mercredi 28 juillet 2010

Le 8ème Prix des Lecteurs du Télégramme # 10

"Démon" Thierry Hesse. Roman. Editions de l'Olivier, 2009.

Pour cette huitième édition, le Prix des Lecteurs du télégramme a été attribué, on le sait, à David Foenkinos pour son roman : « La délicatesse », choix que je ne conteste pas mais que j’aurais préféré voir attribué à « Démon » de Thierry Hesse, un ouvrage qui m’est apparu comme l’œuvre la plus puissante et la plus audacieuse qui nous ait été présentée lors de cette sélection 2010.


Voici en effet un roman au souffle épique qui va retracer en un effrayant ballet la grande et la petite Histoire, des purges staliniennes des années 1930 aux massacres contemporains de Grozny en passant par les attentats du 11 septembre 2001. On y croisera plus de 200 personnages, réels ou fictifs, qui jouèrent, ou jouent encore, à plus ou moins grande échelle, un rôle dans le destin de ce XXème siècle particulièrement brutal, et de ce début du XXIème qui ne s’annonce guère meilleur.

Le personnage central et narrateur de ce récit s’appelle Pierre Rotko, reporter pour un grand journal parisien, hospitalisé après avoir reçu une balle dans la jambe à Grozny.
Cette immobilisation forcée va être l’occasion pour Pierre Rotko de retracer les évenements qui l’ont poussé à se rendre en Tchétchénie et d’y croiser la trajectoire d’une balle tirée par un sniper.

Tout a commencé après la mort de sa mère lorsque son père, Lev Rotko, avocat parisien, après de longues années de silence, a commencé à évoquer son passé et à raconter à Pierre les circonstances qui l’ont amené à arriver clandestinement à paris en 1953. C’est ainsi que Pierre Rotko va découvrir ses origines en prenant connaissance du destin de ses grands-parents paternels, Franz et Elena, juifs de Stavropol, dans le nord du Caucase, qui dès les premières années de leur mariage, dans les années 1930, vont être stigmatisés par le pouvoir stalinien du fait de leur judéité, persécutions qui atteindront leur summum lorsque le IIIème Reich envahira la Russie et mettra à exécution, ici comme ailleurs, son plan d’élimination à échelle industrielle des juifs.

Avant de disparaître à tout jamais dans l’horreur des camps de la mort, Franz et Elena ont pu mettre à l’abri chez des amis leur fils unique, Lev, qui survivra à la barbarie nazie pour mieux endurer par la suite la barbarie stalinienne qui, après comme avant la 2ème guerre mondiale ne cessa de persécuter ses minorités : juifs, ingouches, tatars, etc… en organisant pogroms et déportations à grande échelle. C’est quand s’éteindra le « petit père des peuples » que Lev Rotko, profitant d’un heureux concours de circonstances et de l’hébétude créée par la mort du dictateur communiste, passera à l’ouest pour se retrouver à paris et embrasser une carrière d’avocat.

De ces années qui ont vu la disparition de ses parents dans l’enfer de la déportation jusqu’à sa fuite vers l’ouest, Lev Rotko s’avérera peu disert jusqu’à la mort de sa femme où il entamera alors le récit de ses origines qu’il confiera à son fils avant de se suicider.

Profondément marqué par cette histoire familiale et soucieux d’en savoir plus, Pierre Rotko, qui en sa qualité de reporter a écumé nombre de pays en guerre, notamment en Afrique, va tenter d’en savoir plus sur ses grands-parents, Franz et Elena, se demandant comment ils ont pu s’aimer, se marier, avoir un enfant et vivre dignement au milieu de toutes les atrocités de leur époque jusqu’au moment où la dernière étincelle d’espoir s’éteignit à tout jamais.

Où trouver, en ce début du XXIème siècle, un lieu qui soit en quelque sorte comparable au Stavropol de ces années 1930-1940, un lieu où la peur est omniprésente et où chaque geste de la vie quotidienne est marqué du sceau de la terreur et de la mort violente ? La tchétchénie.

