samedi 29 novembre 2008

"Deux frères"




"Les Thibault" Roger Martin du Gard. Roman. gallimard, 2003.


« Deux frères », c'est le titre auquel avait pensé Roger Martin du Gard pour nommer ce cycle romanesque en huit épisodes avant de l'intituler « Les Thibault ».
Cette vasque fresque, fruit de dix-sept ans d'écriture, qui nous mène des premières années du XXe siècle jusqu'à la fin de la première guerre mondiale, a valu à son auteur d'obtenir le Prix Nobel de Littérature en 1937.

Le premier épisode de cette série : « Le cahier gris », nous introduit au sein de cette famille de la grande bourgeoisie parisienne, famille séverement régentée par le pater familias, Oscar Thibault qui, veuf, dirige seul et d'une main de fer sa maisonnée. Le vieil homme a fort à faire car le plus jeune de ses deux fils, Jacques, vient de fuguer en compagnie de son ami Daniel de Fontanin. La cause de cette fuite a été motivée par la découverte à l'école d'un cahier gris que s'échangeaient les deux élèves, cahier dans lequel s'étale une correspondance compromettante, faite d'échanges passionnés entre les deux jeunes garçons.
Oscar Thibault est dans tous ses états. Non seulement ces écrits témoignent d'une relation qui, plus qu'amicale, incitent à penser à une relation homosexuelle, mais de plus font état des liens qui unissent Jacques au fils des Fontanin, des protestants !
Car Monsieur Thibault est un homme d'un catholicisme zélé et rigoureux, intolérant envers ceux qui se sont écartés de la vraie foi. Comment éviter le scandale pour cet homme richissime qui préside à de nombreuses ligues de vertu et est le fondateur d'une institution destinée à redresser les jeunes délinquants ?
La fugue de Jacques et de Daniel trouvera son terme à Marseille et c'est accompagné de son grand-frère Antoine, que le puîné des Thibault réintégrera le foyer familial.
Mais devant sa révolte et son comportement emporté, Monsieur Thibault, bien qu'aimant profondément son fils, n'aura d'autre solution que de le faire intégrer la Fondation qu'il a créée à Crouy, fondation qui n'est en fait qu'un pénitencier pour jeunes garçons récalcitrants.

Jacques, sous la pression de son frère Antoine qui mettra toutes ses forces pour convaincre son père de le faire libérer, en ressortira au bout d'un an. Pour tous, il semblera assagi, résigné à devenir comme son frère le digne héritier des valeurs bourgeoises incarnées par son père. Mais sous le masque, Jacques reste un rebelle à l'ordre établi et ne veut pas devenir un notable comme son père et comme Antoine qui termine ses études de médecine. Jacques rêve de grands espaces, d'amour, de sentiments entiers, de liberté et de littérature. Pour son ami Daniel de Fontanin, il n'éprouve plus qu'un vague intérêt, portant plutôt son attention sur la jeune soeur de celui-ci : Jenny.
Mais ses sentiments amoureux semblant n'être pas partagés par la jeune fille, Jacques va de nouveau fuir. Quelques années ont passé et il n'est plus l'enfant qui avait fugué jusqu'à Marseille. Sa famille va perdre toute trace de lui. On le croira en Angleterre alors qu'il s'est bâti une nouvelle vie en Suisse où il s'essaie à l'écriture avant d'adhérer à l'Internationale Socialiste, engagement dans lequel il mettra toute son énergie.

C'est ainsi que le lecteur va suivre, au cours des années les destins entrecroisés des Thibault et des Fontanin, dans cette France du début du XXe siècle jusqu'à leur conclusion tragique lors de la première guerre mondiale.

Oeuvre magistrale, portée par un souffle épique, « Les Thibault » est une suite romanesque fascinante, peuplée de personnages en prise avec les tourments de l'existence, une saga familiale dont le point d'orgue et le pivot central est sans nul doute « La mort du père » récit de l' agonie d'Oscar Thibault, agonie qui s'étend sur près de 200 pages, récit d' une puissance évocatrice incomparable qui mériterait à lui seul des pages et des pages de commentaires.
Mais, à bien y réfléchir, c'est tout le cycle des « Thibault » qui nécessiterait une analyse et des commentaires infinis tant la matière y est riche, tant les caractères de tous les protagonistes – et ils sont nombreux – y sont finement ciselés, dotés d'une extraordinaire densité et d'une profondeur incommensurable. Où trouver une telle richesse,en effet, si ce n'est dans Proust ou dans Joyce ?
Il y a tant à dire sur cette oeuvre que je ne m'étendrai pas plus longtemps dans ce commentaire car je m'aperçois qu'il y a ici matière à écrire indéfiniment.
Je ne peux que vous conseiller, en guise de conclusion, de lire ou de relire « Les Thibault » et de vous laisser emporter, comme je l'ai été, dans ce grand fleuve littéraire.



