lundi 30 juillet 2007

Les routes du pouvoir



"Le planisphère d'Alberto Cantino"
Gérard Vindt. Roman. Editions Autrement, 1998.

Avec ce livre, Gérard Vindt – comme Pascal Quignard avec « Albucius » – s'amuse à brouiller les cartes en mêlant habilement fiction et réalité historique. Prenant comme sujet principal de son ouvrage le planisphère de Cantino – carte réalisée à Lisbonne en 1502 pour le bénéfice du roi Dom Manuel 1er le Fortuné – Gérard Vindt nous relate l'histoire mouvementée de ce portulan depuis la date de sa création jusqu'à nos jours.

Tout commence en ce matin du mois d' octobre 1502 ou Mestre Diogo Reimen, cartographe royal, apprend avec stupéfaction le vol de ce planisphère, copie fidèle du Padrào real, la carte officiellesur laquelle sont notées les dernières découvertes relevées par les marins à la solde du royaume.
Car en cette époque des Grandes Découvertes, dix ans seulement après le premier voyage de Colomb, les informations géographiques contenues sur ces cartes excitent maintes convoitises.
Les nouvelles routes navigables permettant d'atteindre les Indes orientales d'une part et le nouveau continent américain d'autre part, sont à l'époque de véritables secrets d'état : qui détient ces informations détient le pouvoir et la possibilité d'ouvrir des comptoirs commerciaux, d'établir des colonies et, à terme, d'établir un empire au delà des mers.
Le Portugal, à cette époque, ne souhaite pas assister passivement à l'expansion de la puissance du royaume d'Espagne qui, grâce aux découvertes de Colomb, va pouvoir étendre son empire au delà de l'Atlantique. En 1500, c'est Pedro Alvares Cabral, commandité par le royaume du Portugal, qui découvre le Brésil. Vasco de Gama va également ouvrir une nouvelle route commerciale qui va permettre aux portugais, en contournant le continent africain, de commercer avec l'Inde et ainsi de pouvoir s'émanciper de la mainmise des Vénitiens et des Turcs sur l'ancienne route commerciale empruntant la Méditerranée et l'Asie centrale.

Qui a bien pu mettre la main sur le planisphère ? s'interroge le cartographe royal. Il s'avère bien difficile de trouver le voleur car à cette époque Lisbonne fourmille d'espions à la solde de toutes les puissances européennes : l'Espagne, la France, l 'Angleterre, le Saint-Empire, la Papauté, Gênes, Venise, et autres républiques et principautés d'Italie, ainsi que les ligues commerciales flamandes et allemandes, etc...
Commence alors une véritable enquête policière menée parallèlement par l'inquétant Luis Boccanegra, homme de confiance du roi, adjoint du gouverneur en chef de la ville de Lisbonne et chargé de la lutte contre l'espionnage, ainsi que par un certain gentilhomme, envoyé du Duc de Ferrare Hercule d'Este : Alberto Cantino.

Qui a dérobé cette précieuse carte ? C'est la question qui va se répéter plusieurs fois au cours des siècles et qui va permettre au lecteur de suivre les péripéties auxquelles sera confronté ce document jusqu'en 1997, date à laquelle se situe le dernier épisode en date des aventures du portulan du roi Manuel.

De Lisbonne à Ferrare puis à Modène, de l'époque des Grandes Découvertes aux dernières années du XXe siècle en passant par l'Italie insurgée de Cavour et de Garibaldi, Gérard Vindt nous invite à suivre les aventures et les vicissitudes du planisphère de Cantino. Il nous offre un récit haut en couleurs et plein de rebondissements, une histoire où se mêlent la fantaisie et l'érudition, l'exactitude historique et la fiction romanesque.

Il est cependant dommage que le récit s'arrête de manière aussi abrupte, laissant le lecteur sur sa faim. Ecrit comme un véritable polar, ce livre se dévore page après page et l'ensemble du récit, mené de main de maître dans toute la partie qui s'étend entre les XVIe et XIXe siècles, semble tout à coup s'essouffler dans une intrigue contemporaine aux personnages banals et stéréotypés tentant de résoudre une énigme qui ne semble passionner qu'eux-mêmes. Cette dernière partie n'apporte, à mon humble avis, rien du tout au récit et ne fait que ternir l'impression générale que l'on peut retirer de ce roman.
Il est regrettable que ce récit, si riche au départ, doté d'un sujet passionnant et d'une intrigue historico-romanesque de haut vol, puisse ainsi s'essouffler et se fourvoyer dans un ultime chapitre au parfum de superflu et d'inachevé.