C’est en effet à Grozny que va se rendre Pierre Rotko car pour lui les tchétchènes vivent le même destin que les Juifs d’Europe pendant la première moitié du XXème siècle, persécutés dans l’indifférence générale :

« Bien entendu, depuis 1942, il y avait eu sur la planète d’autres victimes. De par mon métier, j’en avais été plusieurs fois le témoin. Cependant, était-ce parce que Grozny est à côté de Stavropol, parce que la force des uns et la faiblesse des autres, comme dans l’histoire des Juifs, sont tellement inégales là-bas, je ne doutais plus que les Tchétchènes fussent les Juifs d’aujourd’hui, même si, en l’écrivant, en y pensant seulement, je devinais combien cette opinion me serait reprochée ».

C’est donc à une véritable immersion dans l’Histoire du XXème siècle, ainsi que les conséquences de cette Histoire sur notre présent et notre avenir, qui nous sont contées ici. Mêlant habilement faits réels et fictionnels, Thierry Hesse nous livre une multitude de clés susceptibles de nous faire mieux appréhender l’actualité des conflits qui ravagent aujourd’hui encore notre monde contemporain.

On découvrira aussi et surtout dans cette œuvre une fresque monumentale et épique, une tragédie humaine que n’auraient pas renié Tolstoï et Vassili Grossmann.



Grozny-Tchétchénie. Photo : Laurent Van der Stockt / Gamma

mardi 20 juillet 2010

Le 8ème Prix des Lecteurs du Télégramme # 9

"La peine du menuisier" Marie Le Gall. Roman.
 Editions Phébus, 2009.

On pourrait penser, au vu du titre et de la couverture, que nous avons là un exemplaire de plus de ces innombrables romans du terroir dont certains auteurs et certaines maisons d’édition ont fait depuis longtemps leur fonds de commerce; un de ces romans empreints de nostalgie qui nous rappellent que c’était mieux avant, quand nos grands-parents et arrière grands-parents s’échinaient une vie durant à faire pousser trois poireaux et à engraisser deux cochons avant de mourir pendus à la poutre maîtresse de l’étable ou dans les tranchées de Verdun ou d’ailleurs .


Mais les éditions Phébus, bien heureusement ne publient pas ce genre de romans qui, certes, de Georges Sand à Giono et Ramuz, pour en citer quelques-uns, avaient acquis leurs lettres de noblesse mais qui, aujourd’hui,sous la plume d‘écrivains soucieux d‘exploiter ce filon, sont tombés dans l’ornière de la facilité et du cliché campagnard.

« La peine du menuisier » n’appartient donc pas à ce genre littéraire des romans du terroir pour la simple et bonne raison qu’il est d’abord une autobiographie. Le contexte de ce roman se situe dans le Finistère, dans les années 50 et 60 mais le lecteur qui pensera trouver ici un témoignage de la vie d’antan en Bretagne devra plutôt se tourner vers « Le cheval d’orgueil » de Pierre-Jakez Helias. Celui ou celle qui s’attend à trouver ici des détails « folkloriques » sera grandement déçu car, mis à part le contexte géographique et l’emploi de mots et expressions bretonnes, l’histoire narrée par Marie Le Gall pourrait se dérouler n’importe où.