"Le Dîner" Félix Vallotton (1865-1925)

jeudi 20 novembre 2008

Un cabinet de curiosités




"Là où les tigres sont chez eux" Jean-Marie Blas de Roblès. Roman. Zulma, 2008.





Eléazard von Wogau est correspondant de presse au Brésil. Il s'est installé à Alcântara, dans la région du Nordeste, et vient de divorcer d'avec son épouse Elaine, paléontologue et universitaire brésilienne.

Dans cette ville, vestige de l'époque coloniale du XVIIIeme siècle et peu à peu reconquise par la jungle, Eléazard mène une vie retirée, en compagnie de son perroquet Heidegger et de Soledade, une jeune mulâtre qui s'occupe des tâches ménagères.
Eléazard vient de recevoir d'un éditeur un manuscrit inédit du XVIIeme siècle, retrouvé à la Bibliothèque nationale de Palerme. Il s'agit d'une biographie du père jésuite Athanase Kircher, rédigée par son disciple Caspar Schott. Eléazard a pour tâche de remettre en forme ce texte et de le commenter pour en faciliter l'accès aux futurs lecteurs.

Tous les chapitres du roman de Jean-Marie Blas de Roblès vont donc s'ouvrir sur un épisode de la vie d'Athanase Kircher relatée par Caspar Schott, de sa naissance en 1602, près de Fulda dans le landgraviat de Hesse, jusqu'à sa mort en 1680 à Rome. C'est ainsi qu'au fil des pages nous allons faire connaissance avec ce jésuite érudit et touche-à-tout qui consacra son existence entière à tenter de faire évoluer tous les domaines de la science, que ce soit dans le domaine des mathématiques mais aussi dans ceux de l'astronomie, de la géographie, de la médecine, de la musique, de la biologie, de l'optique, de la géologie, de l'archéologie, de l'ethnographie, de la linguistique, etc...
Devenu une véritable autorité en toutes ces matières, il est nommé en 1635 au Collège Romain, ce qui lui permettra d'ouvrir son propre musée, vaste cabinet de curiosités où s'entassent toutes sortes d'objets étranges et exotiques ramenés des quatre coins du monde par les membres de la Compagnie de Jésus.
Souvent comparé à Léonard de Vinci, cet esprit encyclopédique, surnommé « Le Maître des cent Savoirs » n'atteindra jamais, dans les siècles suivants, la renommée de son illustre prédécesseur. Nombre de ses théories s'avèrent en effet fausses ou inexactes : il prétendra ainsi avoir déchiffré le mystère des hiéroglyphes égyptiens et maîtriser la langue chinoise. En homme de Dieu, il ne saura expliquer les mystères de l'archéologie, de la linguistique, des croyances autres que chrétiennes, de la géologie et de la physique, qu'au travers du prisme de la Bible, voyant en toutes ces matières les manifestations de l'oeuvre de Dieu.

Mais laissons-là le révérend père Athanase Kircher et revenons au Brésil contemporain. Chaque chapitre, après s'être ouvert sur un épisode de la biographie de Kircher, se continue par un récit dans lesquels entrent en scène Eléazard von Wogau mais aussi son ex-femme Elaine, partie en expédition afin de rechercher des fossiles dans la jungle du Pantanal.
C'est aussi le récit des errances de leu fille Moéma, étudiante à Fortaleza, mais dont les occupations principales consistent à abuser de la cocaïne et à pratiquer le farniente avec son amie et amante Thaïs.
On fera aussi la connaissance du « colonel » José Moreira da Rocha, gouverneur de l'État du Maranhão qui s'apprête secrètement à monter une vaste opération politico-financière susceptible de lui assurer une fortune colossale au détriment des petits propriétaires de la région.
Des hautes sphères de la politique locale nous allons nous retrouver au sein de la favela de Pirambù où Nelson, un adolescent handicapé d'une quinzaine d'années mendie en ruminant des rêves de vengeance à l'encontre de Moreira da Rocha, patron de l'aciérie où son père a trouvé la mort.
Tout ceci sans compter les nombreux personnages plus ou moins secondaires qui apparaisent au cours de ces multiples récits : l'oncle Zé, camionneur au grand coeur, Herman Petersen, nostalgique du nazisme devenu patron d'un café-restaurant, Loredana Rizzuto, la mystérieuse italienne qui traîne derrière elle un lourd secret, la comtesse Carlotta, épouse du gouverneur da Rocha, alcoolique et désabusée...

