mercredi 23 juin 2010

Le 8ème Prix des Lecteurs du Télégramme : le résultat

Pour cette 8ème édition, le Prix des Lecteurs du Télégramme a été attribué à David Foenkinos pour son roman "La Délicatesse" (Gallimard)
Cette année, plus de 1200 lecteurs ont participé à ce Prix littéraire et ils étaient environ 1000 à plébisciter le roman de David Foenkinos.
Félicitations au lauréat.


dimanche 20 juin 2010

Le 8ème Prix des Lecteurs du Télégramme # 7


"Le cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates" Mary Ann Shaffer & Annie Barrows. Roman. Editions Nil, 2009.
Traduit de l'anglais par Aline Azoulay-Pacvon.

Voici un cercle littéraire qui, depuis sa sortie en 2009, a fait couler beaucoup d’encre et de pixels. Porté aux nues par certains, décrié par d’autres, le moins que l’on puisse dire, c’est que l’ouvrage de Mary Ann Shaffer et Annie Barrows n’est pas passé inaperçu et est rapidement devenu l’un des plus grands succès éditoriaux de ces dernières années.

Bien sûr, la communauté des lecteurs n’est jamais unanime sur la qualité d’une œuvre et, face au déferlement d’avis positifs qui ont accompagné la sortie de ce roman, certaines voix se sont faites entendre, qui ne trouvaient pas cet ouvrage aussi extraordinaire que l’on voulait bien nous le faire croire. Ce fut le cas dans mon entourage où j’entendis des avis plutôt mitigés sur ce roman, voire quasiment négatifs. Inquiété par ces critiques, et influencé comme peut l’être tout un chacun par ses proches, je décidai de laisser de côté sur une étagère mon exemplaire flambant neuf, bien résolu à ne jamais en entamer la lecture.

Puis vint l’annonce de la sélection du 8ème Prix des Lecteurs du Télégramme, et c’est avec surprise et inquiétude que j’appris que « Le Cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates » faisait partie des dix ouvrages choisis pour cette année 2010. Mince! J’allais devoir, par la force des choses, me contraindre à lire un ouvrage dont on m’avait plus vanté les défauts que les mérites.

C’est donc avec une certaine appréhension et une grande dose de scepticisme que j’entamais la lecture de cet ouvrage.

Les premières pages de ce roman épistolaire ne contredirent pas les avis plutôt dubitatifs que l’on m’avait communiqués: difficulté à s‘immerger dans le récit, ainsi qu’à saisir et à reconnaître les différents personnages évoqués. Puis, peu à peu, je suis entré dans cette histoire, faisant progressivement connaissance avec les protagonistes de ce roman et je me suis pris au jeu et ai découvert une galerie de personnages attachants dans ces habitants de Guernesey, contraints, suite à un mensonge, de s’adonner à la littérature pendant les années d’occupation allemande. Je me suis amusé à faire la connaissance de ces fermiers, qui auparavant n’avaient jamais éprouvé d’attirance pour la lecture, se mettent à lire Sénèque ou Catulle.
J’ai aussi été ému par le destin d’Elizabeth, qui est à l’origine de la création du Cercle Littéraire, et dont on s’aperçoit peu à peu qu’elle est le véritable personnage central de cette histoire. J’ai par contre été un peu agacé par cette bluette entre la narratrice, romancière, et ce richissime américain, un épisode du récit à l’aboutissement trop prévisible qui ne sert finalement qu’à mettre en place le Happy End de cette histoire. On pourra, en effet, au final, critiquer l’avalanche de bons sentiments qui fait le corps de ce livre mais il n’est pas désagréable parfois de lire un ouvrage où le cynisme ne règne pas en maître, où l’humanité des personnages est mise en valeur, sans toutefois tomber dans un récit de type bisounours.