Certains objecteront que, pourtant, le caractère taiseux du menuisier, l’omniprésence de la mort dans la vie quotidienne donnent à ce récit une consonnance tout à fait bretonne. A quoi je répondrais (moi qui vis en Bretagne mais n’ai pas une seule goutte de sang breton), que les taiseux et les morts ne sont pas une spécialité locale et que l’on trouve aussi bien les uns et les autres en Eure-et- Loir (d‘où je suis originaire), en Auvergne, en Normandie ou en Corse.
Évacuons donc le cliché du breton taiseux (l’expérience m’a montré que nombre d’entre eux, contrairement à l’idée que l’on s’en fait ailleurs, sont de vraies pipelettes) et obsédé par la mort. Qui n’a pas connu, en effet, (je parle pour les personnes aujourd’hui âgées de trente ans et plus car depuis quelques années on a honte de ses morts et on les cache) ces repas de famille où l’on en vient à évoquer les disparus, ces photos représentant des personnes que l’on n’a jamais connues : cousins, aïeux, oncles et tantes, en costumes ou uniformes désuets, cheveux brillantinés et moustaches en guidon de vélo, dont le regard fixant l’objectif semblent nous contempler depuis l’autre-monde? Qui n’a pas connu ces sorties au cimetière, à la Toussaint pour les chrysanthèmes, au printemps pour gratter la mousse sur les pierres tombales et apporter un bouquet de fleurs fraîches ?

Les morts, il y a quelques décennies, étaient donc partout et faisaient partie de notre vie quotidienne. Comme dans le roman de Marie Le Gall, on voyait leurs photos accrochées aux murs et ils étaient les témoins de nos moindres actes; leurs regards, figés pour l’éternité comme ces portraits funéraires exhumés du Fayoum, accompagnaient nos existences et étaient les témoins de nos joies et de nos peines.

Si je parle tant des morts dans ce qui précède, ce n’est pas par un accès soudain de morbidité mais parce qu’il en est énormément question dans « La peine du menuisier » et que l’omniprésence des défunts est la caractéristique principale de ce récit, ce qui donne lieu, malgré une très belle écriture, à de très nombreuses redondances et à un propos qui m’a semblé parfois tourner en rond en remuant trop souvent les mêmes impressions autour de cette fillette qui, vivant en compagnie d’un père peu loquace et d’une mère accaparée par les soins qu’elle doit prodiguer à sa première fille atteinte de folie, trouve refuge auprès des disparus. On découvrira peu à peu que derrière tous les silences, tous les non-dits du menuisier, se cache quelque chose, un secret bien enfoui, une tache noire qui ne veut pas s’effacer et qui pèse sur les relations qu’entretiennent entre eux les membres de cette famille.

C’est avec beaucoup de talent que Marie Le Gall nous restitue l’atmosphère oppressante qui règne au sein de ce cocon familial mais j’ai trouvé dommage que le récit souffre, comme je l’ai dit plus haut, de trop nombreuses redites concernant la relation qu’entretient la fillette avec les défunts qui l’entourent, avant d’arriver enfin à l’explication qui nous permettra de comprendre le mystère qui pèse comme une chape de plomb sur cette famille.

« La peine du menuisier » est le premier roman de Marie Le Gall, un récit à l’écriture talentueuse mais dont la lecture peut s’avérer éprouvante tant le propos tenu nous plonge dans une atmosphère de noirceur et de silence funèbre. On en ressort avec l’impression nauséeuse d’avoir séjourné trop longtemps dans une pièce envahie de l’odeur douceâtre de chrysanthèmes fanés et de vieilles photos jaunies. Cette impression, si peu agréable soit-elle, est toutefois le signe que seuls de grands auteurs sont à même de nous faire ressentir les ambiances particulières qu’ils ont voulu donner à partager à leurs lecteurs.







William Bouguereau : "Le jour des morts" 1859 (détail)




jeudi 15 juillet 2010

Le 8ème Prix des Lecteurs du Télégramme # 8

"Le cirque chaviré" Milena Magnani. Roman.
 Editions Liana Levi, 2009.
 Traduit de l'italien par Jean-Luc Defromont.

Branko Hrabal vient d’être assassiné de sept coups de couteaux. Son âme est déjà en partance vers d’autres horizons; mais avant cela, puisque, paraît-il, à l’heure de la mort, les souvenirs de toute une vie défilent devant les yeux du défunt, Branko Hrabal va revivre les évènements de son existence jusqu’à cet instant fatidique qui le verra couché dans la boue, gisant dans son sang.