Tous ces personnages vont nous entraîner dans un récit polyphonique qui sera successivement un roman historique, un drame psychologique, une histoire d'amours et de séparations, ainsi qu'un roman d'aventures au sein de la jungle impénétrable du Mato Grosso, évoquant « African Queen » de John Huston et « Au coeur des ténèbres » de Conrad.

« Là où les tigres sont chez eux » est un roman aux multiples facettes, un kaléidoscope qui nous mène de surprises en surprises au fil des pages. Cet ouvrage, baroque et foisonnant, érudit et passionnant de bout en bout, est à lui seul un univers à part entière dans lequel le lecteur se laisse égarer avec délices, un roman qui, plus que l'appellation de roman-fleuve, mérite d'être qualifié de roman-jungle tant chaque détour nous ouvre des perspectives inconnues et insoupçonnables.

Une belle réussite pour Jean-Marie Blas de Roblès qui a mis dix ans à composer cet extraordinaire roman qui, à l'instar des cabinets de curiosités chers à Athanase Kircher nous offre un récit qui pourrait s'apparenter à une sorte de « Manuscrit trouvé à Saragosse » du XXIeme siècle.

« Là où les tigres sont chez eux » a reçu le Prix Médicis 2008. Un succès amplement mérité.


Le Musée d'Athanase Kircher

dimanche 16 novembre 2008

Mors Omnia Vincit




"La Porte des Enfers" Laurent Gaudé. Roman. Actes Sud, 2008.