C’est le cas de ce « Cercle Littéraire des amateurs d’épluchures de patates », un roman sans prétentions et qui fait du bien à l’âme sans tomber dans la mièvrerie, et dont le ton, teinté d’un humour So British, nous dispense d’excès de pathos ou d’une vision par trop idyllique des rapports humains.

Bref, et pour finir, je dirais que ce roman fut pour moi un agréable moment de lecture. Certes, ce livre ne fut pas une « révélation » ni un « coup de coeur », seulement un roman sympathique dont j’ai pris grand plaisir à suivre le déroulement.
Ce ne fut pas non plus, loin de là, le désastre annoncé, et si ce livre ne fera pas partie des ouvrages les plus marquants que j’aurais lus au cours de ma vie de lecteur, j’en garde pourtant un souvenir agréable malgré le fait que par sa forme et par le sujet abordé, ce roman ne peut m’apparaître que comme un pâle ersatz de l’excellent « 84, Charing Cross Road » d’Helen Hanff. Mais cela n’est après tout que mon avis, et au vu de ce que j’ai écrit plus haut, il vous est conseillé de ne pas suivre mon opinion et de juger par vous-mêmes de l’intérêt et du plaisir que vous aurez (ou que vous avez déjà eu) à lire ce petit roman, somme toute bien sympathique.




mercredi 9 juin 2010

Andvaranautur

"Là où s'étendent les ombres" Michael Ridpath. Roman. Editions First 2010

Magnus Jonson est flic à Boston. Promu au rang d’inspecteur-chef depuis peu, il est devenu, pour la pègre locale, la cible à éliminer suite à sa découverte de connivences entre certains policiers ripoux et le gang de Pedro Soto, principal pourvoyeur de drogue de tous les gangs de Nouvelle-Angleterre.

Depuis qu’il a dénoncé certains de ses collègues véreux, Magnus Jonson n’est plus en sécurité et c’est de justesse qu’il échappe à plusieurs tentatives d’assassinat. Ses supérieurs, afin de le protéger, décident de le mettre au vert et de l’envoyer le plus loin possible de Boston, dans un lieu où les tueurs de Soto n’auront pas idée de venir le chercher.

C’est sur l’Islande que va se porter leur choix. Magnus est en effet originaire de ce pays, n’étant arrivé aux États-Unis qu’à l’âge de douze ans, suite à la mort de sa mère. Un partenariat entre les polices des deux pays visant à former les agents islandais aux nouvelles formes de criminalité est l’occasion rêvée d’y envoyer Magnus en qualité de conseiller.

De son pays natal, Magnus n’a que peu de souvenirs, pas toujours très agréables, et une maîtrise de la langue islandaise légèrement défaillante due au manque de pratique de celle-ci depuis de nombreuses années. Son séjour étant fixé à deux ans, Magnus envisage cette mise au vert comme une longue période d’inactivité dans un pays où les crimes violents sont si rarissimes que la police locale n’est même pas armée, ce qui n’a aucune commune mesure avec le contexte habituel de son travail.

Il va pourtant arriver au moment où un meurtre vient d’être commis. Un universitaire, Agnar Haraldsson, spécialiste des sagas médiévales islandaises, a été retrouvé aux abords de sa maison de campagne, probablement assassiné.

Très vite, les soupçons se portent sur un ressortissant anglais qui aurait rendu visite à Haraldsson le jour même du meurtre. Il semblerait que les deux hommes étaient en train de négocier l’achat d’une saga, jusqu’ici jamais publiée, pour le compte d’un mystérieux et richissime commanditaire. Cette saga : « La Saga de Gaukur » aurait inspiré Tolkien pour l’élaboration du « Seigneur des Anneaux », ce qui expliquerait l’intérêt que pourraient lui porter nombre d’amateurs de ce cycle romanesque.
De plus, le texte médiéval ferait référence à l’existence d’un anneau aux pouvoirs mystérieux, le même anneau volé par le dieu Loki à Andvari dans la mythologie germanique, thème mythique à la base de la Chanson des Nibelungen.
Cet anneau, semblable à l’anneau de pouvoir du roman de Tolkien, si l’on en croit ce qui est relaté dans la Saga de Gaukur, aurait une existence réelle et se trouverait dissimulé quelque part en Islande. Une telle révélation : l’existence d’un texte médiéval ayant directement inspiré Tolkien pour l’élaboration de son chef-d-œuvre, ainsi que l’existence plus que probable de l’anneau maléfique, a de quoi susciter nombre de convoitises et Magnus Jonson va très vite s’en apercevoir…