C’est ainsi que, tandis que l’on s’affaire autour de lui, que policiers, ambulanciers et curieux se pressent autour de son cadavre, que Branko Hrabal va se remémorer les premières heures de son arrivée dans ce camp de tsiganes installé près d’une bretelle d’autoroute, quelque part en périphérie d’une grande ville d’Italie du Nord.

C’est avec méfiance et une certaine hostilité que le chef de la communauté verra arriver dans le campement cet homme au volant de son camion chargé de cartons dont le contenu semble pour le moins mystérieux. Car ce que transporte Branko, ce sont les restes du cirque créé dans les années 1930 par son grand-père Nap Apó et son ami Sandor : le Kék Cirkusz.

Contraint de dissimuler les vestiges du cirque dans les entrailles d’une usine abandonnée, Branko ne trouvera une oreille attentive qu’auprès des enfants du campement à qui il racontera les tribulations du Kék Cirkusz dans l’Europe centrale de l’entre-deux guerres, jusqu’à sa dramatique disparition lorsque, suite à une trahison, les membres du cirque, comme tant de tsiganes à cette époque, seront déportés à Birkenau où Nap Apó et les siens périront.

Un seul d’entre eux survivra, le fils de Nap Apó, qui, suite à cette tragédie, coupera tous les liens qui le rattachent à la communauté tsigane.

Ce ne sera que bien plus tard que le fils de celui-ci: Branko, découvrira quelles sont ses racines et partira en quête de ce qu’il reste du Kék Cirkusz et renouera avec la vie de ses ancêtres, une existence faite d’itinérances jusqu’à son ultime escale dans ce camp de roms où il trouvera la mort suite à un règlement de comptes pour une affaire de stupéfiants.

Avec « Le cirque chaviré », Milena Magnani nous invite à découvrir ce monde méconnu et trop souvent caricaturé qu’est celui des tsiganes et de leur destin dramatique lors de des années noires de la barbarie nazie. Bien loin des pitreries romanesques de nombre d’auteurs s’étant essayé à décrire ce peuple, Milena Magnani nous dépeint, sans tomber dans le misérabilisme, ces communautés qui vivent aux abords de nos grandes villes, des communautés où, ici comme partout, sévissent alcoolisme, toxicomanie et trafics en tous genres. Au risque de décevoir certains, on ne trouvera pas ici de veillées autour du feu au son de la guitare et pas non plus de grand-mères lisant dans les lignes de la main. On y verra plutôt des enfants courant sur un terrain vague où volent de vieux sacs en plastique, des ados en scooter plus portés sur le rap que sur Django Reinhardt, des télévisions, des autoradios et des mères de famille qui hurlent, des hommes qui s’engueulent et des caravanes branlantes qui n’ont plus pris la route depuis longtemps. Bref, on ne trouvera pas ici les élucubrations naïves, grotesques et ridicules de certains auteurs germanopratins plus habitués aux banquettes du Café de Flore qu’à celles des caravanes qui pourrissent en bordure du périphérique et qui ne cessent de nous rebattre les oreilles avec la prétendue liberté des gitans et leur mode de vie « si pittoresque ».

Un autre point fort de ce récit est le parti-pris de l’auteure d’émailler les dialogues de phrases et d’expressions non traduites en français, toutes composées d’un mélange de tchèque, de rom, de hongrois, de roumain, d’albanais et autres idiomes d’Europe centrale qui nous font immédiatement appréhender, et cela mieux qu’un long discours, la diaspora de ce peuple tsigane.

On retiendra, de ce « Cirque chaviré », l’image d’un roman à l’écriture singulière qui nous parle d’un peuple que l’on croyait et que l’on croit encore bien éloigné de nous, mais dont la tragédie de la déportation et de l’extermination à échelle industrielle lie maintenant et à jamais leurs destin au nôtre.

On verra donc dans ce roman un plaidoyer pour le devoir de mémoire et pour la transmission de cette mémoire aux générations futures; une tâche qui, tsiganes ou pas, nous concerne tous si nous ne voulons pas que dans le futur se répètent à nouveau les mêmes tragédies.