Un matin de l'été 1980, à Naples, Matteo De Nittis, chauffeur de taxi, conduit son fils Pippo à l'école. Exaspéré par les embouteillages, il a garé sa voiture et a décidé de finir le trajet à pied. Alors qu'ils arrivent tous deux à proximité de l'établissement scolaire, des coups de feu éclatent et voilà le père et son fils au milieu d'une fusillade. C'est en effet à ce même endroit et au même moment que deux clans de la Camorra ont décidé d'en découdre. Matteo se jette à terre en serrant son fils afin de le protéger. Quand tout s'arrête, Matteo se redresse, indemne. Mais Pippo, lui, ne se relèvera plus jamais : touché par une balle perdue, l'enfant a été tué sur le coup.
Commence alors, pour Matteo et sa femme Giuliana, un long cauchemar. Leur fils de six ans est mort et, c'est bien compréhensible, ils ne peuvent admettre cette disparition, cet absurde, injuste et douloureux coup du sort.
Matteo erre toutes les nuits sans but au volant de son taxi dans les rues de Naples, ne s'arrêtant même plus pour prendre des clients.
Quant à Giuliana, elle n'est plus que l'ombre d'elle-même et à l'abattement succèdent peu à peu la haine et le désir de vengeance.
Cette vengeance, elle pense l'accomplir en la personne de Matteo qui va découvrirpar l'entremise d'une lettre anonyme, la photo, l'adresse et l'identité de l'homme responsable de la mort de leur enfant : il s'agit d'un petit cacique de la pègre napolitaine dénommé Toto Cullaccio.
Giuliana exhorte alors son mari et le presse d'accomplir sa vengeance. Matteo ressort d'une armoire un vieux pistolet et s'apprête à faire justice. Il tuera Cullaccio et quand il rentrera chez lui, Giuliana lavera sa chemise rougie du sang de l'assassin de leur enfant.
Mais Matteo De Nittis n'est pas un héros de cinema et, au moment où il tiendra en joue Cullaccio, il renoncera à faire couler le sang.
Rentré chez lui, Giuliana ne lui pardonnera pas sa faiblesse et décidera d'abandonner son mari.
Pour Matteo, le cauchemar va continuer, lancinant, aggravé par le départ de Giuliana. Le soir même, alors qu'il a repris ses errances dans la nuit napolitaine, une étrange cliente va s'imposer dans son taxi. Grâce à elle, il va faire la rencontre, dans un café, de quelques singuliers personnages : un professeur à la sulfureuse réputation, un vieux curé en révolte contre les autorités du Vatican, le patron de ce fameux café ainsi que sa cliente qui est en fait un travesti prostitué.
Alors que Giuliana sombre peu à peu dans la folie, Matteo va apprendre de la bouche même du vieux professeur qu'il existe peut-être une solution pour ramener son fils à la vie et le rendre à sa mère. Il ne s'agit ni plus ni moins que de se rendre aux Enfers. D'après le professeur, les Enfers ne sont pas un mythe, ils existent réellement et il suffit, pour s'y rendre, d'emprunter une des portes qui subsistent encore dans de discrets endroits.
S'il n'a pas pu mener à bien sa vengeance, Matteo est prêt à tout tenter pour ramener son fils d'entre les morts. Suivant les directives du professeur, il va trouver une des entrées du monde souterrain et, accompagné du vieux prêtre, il va s'enfoncer dans les entrailles de la terre en direction du monde des morts...
Avec ce roman, Laurent Gaudé revisite le mythe d'Orphée et nous offre un conte qui commence comme un polar pour se muer peu à peu en un récit qui donne la part belle au fantastique. On pense aussi à la « Divine Comédie » dans ce périple au royaume des morts où Matteo est accompagné et guidé par le vieux curé Mazerotti qui joue le rôle de Virgile, le poète qui sert de guide à Dante Alighieri dans sa visite des Enfers.
L'Enfer, d'ailleurs, tel qu'il est décrit par Gaudé, diffère peu de la vision de Dante et de toute la tradition qui veut que le pays des morts soit un séjour de souffrance, peuplé d'ombres tourmentées qui évoluent dans un décor cauchemardesque.
On pourra reprocher à l'auteur cette vision naïve et conventionnelle du monde d'en-bas, directement héritée de l'iconographie chrétienne. Les personnages qui apparaissent dans ce roman sembleront aussi assez stéréotypés : la prostituée au grand coeur, le vieux curé rebelle... mais Gaudé, et c'est ce qui fait le charme de ses romans, aime à jouer avec les clichés et restituer des images et des ambiances chargées de sens, quasi-cinématographiques, afin de mieux planter le décor et d'emmener le lecteur dans un récit dont il pourra facilement imaginer le contexte et les acteurs.
On pourra aussi lui reprocher dans cet ouvrage une certaine tendance au pathos en l'image de ce couple déchiré par la disparition brutale de leur enfant, mais cette critique n'est peut-être envisageable que par des personnes qui n'ont encore jamais eu à faire face au décès subit d'un être aimé.
« La porte des Enfers » ne sera sûrement pas l'un de mes romans préférés de Laurent Gaudé mais j'ai quand même éprouvé un grand plaisir à lire ce récit qui, à la manière d'un conte nous fait basculer du quotidien le plus banal vers la fantaisie d' un monde onirique riche en symboles. Quant à la charge émotive de ce roman, elle est indéniable (quoiqu'un peu pesante à la longue) et nous ramène, comme tout grand roman, à une grande interrogation que s'est posée et que se posera encore longtemps l'humanité : à savoir l'inéluctabilité de la mort, le chagrin consécutif à la disparition d'êtres chers et les fantasmes qui ressurgissent de manière obsessionnelle lorsque l'on se voit confronté à ce drame : voir nos disparus revenir à la vie.





"L'île des morts" Peinture d'Arnold Böcklin

mercredi 12 novembre 2008

Le prix de la chair




"Une éducation libertine" Jean-Baptiste del Amo. Roman. Gallimard, 2008.