Michael Ridpath, dont c’est le troisième roman traduit en français, signe ici un polar à l’argument original qui nous plonge dans la genèse d’un des plus grands, si ce n’est le plus grand, des romans d’Heroic Fantasy qui ait jamais été écrit. Mêlant adroitement la réalité et la fiction, Michael Ridpath évite soigneusement les écueils auxquels on pourrait s’attendre de la part d’un écrivain s’attelant à ce sujet. Michael Ridpath n’est pas Dan Brown et le lecteur qui s’attend à des révélations bouleversantes, à des conspirations visant à renverser l’ordre du monde et, pourquoi pas, à établir sur le monde la domination des forces du Mal, en sera pour ses frais.
Même si l’auteur prend pour argument l’existence d’un anneau maléfique ayant inspiré Tolkien, il ne tombe à aucun moment dans le piège facile du sensationnalisme et du fantastique. Ce roman reste un polar, avec des crimes et des mobiles bien réels qui ne relèvent aucunement d’un quelconque complot de templiers ou d’Illuminati.
Ce roman s’adresse donc plus aux lecteurs de polars traditionnels qu’aux amateurs de romans à mystères qui y chercheront en vain des révélations ésotériques.

On s’amusera, à la lecture de ce roman, des étonnements de ce flic plus américain qu’islandais confronté à une société dont les mœurs et les usages sont complètement étrangers à un ressortissant des États-Unis débarquant dans un pays qui s’est trouvé au bord de la faillite suite à la crise de 2008, un pays où les flics ne sont pas armés et où les habitants sont répertoriés dans les annuaires téléphoniques par leur prénom !

Seul bémol, le personnage de Magnus Jonson, que j’ai trouvé un peu trop stéréotypé dans son image de flic baraqué et séducteur, tourmenté par son passé.

Malgré ce petit détail, ce roman de Michael Ridpath est un agréable polar qui se laisse lire avec plaisir et qui nous gratifie d’une enquête et de crimes dont les mobiles sont pour le moins originaux.

Signalons, pour finir, le titre de cette édition française, plus recherché que celui de l’édition originale (« Fire and Ice ») qui fait directement référence au poème de l’anneau de Tolkien :

" Trois Anneaux pour les Rois Elfes sous le ciel,
Sept pour les Seigneurs Nains dans leurs demeures de pierre,
Neuf pour les Hommes Mortels destinés au trépas,
Un pour le Seigneur des Ténèbres sur son sombre trône
Dans le pays de Mordor où s’étendent les Ombres.
Un Anneau pour les gouverner tous, Un anneau pour les trouver,
Un Anneau pour les amener tous et dans les ténèbres les lier
Au Pays de Mordor où s’étendent les Ombres."





dimanche 6 juin 2010

Zoo Humain

"Venus & Hottentote" Carole Sandrel. Essai. Editions Perrin, 2010.

C’est en mai 2002 qu’eurent lieu, en Afrique du Sud, et en présence de Nelson Mandela ainsi que du président Thabo Mbeki, les funérailles officielles et en grande pompe d’une femme dénommée Sarah Bartman.


Qui était Sarah Bartman ? Son nom ne vous dira probablement rien aujourd’hui mais elle fut très célèbre en France et en Angleterre au tout début du XIXème siècle où on l’exhibait sous l ‘appellation, d’un goût douteux, de « Venus Hottentote ».

