarde flamande, extraits de fragments de manuscrits anciens, ou même, pour nous divertir un peu, des menus d'autrefois que nous nous amusions à calligraphier. Mon goût pour les courtes maximes philosophiques qui aident à sublimer le quotidien est né alors. Je prenais un grand plaisir à calligraphier des phrases comme : « L'éclosion reste cachée », d'Héraclite (extraite de ses fragments, n° 123) ou encore : « Toute beauté est joie qui demeure », de John Keats.
Grâce à ces modestes plaisirs, commençait à s'ancrer en moi la conviction que, dans l'art calligraphique, se profilait aussi un art de vivre. »

Une discussion avec son professeur de dessin, la lecture de « Le Vide et le Plein » de François Cheng, la peinture d'Hokusaï puis de celle des grands maîtres chinois et japonais, vont bientôt orienter Fabienne Verdier vers l'Orient et la découverte de la peinture chinoise.

Après de nombreuses démarches, elle arrive à Pékin en septembre 1983, bénéficiant d'un échange entre étudiants chinois et français organisé par la mairie de Toulouse. Dans ses bagages, un seul ouvrage pour tout viatique : « Les propos sur la peinture du Moine Citrouille Amère » de Shitao, traduit et commenté par Pierre Ryckmans. On lui propose d'étudier à Pékin, à la rigueur dans la ville de Hangzhou, mais la jeune femme n'a qu 'un seul but : se rendre à l'institut des beaux-arts de Chongqing, dans la province du Sichuan. Malgré les réticences de l'ambassadeur de France, elle atteindra son but, après six jours de voyage dans une ville grise et polluée, accueillie par des officiels du parti qui lui ont réservé un banquet de bienvenue à base d'alcool de riz... et de sauterelles grillées.


C'est ainsi que pendant dix ans, jusqu'aux évenements de la place Tian-An-Men en 1989, Fabienne Verdier va vivre et partager le sort des étudiants chinois, dans un décor sordide, au sein d'une université où les conditions de vie sont déplorables, la nourriture exécrable, l'hygiène plus que douteuse. Elle va pourtant s'accrocher, malgré l'incompréhension des autres étudiants, convertis au réalisme socialiste qui ne comprennent pas que l'on puisse s'intéresser à ces formes d'art décadentes et poussiéreuses que sont la peinture et la calligraphie traditionnelles. Elle va suivre, dans une semi-clandestinité, les enseignements d'un maître calligraphe : maître Huang.



Mais l'apprentissage est long et difficile, il faut s'armer de patience et de sérénité pour accéder au savoir de ces vieillards qui pour la plupart ont été victimes de la Révolution Culturelle. Peu importe! La jeune femme, douée d'une volonté de fer, réussira à gagner la confiance du maître et à suivre ses enseignements, malgré la fatigue, les remarques acerbes de ses camarades étudiants, les obstacles dressés par les cadres du parti et enfin la maladie qu'elle va contracter, maladie qui mettra gravement sa vie en danger.

C'est cette quête du savoir que nous relate Fabienne Verdier dans ce très beau récit qui nous plonge dans la Chine d'après la mort de Mao Zedong, une Chine où la Révolution Culturelle a fait des ravages, un état totalitaire où chacun est l'espion de son prochain et où la discipline du parti règne sur la communauté. Bien sûr, tout n'est pas si sombre dans ce récit et les moments douloureux cèdent la place à des instants de grâce, quand Fabienne Verdier retrouve les vieillards de la maison de thé de Jiu Long Po, quand elle va à la rencontre des minorités ethniques : Miao, Yi, Buyi... C'est aussi un voyage au Tibet où elle visitera le monastère de Shigatse, une excursion avec son maître sur le mont Emei Shan, mais aussi les rencontres émouvantes avec les anciens maître de peinture et de calligraphie, vieillards ayant eu à subir toutes sortes d'avanies lorsque la Révolution Culturelle s'abattit sur eux.
Formidable récit, témoignage précieux, « Passagère du Silence » est un ouvrage qui se lit comme un roman d'aventures, une aventure humaine vécue par une femme hors du commun, dont la détermination n'a peut-être d'égale que celle d'une autre « passagère » qui emprunta les mêmes chemins, dans des condition qui, bien que différentes furent aussi extrêmes : Alexandra David-Néel.
Un très beau livre qui nous permet d'approcher et de saisir les motivations et les sources d'inspiration d'une grande artiste contemporaine.