« Paris, nombril crasseux et puant de France. Le soleil, suspendu au ciel comme un oeil de cyclope, jetait sur la ville une chaleur incorruptible, une sécheresse suffocante. Cette fièvre fondait sur Paris, cire épaisse, brûlante, transformait les taudis des soupentes en enfers, coulait dans l'étroitesse des ruelles, saturait de son suc chaque veine et chaque artère, asséchait les fontaines, stagnait dans l'air tremblotant des cours nauséabondes, la désertion des places.
Dans cette géhenne, la chaleur de l'été collait aux visages comme un masque, drapait les corps de feu, tuait les bêtes qui tentaient de survivre en quelque coin d'ombre, suffoquait les femmes uax poitrines poisseuses. Les glandes sudorales déversaient par flots leurs humeurs. Jaillies d'aisselles velues, elles s'écoumaient des fesses aux flancs puis sur les jambes. Fondue comme du beurre sur les fronts, la sueur piquait aux yeux, répandait son sel aux bouches haletantes. La crasse s'écoulait comme un sédiment, marquait les plis aux articulations de traces noires. On s'éventait avec un rien, un vieux chiffon, une gazette, une main. On soulevait, ce faisant, le remugle aigrelet des corps transpirants. La puanteur de l'un se mêlait à la puanteur de l'autre quand déjà les corps ne se frottaient pas, mélangeant leurs sueurs respectives. Cette pestilence gonflait les haillons, les vêtements de peu couvrant un reste de pudeur, montait paresseusement dans l'air stagnant, fleurissait, envahissait la ville entière.
Cette odeur d'homme flottait et rendait l'horizon incertain, c'était l'odeur même de Paris, son parfum estival. Paris suait, ses aisselles abondaient, coulaient dans les rues, dans la Seine. Paris, hébétée par cette incandescence, offrait ses chairs grasses à la liquéfaction. Dans l'imbroglio de ses entrailles, la foule haletait, avalait par goulées l'air corrompu, se traînait sans conviction le long des avenues, s'adossait contre la pierre tiède des ruelles, s'engouffrait dans l'orifice des culs-de-sac. Les étals eux-mêmes étaient ébahis de chaleur : les fruits flétris, les viandes et les poissons verdâtres, les légumes rabougris. Sur les amoncellements épars, le bruissement des mouches ignorait le geste las d'une marchande qui claquait un chiffon avant d'éponger son front, puis soulevait ses jupes pour aérer son entrecuisse moite. Une main se glissait dans la superposition des tissus pour gratter l'irritation de la peau. Elle ressortait brillante, musquée, se levait sans conviction pour interpeller un passant, tâtait les fruits, s'essuyait en remuant un sac de blé, déplaçait l'air chaud d'un geste de mépris quand l'autre continuait son chemin sans même un regard. »



Vue perspective des quais de la Seine prise du pont royal à Paris
Pierre-Antoine Demachy (1723-1807)

C'est dans cette ville grouillante et nauséabonde – le Paris des années 1760 – qu'arrive de Quimper le jeune Gaspard. Il a quitté sa province natale afin d'échapper au destin qui lui était tout tracé : passer son existence le corps penché sur la terre boueuse et ingrate, entre la porcherie et la ferme familiale, entre un père sombre et brutal et une mère impotente. Gaspard a fui ce monde étriqué pour devenir « quelqu'un », tirer un trait sur la misère, la boue, les porcs, les murs noirs de suie de la ferme familiale. Il rêve de Versailles, de la Cour. Il veut tutoyer la noblesse, s'étourdir et se griser des parfums subtils de la richesse et de la notoriété.
Mais comment lui – pauvre fils de paysan sans le sou – pourra-t-il trouver le moyen d'échapper à sa condition dans cette capitale où la crasse et la misère s'étalent sans retenue ? Comment s'extirper de cette fange qui le happe dès son arrivée et où il devra, pour gagner de quoi vivre, passer ses journées plongé dans l'eau putride de la Seine et débarder des trains de bois flotté. Comment pourrait-il donner vie à ses rêves ambitieux alors que chaque jour est une course contre le froid, la faim, les maladies, la mort peut-être ? Mais le hasard va croiser son chemin en la personne de Billod, un perruquier de la rue de la parcheminerie qui va l'engager comme commis. Et c'est dans l'atelier de celui-ci qu'il va plus tard faire la connaissance d'un singulier client : le comte Étienne de V.
L'aristocrate va remarquer Gaspard et une étrange relation va se nouer entre ces deux hommes qu'à priori tout sépare. Le jeune homme ne pourra résister à la fascination qu'exerce sur lui Étienne de V. tout ceci malgré les mises en garde de Billod :