Pourquoi a-t-il fallu attendre près de deux siècles pour que Sarah Bartman, morte en 1815, repose enfin sur sa terre natale ? Parce qu’il a fallu dix ans de négociations à l’Afrique du Sud pour que la France, propriétaire des restes de Sarah Bartman, vote une loi qui permette de restituer la dépouille de la Venus Hottentote à son pays d’origine.

Le corps de Sarah Bartman était en effet jusqu’alors « propriété » du Musée de l’Homme à Paris. A sa mort en 1815 à Paris , Sarah Bartman, qui avait pourtant été baptisée en 1811 à Manchester, ne bénéficia pas de la sépulture due normalement à tout chrétien. On nia son humanité jusque dans la mort et son corps fut livré, à des fins « scientifiques » au Muséum d’Histoire Naturelle où le célèbre baron Cuvier « moula son corps, préleva ses parties intimes qu’il fit mariner dans le formol, le disséqua, et récupéra son cerveau et son squelette, sans plus d’émoi qu’il n’en avait quand il disséquait ses chers mollusques. »

On ne s’embarrassa donc pas de procurer à Sarah Bartman une sépulture décente, ceci pour deux raisons : elle était d’abord africaine, ce qui, pour les européens blancs de l’époque revenait à dire qu’elle était plus proche de l’animal que de l’espèce humaine.
En ce début du XIXème siècle, l’esclavage est une source de revenus conséquente pour les nations européennes. Il sera brièvement aboli en France en 1794 pour être rétabli par Napoléon en 1802 et il faudra attendre 1848 pour qu’il soit définitivement aboli.
L’angleterre, quant à elle, qui est pourtant la patrie ayant inventé le concept de l’Habeas Corpus, fera le commerce des esclaves jusqu’en 1833.

Ainsi, malgré l’Habeas Corpus édicté en 1679 et la Déclaration des Droits de l’Homme adoptée en 1789 par l’Assemblée Nationale française, l’esclavage constitue encore un marché juteux où l’on prélève la « marchandise » dans cet inépuisable vivier qu’est le continent africain.
De ces esclaves africains, les européens ont bien du mal à admettre l’appartenance à l’espèce humaine, les préjugés sur la supériorité intellectuelle de l’homme blanc sur les autres ethnies étant alors couramment répandus. Le « nègre » tient plus du singe que de l’être humain.

Le baron Cuvier, ce « Napoléon de l’intelligence », père de la paléontologie, n’échappe pas aux préjugés racistes de l’époque. Ainsi, suite à la dissection de Sarah Bartman, il écrira dans son compte-rendu au sujet de celle-ci : « Ses mouvements avaient quelque chose de brusque et de capricieux qui rappelaient ceux des singes. Elle avait surtout une manière de faire saillir ses lèvres tout à fait pareille à ce que nous avons observé chez l’orang-outan. »


« […] J’ai donc comparé le bassin de ma Boschimane avec ceux des négresses et de différentes femmes blanches; je l’ai trouvé plus semblable aux premières, c’est-à-dire proportionnellement plus petit, moins évasé, la crête antérieure de l’os des isles plus grosse et plus recourbée en dehors. […] Tous ces caractères rapprochent mais d’une quantité presque insensible les négresses et les Boschimanes des femmes des singes. 
« Les fémurs de cette Boschimane avaient une singularité particulière […]. Leur col était plus court, plus gros et moins oblique : ce sont tous là des caractères d’animalité. »
« […] Le nègre, comme on le sait, a le museau saillant et la face et le crâne comprimés par les côtés; le Calmouque a le museau plat et la face élargie. Dans l’un et dans l’autre les os du nez sont plus petits et plus plats que dans l’Européen.
« Notre Boschimane a le museau plus saillant encore que le nègre, la face plus élargie que le Calmouque, et les os du nez plus plats que l’un et que l’autre.
A ce dernier égard, surtout, je n’ai jamais vu de tête humaine plus semblable aux singes que la sienne.
« […] Ce qui est bien constaté dès à présent, et ce qu’il est nécessaire de redire, puisque l’erreur contraire se propage dans les ouvrages les plus nouveaux, c’est que ni [ces] Gallas ou Boschimans, ni aucune race de nègres n’a donné naissance au peuple célèbre qui a établi la civilisation dans l’antique Égypte, et duquel on peut dire que le monde entier a hérité les principes des lois, des sciences et peut-être même de la religion.
[…] Aujourd’hui que l’on distingue le races par le squelette de la tête et que l’on possède tant de corps d’anciens Égyptiens momifiés, il est aisé de s’assurer que, quel qu’ait pu être leur temps, ils appartenaient à la même race d’hommes que nous; qu’ils avaient le crâne et le cerveau aussi volumineux, qu’en un mot ils ne faisaient pas exception à cette loi cruelle qui semble avoir condamné à une éternelle infériorité des races à crâne déprimé et comprimé. »

