jeudi 10 février 2011

Disgrâce

"Du côté où se lève le soleil" Anne-Sophie Jacouty. Roman. Editions Philippe Rey, 2006



« Quand monsieur de Fénelon s'en retourna sur ses terres en Périgord et qu'il les eût de nouveau aperçues, bordant l'horizon, il conçut que près de trente ans étaient passés depuis qu'il les avait quittées.
L'après-midi était encore un peu frais et l'on devinait à ces teintes grises et brunes des collines du Causse que la saison tiède du premier été ne paraissait qu'à la qualité des lumières, sans oser poindre dans les éléments. À l'approche du pays de Dordogne, l'air s'était auparavant adouci avec l'abaissement des falaises, selon une lente décroissance qu'il avait suivie des yeux ; les roches, d'abord vigoureuses sur le ciel, s'étaient peu à peu effacées en déployant ces lointains que modelaient, par formes stables, les courbes rousses du Quercy.
Alors, après les dernières plaines, les voyageurs avaient pénétré dans la vallée de la Vézère. Le soleil sombrant sous les arbres, fragmenté par le jeu de leurs branches, amoindrissait le jour et versait de l'occident une ample lueur pâle qui blanchissait les champs ; le bocage s'était attendri au creux des reliefs où le fleuve, formé parmi les herbes comme une lame d'ivoire, frayait le rai lumineux de ses eaux. Parfois, la Vézère baignait une de ces églises dont le clocher semblait avoir des yeux, le courant scindait les clairières, partageait l'étendue d'un jardin, se heurtait aux falaises, reflétait l'ombre d'un château coiffé de lauzes qui miroitaient selon la course des nuages. Au-delà des forêts, un peu en retrait, les monts s'étendaient sur le ciel et se prolongeant l'un l'autre, apposant leurs pics brunis de clarté, traçaient une dentelure régulière, à perte d'horizon ; il était six heures du soir.
Monsieur de Fénelon regardait la campagne. Il voyait les plans de terre et d'eau, de lumière et de roche, les rayons le long des arbres traçant leurs têtes comme des couronnes, les sentiers scintillant de poussière alors que dans les prés où passait le vent, par gerbes souples et retombant sans bruit, les herbes ployaient en un ressac silencieux. Au loin, les collines avaient rosi, éveillant, à mesure que leur harmonie prenait corps, un souvenir dont l'apparition l'étonnait ; il songeait à ces heures où le soleil, frappant les carreaux pendant la prière, allongeait à ses pieds une traînée dont la douceur gagnait son âme, comme pour en étancher la sécheresse – c'est à la Chapelle Royale qu'il en avait pris conscience le matin où, découvrant ces lieux pour la première fois, étonné d'une telle richesse, charmé par la pâleur bleutée des stucs et les peintures sous la voûte, il s'était recueilli auprès de l'autel. Le rayon était depuis régulièrement survenu, par une grâce inexplicable : sans rompre l'oraison, monsieur de Fénelon l'accueillait et le suivait longuement des yeux, hissé à son contact vers cette perfection qu'il lui figurait, ramené en même temps au plus profond de son âme dans l'union de son offrande au halo immobile, blond sur le sol comme une étoffe d'Italie. Quand la lueur se retirait, ému de tant de beauté, il en gardait au cœur comme une légère brûlure qui appuyait la force reçue dans la prière, et lui portait le délassement devenu nécessaire à son existence intérieure.
Alors, pâlissant peu à peu avec le soir, cet éclat silencieux sur les monts de Vézère devint par décroissance aussi froid que le marbre, et monsieur de Fénelon demeura attentif face à ces mondes qui le dépassaient, pénétré de leur soudaine immensité... »

Si j'ai choisi – en guise de préambule à ce commentaire sur le premier roman d'Anne-Sophie Jacouty – un aussi long extrait, c'est afin de faire ressentir peu ou prou l'émerveillement qui m'a saisi devant cette prose magnifique. Il est malheureusement trop rare, en effet, de voir de nos jours une écriture aussi soignée, ciselée comme une pièce d'orfèvrerie, qui laisse à penser que l'auteur à longuement pesé ses mots avant de coucher la moindre phrase sur le papier. 
On peut, certes, s'opposer à cela et décrier ces interminables descriptions qui ralentissent le cours d' un récit et ne font que l'allonger à la manière d'un cuisinier abusant de la sauce afin de masquer le manque flagrant d'ingrédients qui composent son plat. Cette critique est souvent appliquée à des auteurs tels que Proust, Flaubert ou Balzac à qui l'on reproche – surtout de nos jours – des digressions et descriptions interminables. Car le lecteur contemporain est souvent pressé. Il faut lire vite et ne pas s'embarrasser de détails superfétatoires. Il faut lire tel ou tel roman dans le temps imparti par un trajet en TGV ; il faut de l'action, des rebondissements pour maintenir l'attention du lecteur, beaucoup de dialogues pour se donner l'impression de regarder un film et boucler sa lecture en deux heures.