« C'est un homme sans vertu, sans conscience. Un libertin, un impie. Il se moque de tout, n'a que faire des conventions, rit de la morale. Ses moeurs sont, dit-on, tout à fait inconvenantes, ses habitudes frivoles, ses inclinations pour les plaisirs n'ont pas de limites. Il convoite les deux sexes. C'est un épicurien dépravé, un coquin licencieux. On ne compte plus les mariages détruits par sa faute, pour le simple jeu de la séduction, l'excitation de la victoire. Il est impudique et grivois, vagabond et paillard. Sa réputation le précède. Les mères mettent en garde leurs filles, de peur qu'il ne les dévoie. Ce libre-penseur philosophe sur sa décadence et distille sa pensée sybarite, corrompt les âmes. On dit aussi qu'il est un truand, un meurtrier, un empoisonneur bien que jamais on ne l'ait pu accuser. Il est arrivé, on le soupçonne, que des dames se tuent pour lui. Après les avoir menées aux extases de l'amour, il les méprise soudain car seule la volupté l'attise. On chuchote qu'il aurait perverti des religieuses et précipité bien d'autres dames dans les ordres. C'est un noceur, un polisson. Il détournerait les hommes de leurs épouses, même ceux qui jurent de n'être pas sensibles à ces plaisirs-là. Oh, je vous le dis, il faut s'en méfier comme du vice. »


Mais Gaspard n'a que faire des avertissements de Billod et le voilà prêt à suivre le comte de V. dans toutes ses turpitudes. Cet homme n'a t-il pas accès à la Cour ? Par son entremise, Gaspard espère sortir de son ingrate condition. Étienne de V. va devenir son Pygmalion et lui ouvrir des portes jusqu'ici inaccessibles en l'introduisant auprès de la noblesse. Mais le prix à payer pour tout ceci s'avérera bien douloureux quand le moment sera venu...



Souper chez le prince de Conti, 1766. Peinture de Michel-Barthélémy Ollivier

« Une éducation libertine », premier et prometteur roman de Jean-Baptiste del Amo, nous entraîne dans le Paris de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, un décor dantesque, grouillant de vermine et de crasse qui n'est pas sans rappeler les premières pages du « Parfum » de Patrick Süskind et « Les nuits de Paris » de Restif de la Bretonne.


L'auteur nous prend par la main et nous invite à renifler la puanteur des bouges, des tavernes et des corps. Il nous fait toucher du doigt la crasse immémoriale accumulée sur les murs de cette capitale. Il nous offre en pâture la vision de corps en décomposition, de personnages dont la peau couverte d'ulcères gonfle et éclate en jaillissements de pus. Tout ici pue les excréments, l'urine, la viande pourrie, et les corps mal lavés dans l'eau douteuse de la Seine. Le « Siècle des Lumières » cher aux historiens n'est plus ici qu'une parenthèse et nous livre une vision nauséeuse et répugnante , cauchemardesque, de la capitale du Royaume de France.
Des ruelles sordides et des bordels faméliques jusqu'aux soupers fins de l'aristocratie, Jean-baptiste del Amo décrit avec minutie cette tour de Babel où s'entassent et se côtoient représentants de la noblesse et victimes de la misère la plus noire.
C'est avec Gaspard, personnage aux accents Faustiens, ainsi qu'avec le comte Étienne de V. avatar du Valmont de Laclos, que nous découvrons peu à peu cette ville aux remugles écoeurants, ses moeurs et ses vices. Les descriptions sordides se succèdent ici afin de nous immerger dans cet univers de noirceur qu'a voulu recréer Jean-Baptiste del Amo et le style de l'auteur, même s'il nous met souvent au bord de la nausée, nous emporte comme un fleuve dans ce roman d'initiation traversé d'horreurs et de perversions.


Que dire de cet ouvrage, si ce n'est qu'au delà de toutes ces descriptions morbides et répugnantes, on ne peut plus lâcher ce roman tant le style y est éclatant et la narration captivante ? Une fois ouvert ce livre, impossible de se détacher de Gaspard et de ne pas suivre son parcours au sein de cette grouillante fourmilière parisienne dans le but de s'arracher à ce magma d'immondices qui l'étouffe.
On pense au départ avoir affaire à un proto-Rastignac en la personne de celui-ci pour finalement découvrir qu'il s'apparente plutôt à Faust.
Mais je ne voudrais pas trop en dire afin de ne pas dévoiler trop de détails à celles et ceux qui n'ont pas encore lu ce formidable roman. J'espère, en tout cas, qu'ils prendront autant de plaisir que j'en ai eu à la lecture de cet ouvrage.


Entretien avec Jean-Baptiste Del Amo : ICI


Mille mercis à Malorie qui m'a prêté ce livre dans le cadre du cerclage du forum "Parfum de livres"


"Ecorché" Juan de Valverde, 1556

mardi 11 novembre 2008

11 Novembre

En hommage aux victimes de la Grande Guerre, un court-métrage de Julien Delmas : "Reste en vie"



mercredi 5 novembre 2008

Rions un peu...avec Christine Lagarde !