Voici donc explicitée, dans des termes qui nous apparaissent aujourd’hui révoltants, la théorie de la suprématie intellectuelle de l’Homme blanc sur les races dites inférieures.

La deuxième raison pour laquelle on dénia à Sarah Bartman le simple droit à une inhumation dans les règles fut qu’elle était considérée, outre son appartenance à une espèce « primitive » et « inférieure », comme une curiosité de la nature de par sa physionomie. Sarah Bartman était en effet affligée de stéatopygie, détail anatomique qui apportait de l’eau au moulin à toutes les inepties véhiculées depuis le XVIème siècle sur les singularités physiques des Bushmens d’Afrique du sud dont on disait que les hommes naissaient avec un seul testicule et les femmes avec une membrane recouvrant les parties intimes, particularité fantaisiste que l’on baptisa pudiquement de « tablier Hottentot. »

De par sa double nature de « sauvage » et de phénomène physique, Sarah Bartman fut exposée en Angleterre et en France, sur une estrade où tout un chacun pouvait, moyennant quelques pièces, l’observer sous toutes les coutures, voire la palper en s’esclaffant sur cette aberration de la nature comme on le fera quelques décennies plus tard avec Joseph Merrick, plus connu sous l’appellation d’ « Elephant Man. »

Le XIXème siècle est en effet l’époque qui vit fleurir un peu partout en Europe et aux Etats-Unis les zoos humains où l’on exhibait, sous de faux prétextes à caractère scientifique, des hommes et des femmes venus de contrées lointaines ou dotés de particularités physiques exceptionnelles. De la simple estrade de forains aux expositions universelles, on ne compte plus les exhibitions de « villages nègres », de nains, de géants et de femmes à barbe.

Si dans certains cas les personnes exposées l’étaient de leur plein gré, ce qui leur permettait de toucher un pourcentage sur les entrées et de gagner ainsi leur vie, la majorité des autres était contrainte et forcée de subir les commentaires et les railleries du public sans bénéficier d’une contrepartie en espèces sonnantes.

Ce fut le cas de Sarah Bartman, née vraisemblablement en 1789 (année de la Déclaration des Droits de l’Homme) en Afrique du Sud et appartenant à la tribu Khoïkoï, communément apparentée aux Bushmens. Vraisemblablement réduite en esclavage dès l’enfance, elle devint domestique chez un Boer du Cap.
En 1809, elle embarque pour l’Angleterre suite aux promesses à elle faites par deux personnages à la moralité douteuse : Alexander Dunlop et Hendrick Cesar qui la persuadèrent de se rendre en Europe où ses particularités physiques lui permettraient de gagner suffisamment d’argent pour ensuite revenir dans sa patrie et y vivre librement.
Il semblerait que Sarah Bartman ait accepté de son plein gré ce marché de dupe pour se retrouver finalement prisonnière de ces deux individus qui la considéraient comme leur « propriété » et l’exhibèrent un peu partout en Angleterre, ceci dans des conditions particulièrement dégradantes.
Il y eut, cependant,parmi le public qui vint voir la Venus Hottentote des voix qui s’élevèrent contre les traitements inhumains que l’on lui faisait subir. Il y eut même un procès, en 1810, qui déchaîna les passions mais les juges, ne pouvant (ou ne voulant pas) déterminer si Sarah Bartman était exhibée de la sorte sous la contrainte, on classa l’affaire sans suite.