Magnifique.


mercredi 29 octobre 2008

En ascèse de peinture





Entre Ciel et Terre" Fabienne Verdier.

Texte de Charles Juliet.
Photographies de Dolorès Marat et Naoya Hatakeyama.
Albin Michel, 2007.


« Il (maître Huang) m'a d'abord appris à broyer mes bâtons d'encre sur la pierre à encre, à profiter de ce rituel, du geste répétitif qui prépare l'artiste à l'art de peindre. Une manière de quitter le monde des hommes et de faire le vide en soi. Il m'a aussi appris à charger d'encre le pinceau car, dans son manteau de crins, se trouve une réserve intérieure qu'il faut apprendre à maîtriser à la verticale. Il s'agit de prendre conscience de la pesanteur et de la gravitation universelle, le pinceau devenant alors un véritable pendule, un lien entre l'univers et le centre de la Terre. Il m'a enseigné l'attitude du corps : les deux pieds fermement ancrés à terre pour se nourrir des énergies du sol. Je devais m'entraîner à rester bien droite pour que le courant d'énergie entre le Ciel et la Terre passe à travers moi. Devais-je me transformer en paratonnerre pour capter les puissances telluriques ? Et ce n'était pas une blague ! L'idée peut paraître simple mais elle n'était certes pas facile à pratiquer. J'étais perdue et loin de penser que, pour manier un pinceau et inscrire un trait sur une feuille blanche, il fallait avoir compris intuitivement les grandes lois de la physique fondamentale. »


Ces quelques lignes tirées de « Passagère du Silence » évoquent l'une des premières leçons de calligraphie chinoise que Fabienne Verdier a reçue auprès d'un maître calligraphe dans la province du Sichuan. La verticalité du peintre et de son pinceau est en effet l'un des enseignements primordiaux que se doit d'acquérir tout étudiant en calligraphie. Et c'est cette verticalité – qui n'est pas seulement une posture mais avant tout un état d'esprit qui trouve ses racines dans le taoïsme et le bouddhisme Chan – qui donne son titre à ce magnifique ouvrage consacré à l'oeuvre picturale de Fabienne Verdier.


On y trouvera bien sûr de superbes reproductions des peintures de l'artiste, oeuvres propices à la contemplation et à la méditation, mais aussi, à travers l'objectif des photographes Dolorès Marat et Naoya Hatakeyama, des vues de l'atelier où l'artiste donne naissance à ses oeuvres ainsi qu'à ses carnets dans lesquels elle consigne idées et citations d'auteurs. On verra également des clichés pris lors des séances de peinture, clichés qui permettent de mieux comprendre sa technique picturale, notamment la peinture sur une toile posée au sol (à la manière de Jackson Pollock) et à l'aide du grand pinceau, un instrument d'une soixantaine de kilos fixé au plafond par un cordage de huit à dix mètres.






Ces photographies et reproductions sont accompagnées en exergue de citations de peintres et d'auteurs qui invitent le lecteur à la contemplation silencieuse de la démarche et du travail de l'artiste. On y trouvera entre autres des écrits de Verlaine, de Grégoire de Nysse, de Saint-Bernard de Clairvaux, d'Héraclite, Debussy, Scriabine, etc...
Mais la plus grande partie est consacrée à un dialogue entre Fabienne Verdier et l'écrivain et poète Charles Juliet, dialogue au cours duquel l'artiste revient sur ses motivations, sur son apprentissage mais surtout sur l'état d'esprit qui est le sien lorsque elle réalise ses oeuvres. On y découvre alors tout un cheminement inspiré de la tradition des grands maîtres peintres et calligraphes chinois, cheminement aux implications spirituelles bien éloigné des mondanités et du mercantilisme trop souvent attachés à l'art contemporain.