Loin de moi l'idée de brocarder des auteurs au style nerveux et minimaliste, ce choix d'écriture se révèle souvent très judicieux afin de « coller » au caractère du récit. Nombre de romans tirent leurs qualités de leur sobriété et de leur concision. De trop longues descriptions ne pourraient que nuire à ces ouvrages que leurs auteurs semblent avoir poli longuement afin d'en dégager un noyau d'une pureté remarquable.

Cette tendance contemporaine qui vise à une écriture sobre et concise ne doit pourtant pas cacher la fait que certains plumitifs et pisse-copie – dont beaucoup se trouvent hélas ! en tête des ventes – se servent de ce procédé afin de dissimuler plus ou moins habilement le vide intersidéral de leur imaginaire et de leur champ lexical, et leur permettent ainsi de pondre un, voire plusieurs ouvrages chaque année avec la bénédiction de leurs éditeurs.


C'est à cause de cette dictature de la facilité et de la rapidité que des ouvrages tels « Du côté où se lève le soleil » ont bien peu de chances de sortir de l'ombre, ce qui est fort dommage au vu de la qualité de ce roman. 
Certes, le sujet n'est ni « sexy » ni racoleur : on y parle de la disgrâce encourue par François de Salignac de La Mothe-Fénelon, archevêque de Cambrai et précepteur du jeune duc de Bourgogne.
Ayant soutenu la doctrine quiétiste prônée par Mme Guyon, Fénelon essuie les foudres de Bossuet et de Louis XIV. Il ne fait pas bon en effet s'écarter de l'orthodoxie catholique en cette fin du XVIIème siècle où la Cour du Roi-Soleil, sous l'influence de Mme de Maintenon, a depuis longtemps abandonné les frivolités et les fêtes pour s'adonner à la bigoterie.
C'est donc dans l'attente du jugement du roi que monsieur de Fénelon se rend pour la dernière fois sur les terres qui l'ont vu naître, à Sainte-Mondane dans la province de Périgord.

Ce voyage lui donnera l'occasion de revoir son frère ainsi que des proches trop longtemps perdus de vue mais surtout de méditer au cours de ses promenades sur son passé, sur sa carrière et sur la vanité de l'existence. On verra ainsi, en surimpression, se dessiner le tableau de la Cour du Roi-Soleil, un monde impitoyable où, en un clin d'œil, une réputation longuement acquise peut être mise à bas par un simple sous-entendu émis par un courtisan bien en vue.

C'est donc dans son Périgord natal que monsieur de Fénelon reverra passer devant ses yeux toute une vie, semblant encore s'interroger sur le hasard qui l'a poussé jusqu'aux salons dorés et aux antichambres de Versailles, jusqu' à ce moment fatidique où lui parviendra la décision fatidique du roi qui scellera irrémédiablement son destin.
Ce roman, aux longues descriptions donc, et aux dialogues qui fleurent bon le XVIIème siècle n'est pas sans rappeler – par son contexte historique, par son rythme contemplatif et par l'introspection dont fait preuve le personnage évoqué – le roman de Pascal Quignard « Tous les matins du monde ».

« Du côté où se lève le soleil » est un roman talentueux, fascinant qui ne peut que ravir les lecteurs amateurs d'une prose sensible et admirable, d'une facture très classique qui a pour but de servir un récit qui ne cède pas un seul instant au spectaculaire et à l'esbroufe mais qui se dévoile dans toute sa pureté. Un petit chef-d-œuvre.      




Portrait de Fénelon par Joseph Vivien

dimanche 6 février 2011

"Plus Oultre"

"Charles-Quint" Pierre Chaunu & Michèle Escamilla. Essai. Fayard, 2000.



S'il est un homme susceptible d'incarner au regard de l'Histoire la première moitié du XVIème siècle, c'est assurément l'empereur Charles-Quint.
Né en 1500, Charles est le fruit d'une hérédité prestigieuse. Par son grand-père paternel, l'empereur Maximilien 1er d'Autriche, il descend des Habsbourg. Par sa grand-mère, Marie, qui épousa Maximilien en 1477 , il descend de ce riche et turbulent duché de Bourgogne qui fut longtemps une épine dans le talon du royaume de France.
Par sa mère, enfin, Jeanne de Castille, dite Jeanne la folle, qui épousa Philippe le beau, fils de Maximilien, en 1496, il est aussi l'héritier des rois catholiques d'Espagne, Isabelle de Castille et Ferdinand II d'Aragon.