Notre ministre de l'Economie, de l'Industrie et de l'Emploi nous avait déjà bien fait rire en 2007 avec sa déclaration "« Nous possédons dans nos bibliothèques de quoi discuter pour les siècles à venir. La France est un pays qui pense. J’aimerai vous dire : assez pensé, maintenant retroussons nos manches ! »


Puis elle nous a fait nous bidonner quand elle nous a donné ce conseil, devant la flambée des prix du pétrole : "L'essence est trop chère ? Roulez à vélo !"


On a ensuite pensé qu'elle avait atteint des sommets en prédisant pour 2008 une croissance de 2%, prophétie qui la plaçait définitivement au même niveau de clairvoyance qu'Elizabeth Tessier (qui avait prévu, rappelons-le, une invasion extra-terrestre en 2001).


Mais c'est aujourd'hui, jour historique qui voit les Etats-Unis élire en Barack Obama le premier président américain d'origine afro-américaine que notre chère Christine Lagarde s'est surpassée en déclarant que : " L'arrivée au pouvoir d'un représentant d'une minorité s'était déjà "un peu produite en France" avec l'élection de Nicolas Sarkozy."

Le président de la République aujourd'hui, à plusieurs reprises, a indiqué qu'il était lui-même le représentant d'une minorité", a-t-elle expliqué.
Nicolas Sarkozy possède des origines hongroises par son père et s'est par le passé présenté comme un président "à moitié magyar". (Source : AFP)


Tordant, non ?


Heureusement, j'ai été rassuré par sa dernière phrase évoquant les origines magyares de notre "Phare de la Pensée" car j'ai cru un instant que la minorité dont elle parlait était celle de ces sangsues UMPistes MEDEFisées qui s'engraissent de manière éhontée sur notre dos.
Comme quoi j'ai vraiment l'esprit mal placé !


mardi 4 novembre 2008

La guerre de Troie n'aura pas lieu.






"Ilium - Olympos" Dan Simmons. Roman. Robert Laffont 2004 & 2006.

Traduit de l'américain par Jean-Michel Brèque.



Dan Simmons est un de ces auteurs de S.F. que j'ai connu sur le tard avec le cycle « Hypérion-Endimyon » puis peu de temps après avec « L'échiquier du Mal ». J'avais été emballé par ces romans extrêmement bien construits, riches en rebondissements et servis par un imaginaire foisonnant propice à une immersion totale dans l'univers présenté par l'auteur.
Aussi, quand s'est trouvé à ma disposition le diptyque « Ilium-Olympos », c'est sans hésitation que je me suis lancé dans la lecture de ce qui se présentait à mes yeux comme un nouvel évenement dans la littérature S.F.

L'attribution du Prix Locus 2004 à « Ilium », premier opus de cette dilogie, ne pouvait que m'encourager à me lancer dans cette oeuvre imposante qui frise les 2000 pages.


J'ai donc commencé « Ilium » avec enthousiasme, me régalant d'avance à l'idée de me plonger pendant de longues heures dans un univers étrange et futuriste, allant de surprises en émerveillements au fil des pages, à la rencontre de personnages hors du commun plongés dans des aventures palpitantes.
J'ai en tout premier lieu fait la connaissance de Thomas Hockenberry, universitaire professeur de littérature antique et spécialiste de l'oeuvre d'Homère. Thomas Hockenberry est décédé d'un cancer au XXe siècle mais il a été ressuscité par les dieux de l'Olympe qui ont récupéré son ADN. Ils ont fait de lui un des nombreux scholiastes, des érudits de toutes époques, dont la mission consiste à se téléporter quantiquement à l'époque de la guerre de Troie afin d'observer et de rendre compte des évenements aux divinités qui, mis à part Zeus, ne savent rien de l'issue de ce conflit dans lequel ils interviennent de temps à autre, suivant leurs affinités envers l'un ou l'autre camp.


Puis je me suis retrouvé sur Terre, dans un très lointain futur, à une époque où les humains « à l'ancienne » ne sont plus que quelques milliers, leur population étant régulée avec soin par les posthumains qui veillent sur eux depuis les anneaux e et p situés en orbite.