Car le travail de Fabienne Verdier est avant tout une ascèse, un moment de recueillement où le silence et un esprit détaché des contingences de ce monde préludent à l'acte de création, un moment où l'artiste ne fait plus qu'un avec son instrument, le support sur lequel elle peint, et l'univers qui l'entoure.

« Fabienne se prépare à peindre. Cet instant a été précédé par une méditation qui lui a permis de se rassembler, de s'unifier, de rejoindre sa source. Hissée à la pointe d'elle-même, concentrée et détendue, intense et détachée, libre de la crainte d'échouer et de la volonté de réussir, elle enchaîne avec maïtrise et sang-froid une succession de gestes qui libèrent l'énergie amassée. L'encre a fait apparaître des formes qui ne tolèrent aucune reprise, des figures elliptiques et vigoureuses dans lesquelles elle a coulé son ascèse, sa liberté, son innocence, sa connaissance, sa sérénité, sa clairvoyance, les richesses qu'elle a tirées de ses rencontres, de ses lectures, de sa fréquentation des oeuvres du passé, de son amour et de sa contemplation de la nature, à quoi s'ajoute sa recherche de l'excellence, de la perfection, de l'impérissable – une quintessence de haute densité où brûle en secret la flamme voilée de son incandescence. »



vendredi 24 octobre 2008

L'unique trait de pinceau




"Les propos sur la peinture du Moine Citrouille Amère" Shitao


Traduit et commenté par Pierre Ryckmans. Essai. Plon, 2007.





S'il existe dans l'Histoire une figure emblématique de la peinture chinoise, c'est bien celle de Shitao (1641? 1642 ? - 1707), moine bouddhiste, poète, calligraphe et surtout peintre de grand talent qui exprima par le biais d'un traité ses théories picturales en composant « Les propos sur la peinture du Moine Citrouille Amère ».
Ce moine dénommé « Citrouille amère » n'est que l'un des multiples surnoms qu'aimait à se donner Zhu Ruoji, alias Shitao, ( Shitao est d'ailleurs l'un de ses surnoms qui signifie « Vague de pierre ») dont les plus connus sont « Le Vieillard de Qingxiang », « Le Disciple de la Grande Pureté », « Le Vénérable Aveugle », etc...

C'est donc à la découverte de ces « Propos sur la peinture » que nous convie Pierre Ryckmans, en nous offrant cette magnifique traduction des écrits de Shitao, écrits richement commentés afin de mieux nous faire saisir la pensée de l'artiste.
Car il faut dire que cette lecture, même si elle s'avère passionnante, ne se laisse pas apprivoiser avec facilité. La peinture traditionnelle chinoise qui est l'objet de ces « Propos » est avant tout une forme d'art dévolue aux nobles lettrés.
Héritière de nombreuses générations d'artistes de grand talent, elle obéit à des normes et des codes solidement établis dont il est fortement déconseillé de s'écarter. Cette peinture distingue deux sortes de sujets, le premier considéré comme inférieur : les architectures, les objets, les personnages et les animaux ; la catégorie supérieure, elle, englobe tous les éléments ayant trait à la composition d'un paysage : les montagnes, les arbres, l'eau, les nuages...
À cet académisme pesant, Shitao va apporter sa touche personnelle et, tout en respectant les principes picturaux de son époque, va cependant élaborer une théorie laissant libre cours à son individualité.
Le trait majeur de cette « révolution » s'exprimera par la théorie de « L'unique trait de pinceau », théorie très largement inspirée de la doctrine taoïste et du bouddhisme Chan, qui veut que de l'Un naisse le Multiple et donc que le premier trait de pinceau contienne en lui la totalité de l'oeuvre à venir.