Né à Gand en 1500, mort au monastère de Yuste en 1558, Charles-Quint fut en effet l'acteur ou le témoin de nombre d'évènements considérables qui marquèrent son époque : les incessantes guerres d'Italie, la conquête du Mexique, la naissance et la propagation du luthéranisme, la menace ottomane, le sac de Rome par les troupes du connétable de Bourbon, etc...

Qui aurait pu croire, en ce début du XVIème siècle, que cet enfant silencieux, affichant sur son visage le disgracieux prognathisme des Habsbourg, serait en 1519 élu à la tête du saint Empire romain germanique ? C'est pourtant – malgré la concurrence effrenée que mènera François 1er, candidat lui aussi à cette charge – ce qui arrivera, faisant de Charles le dirigeant d'un empire certes morcelé et disparate, qui s'étend des frontières orientales de l'Autriche à l'Espagne et des Pays-Bas à l'Italie, du Chili et de l'Argentine jusqu'au nord du Mexique en passant par le Pérou.

Se trouver à la tête d'un tel héritage, maître d'une grande partie du monde, aurait pu faire tourner la tête à plus d'un souverain. Pour Charles-Quint, il n'en est rien. L'homme, réfléchi, nourri de l'humanisme érasmien, profondément pieux, ne se laisse pas griser par le vertige du pouvoir. Bien que se sachant détenteur d'un colossal héritage qu'il devra transmettre à ses descendants, s'impliquant dans toutes les luttes et les conflits politiques qui émailleront son règne, Charles-Quint, pour qui la piété n'est pas un vain mot, sait qu'il lui faudra un jour mourir et que le pouvoir, la puissance qui en émane, ne sont que vanités dont il faudra se dépouiller au moment ultime où il devra rendre son âme au Créateur.
Ce sentiment qui semble l'avoir accompagné dès son élection au Saint-Empire, sera exacerbé suite au décès prématuré en 1539 de son épouse, l'impératrice Isabelle du Portugal, décès dont l'empereur restera inconsolable.
C'est cette profonde piété, ce sentiment de la vanité de toutes choses ainsi que la disparition de l'épouse tendrement aimée qui pousseront l'empereur à se retirer du pouvoir de son vivant et à abdiquer en 1555 en faveur de son fils Philippe II d'Espagne
Une autre cause à cette renonciation est la mauvaise santé de l'empereur qui fut très tôt sujet à des crises de goutte invalidantes, ainsi qu'à des hémorroïdes ( symptômes fréquents à une époque où l'on voyageait à dos de cheval) et un état diabétique. Ce ne sont pourtant pas ces maladies qui emporteront l'empereur, mais la malaria qui sévissait dans cette région de l'Estrémadure où il s'était retiré.

C'est donc un portrait de cet empereur à nul autre pareil que nous proposent dans cet ouvrage Pierre Chaunu et Michèle Escamilla.
La première partie, rédigée par Pierre Chaunu, nous offre un panorama complet de la vie de l'empereur, de sa naissance à son abdication, décrivant avec minutie le demi-siècle qui le vit au pouvoir avec toutes les données géopolitiques, économiques et culturelles de son époque, décrivant un Charles-Quint tentant d'unifier et de préserver les vastes territoires qui lui furent échus suite à son élection au Saint-Empire.

Dans la seconde partie, Michèle Escamilla s'est attachée à retracer le laps de temps assez court (deux ans) qui s'étend entre l'abdication, l' installation au monastère de Yuste, et la mort de l'empereur. Cette partie du récit se concentre sur l'intimité de l'homme, ses lectures, ses pratiques de dévotion, son emploi du temps, le portrait des hommes qui l'accompagnèrent dans ses dernières heures, afin de nous dresser un portrait de l'empereur dans sa sphère privée, un homme qui après avoir connu les plus grands honneurs aspire à redevenir un anonyme avant de rendre compte de ses actes devant Dieu.
C'est cette division en deux parties de cet ouvrage, l'une consacrée à ce que nous appellerions aujourd'hui « l'homme public », et l'autre à l'empereur dans ce qu'il a de plus intime – sa foi, son attitude face à la maladie et à la mort, le souvenir de ses succès passés et de ses erreurs, ses attentes et ses regrets – qui font de ce volumineux essai un formidable outil de compréhension à l'usage de ceux qui veulent approcher l'homme et son époque.



Charles-Quint à l'âge de quarante-huit ans, peint par Titien (Augsbourg, 1548)