Les humains « à l'ancienne » vivent dans l' insouciance, se téléportant d'un point à l'autre de la planète afin de se réunir à l'occasion de fêtes grandioses. Ils ne savent plus lire ni écrire et ignorent totalement le fonctionnement des technologies qu'ils utilisent. Leur style de vie, léger et futile est assuré en sous-main par les voynix, des créatures caparaçonnées, sortes d'insectes géants, ainsi que par des serviteurs, machines robotiques qui répondent à tous leurs désirs. Une société qui n'est pas sans rappeler celle des « Elois » et des « Morlocks » de « La machine à remonter le temps » de H.G. Wells.


Puis enfin j'ai fait la connaissance de Mahnmut d'Europe et d'Orphu d'Io, deux moravecs, créatures biomécaniques originaires des satellites de Jupiter, envoyés en mission sur Mars par le Consortium des Cinq Lunes afin d'éclaircir une mystérieuse activité sur la surface de la planète rouge.

En effet, le Consortium a relevé une activité quantique démesurée et inexplicable sur Mars. Des sondes ont rapporté des images prouvant que la surface de la planète a été terraformée en un temps record et que des alignements de statues de pierre s'étendent sur des milliers de kilomètres. Ces têtes de pierre seraient érigées dans un but mystérieux par de petits humanoïdes de couleur verte.

Qui est à l'origine de ces bouleversements ? Les post-humains dont on n'a plus de nouvelles depuis très longtemps ?
Une expédition est montée dont feront partie Mahnmut et Orphu d'Io, créatures inséparables qui ne cessent de se chamailler sur les qualités respectives de leurs auteurs préférés : William Shakespeare pour Mahnmut, et Marcel Proust pour Orphu d'Io.


Mais les choses vont se gâter : l'expédition moravec va être attaquée dès son arrivée sur l'orbite martienne. Sur Terre, les humains « à l'ancienne » vont être confrontés à une terrible menace qui va les obliger à redécouvrir certains réflexes qui ont aidé leur espèce à survivre de par le passé. Quant au scholiaste Thomas Hockenberry, il va être appelé par la déesse Aphrodite à accomplir un acte inimaginable, acte qui sera la cause de conséquences incalculables sur le déroulement de la guerre de Troie et qui verra les héros ennemis Achille et Hector s'unir pour défier les dieux de l'Olympe.


C'est ainsi que va se jouer, sur trois tableaux, le récit de Dan Simmons, un récit plein de références culturelles et historiques où l'on verra apparaître les protagonistes de l'Iliade, troyens et achéens, mais aussi ceux de « La Tempête » de Shakespeare : Prospero, Caliban, Ariel et Sycorax. Nombreuses références donc, et formidable travail d'érudition de la part de l'auteur qui parsème ses dialogues de citations de Yeats, Browning, Sénèque, Hésiode, Proust, Blake, Shelley, Ovide, etc...
Mais là où le bât blesse, c'est au niveau du récit lui-même, le déroulement en est interminable, à la limite du remplissage afin d' accumuler au final un nombre impressionnant de pages. Les descriptions des technologies utilisées sont proprement indigestes, les dialogues des héros et des dieux de l'Antiquité, quand ils ne copient pas le style d'Homère tombent dans une familiarité tendance vulgaire qui peut faire sourire au début ( ça rappelle parfois la série « Kaamelott ») mais qui finit par lasser.

Les nombreuses redondances, le côté péplum carton-pâte des dieux de l'Olympe, les digressions sans intérêt qui ralentissent une action qui a bien du mal à décoller (et qui à mon avis ne décolle jamais), les coups de théâtre téléphonés ou carrément invraisemblables ont fini par faire de cette lecture un pensum et si je me suis dépêché de l'achever, ce n'est pas par gourmandise mais par lassitude, bien qu'espérant quand même qu'avant la fin l'auteur réserverait un dénouement qui serait capable de faire passer ces centaines de pages lues sans passion. Il n'en fut rien. J'ai refermé ce livre avec un amer sentiment de déception, un arrière-goût d'à-peu-près et le sentiment d'avoir perdu mon temps.

Je n'en garderai finalement que le bon souvenir de Mahnmut et Orphu d'Io, qui sont les personnages les plus réussis et les plus attachants de ce roman.
Et puisqu'il est souvent question de Shakespeare, je concluerai en reprenant le titre de l'une de ses pièces : « Beaucoup de bruit pour rien »!


Le volcan "Olympus Mons" domine la surface martienne du haut de ses 27 kms d'altitude