Ces notions, qui nous apparaissent plus philosophiques que picturales, sont en effet bien éloignées de nos propres conceptions occidentales. C'est en effet en découvrant peu à peu ces « Propos » que l'on en vient à saisir le discours qui émerge de ces écrits : la peinture chinoise , dans sa conception, n'est pas une recherche basique du beau et de la ressemblance absolue, elle est avant tout une démarche spirituelle, une méditation qui vise à créer l'harmonie entre le paysage observé, le paysage peint sur le papier, la main du peintre, le peintre lui-même, puis en dernier lieu le spectateur.

Démarche mystique donc, inspirée du confucianisme, du taoïsme et du bouddhisme, au service d'un art qui, même s'il évoque à nos yeux d'occidentaux un sentiment d'harmonie et de sérénité, est avant tout un chemin spirituel où le peintre trouve sa liberté dans la contrainte et où la poésie émerge d'un trait de pinceau trempé dans l'encre.
On trouvera donc dans les « Propos » des considérations philosophiques mais aussi des conseils techniques destinés aux adeptes de cette forme d'art : Shitao y évoque les mouvements du poignet (ou comment tenir le pinceau à main levée), ainsi que les règles de composition d'un paysage, comment suggérer le relief des sujets représentés suivant leur texture et l'atmosphère dans lequel ils baignent (on trouvera dans les notes de Pierre Ryckmans, (Note 1 du chapitre XIV, p.107) la classification des différents phénomènes atmosphériques à représenter suivant les saisons : paysage nuageux au début du printemps, brume du matin sur les montagnes en été, pluie abondante avec vent faible, etc...)

« Les propos sur la peinture du Moine Citrouille Amère » est un ouvrage de référence, assez ardu à comprendre dans sa totalité pour qui n'est pas familier de cette forme d'expression qu'est la peinture chinoise traditionnelle mais l'on peut se rassurer en lisant ces quelques lignes de Pierre Ryckmans dans la Note 6 de l'Introduction : « La préface de l'édition critique du manuscrit Hua Pu (Shanghai 1962) constate : « Ce traité qui sans nul doute constitue une des oeuvres les plus éminentes de la littérature esthétique de notre pays est bien digne de notre étude attentive ; mais son texte est obscur et le lecteur peut difficilement en atteindre une compréhension approfondie ; et pour ce qui est de certains termes, leur interprétation varie d'un commentateur à l'autre. Les commentaires que nous donnons ici pourront sans doute aider considérablement le lecteur à pénétrer le sens de l'original, mais il n'en subsiste pas moins de nombreux endroits qui restent irréductibles à l'analyse. C'est pourquoi le lecteur devra s'armer de patience ; ce n'est qu'au bout d'une étude minutieuse et attentive qu'il finira par pouvoir en saisir intuitivement l'esprit essentiel. »
Le même avertissement est certainement nécessaire, a fortiori, pour le lecteur de cette traduction ; et si, au terme de son étude, bien des points lui restent encore obscurs, qu'il ne s'en étonne pas trop puisque Yu Jianhua, l'un des meilleurs spécialistes en la matière, confesse lui-même : « Dans la littérature esthétique de l'époque Qing, le traité de Shitao est considéré, de l'avis général, comme le texte le plus difficile (...) ; plusieurs endroits m'en sont encore inintelligibles et je me sens fort en peine de leur fournir un commentaire... »

Ainsi, même s'il n'est pas acquis d'appréhender dans sa totalité le discours de Shitao, la lecture des « Propos » offrira au lecteur un regard particulièrement nouveau sur la manière de contempler et de comprendre la peinture chinoise dans toutes ses implications esthétiques et philosophiques.




Peinture de Shitao