Après quelques années, l’attrait pour la Venus Hottentote s’essoufflant, ses « propriétaires » la cédèrent à un autre « montreur » : Reaux, un français qui l’emmenera à Paris et qui, comme ses prédécesseurs, ne s’embarrassera pas, lui non plus de principes philanthropiques. A demi-nue, été comme hiver, Sarah Bartman devra se montrer au public de 11 heures du matin jusqu’à 23 heures, après quoi, elle faisait la curiosité des salons parisiens. On la regardait, on la touchait, on la tisonnait, qui de sa canne, qui du bout de son ombrelle.

Le calvaire de Sarah Bartman durera jusqu’à sa mort le 30 ou 31 décembre 1815.
La suite, on la connaît et il faudra presque deux cents ans pour que la Venus Hottentote retrouve sa dignité d’être humain et soit incinérée sur sa terre natale selon les rites de son peuple.

Avec « Venus & Hottentote », Carole Sandrel nous livre un remarquable et bouleversant témoignage sur le destin d’une femme abusée, injuriée, moquée et exploitée sa vie durant et jusqu’après sa mort, par des Européens prétendument civilisés qui, sous prétexte d’exhibitions à caractère scientifique, assouvirent leur fantasmes sexuels réprimés par une société hypocrite et pudibonde, au détriment d’une femme dont la couleur de peau dénonçait le caractère animal.

Avec cet ouvrage, Carole Sandrel fait aussi le procès d’un passé pas si lointain où le racisme et la croyance en l’inégalité des « races » étaient choses admises et indubitables. Ce racisme institutionnalisé et scientifiquement démontré n’a cependant pas disparu suite à une vaste prise de conscience. Il est toujours présent, prêt à ressortir de l’ombre pour fustiger l’Autre, celui qui est différent, celui qui n’a pas les mêmes codes et les mêmes règles de vie que les nôtres, celui que l’on accuse de voler nos emplois ou de profiter indûment des allocations versées par l’État. Certains partis politiques, voire certains gouvernements contemporains (suivez mon regard ) n’hésitent d’ailleurs pas à exploiter ce sentiment à des fins bassement électoralistes, quitte pour cela à réveiller les vieux démons assoupis.
Bien sûr, il est peu probable que l’on voie réapparaître les zoos humains comme il en existait au XIXème siècle. Aujourd’hui on retrouve leur équivalent dans la télé-réalité. Cette fois-ci, par contre, le spectateur ne contemple pas d’étranges étrangers ou des phénomènes de foire aux physionomies atypiques. Non, ce qu’il contemple par le biais de l’écran, c’est uniquement sa propre médiocrité.

L’ouvrage de Carole Sandrel est aussi l’occasion de s’interroger sur les frontières entre ce qui distingue l’homme de l’animal et de quelle façon les sociétés de l’ère industrielle ont manié ce concept. Un débat d’autant plus intéressant qu’il est maintenant prouvé que l’homme ne descend pas du singe mais n’est qu’un primate comme les autres, cousin du gorille et du chimpanzé et nullement son descendant évolué.
Le lecteur pourra approfondir ces questions en lisant ou relisant "Cannibale" de Didier Daeninckx au sujet des zoos humains ou encore « Les animaux dénaturés » de Vercors traitant de la frontière ténue (imaginaire) qui sépare l’homme de l’animal.



Illustration du XIXème siècle représentant Sarah (Sartjee) Bartman, la Venus Hottentote