En refermant ce livre, je me suis pris à rêver que cet ouvrage n'était que l'ébauche d'un beau et grand roman que nous écrirait Gérard Vindt. Il y a dans ce récit matière à écrire un livre remarquable, érudit et passionnant de bout en bout. Peut-être qu'un jour ce rêve se réalisera.






Le Planisphère de Cantino (1502)
Biblioteca Estense. Modene (Italie)


Au revoir Mr. Serrault


Michel Serrault, tout simplement
envoyé par amiensmarivaux

samedi 28 juillet 2007

Declamatio


"ALBUCIUS" Pascal Quignard. Roman. P.O.L. 1990.



« Rien n'est parvenu jusqu'à nous que des fragments, des citations, des ruines. Je suis Eugène Viollet-le-Duc remettant debout ou inventant Notre-Dame ou le château de Pierrefonds ».


Dans ce livre, que l'on pourrait qualifier de « Biographie romancée », Pascal Quignard nous invite à découvrir un auteur de l'Antiquité latine curieusement méconnu, en la personne de Caius Albucius Silus (-69 av.J.C-10 ap.J.C.), et dont la spécialité fut la rédaction d'un genre littéraire que l'on pourrait qualifier d'ancêtre du roman : la « declamatio ».

« Je n'ai pas le dessein en composant ces pages de dérouler comme un fil la vie d'Albucius Silus. J'évoque une oeuvre que je juge méconnue. J'indique quelques sons, quelques lumières peut-être qui se portaient sur un corps. Je prélève à vrai dire les traits qui m'émeuvent, parce qu'ils m'émeuvent, soit encore qu'ils justifient des défauts dont la présence chez autrui m'apaise. »


Alternant cinquante-trois déclamations avec des scènes, historiquement réelles où purement imaginaires relatant la biographie véritable et supposée d'Albucius, Quignard exhume, avec les « declamationes » d'Albucius, un procédé littéraire peu connu, destiné à alimenter, chez lecteurs et auditeurs, prises de position et controverses : mélange d'intrigues policières et judiciaires, mythologiques et érotiques, et d'anecdotes sanglantes et sexuelles où transparaît le goût prononcé de l'auteur romain pour les « sordidissima. »
C'est en conséquence de cela que Cestius surnomma Albucius « inquietator », l'homme qui troubla et agita la quiété de la langue latine.

« Albucius Silus « inquiéta » le roman romain. Il aimait les mots bas, les choses viles, les détails réalistes ou surprenants. Un jour qu'on demandait à Albucius ce qu'il fallait entendre par le « sermo cotidianus » (la langue de tous les jours), celui-ci répondit : "Il n'est rien de plus beau que de placer dans une déclamation une phrase qui procure de l'embarras à celui qui la dit. " Tel est le critère du sordide : un sentiment de gêne nous avertit de sa présence. Reste à s'approcher de lui, à s'en saisir et à le tisser à l'oeuvre d'art. Le plus bas devient le plus touchant. »


Quignard nous livre ainsi plus d'une cinquantaine d'exemples des déclamations d'Albucius et nous fait ainsi toucher du doigt la matière de ces « romans » de l'Antiquité latine. Il classe ceux-ci en différents genres tels que, entre autres : « Romans homosexuels et romans de débauche », « Enigmes policières et intrigues sadiques », « Les pères et les fils », « Les tyrannicides », « Les riches et les pauvres », etc... Quignard cite ainsi, pour exemple, une déclamation en forme de roman -policier :

« L'intrigue qui passait pour la plus pathétique de toutes celles qu'il a déclamées, disait Arruntius, était intitulée Potio ex parte mortifera (Le breuvage plus ou moins mortel). Les auditeurs ne retenaient pas les marques de leur impatience. Le breuvage plus ou moins mortel est une espèce d'intrigue policière qui fait songer aux romans d'A.M.C. Christie.


LE BREUVAGE PLUS OU MOINS MORTEL
Potio ex parte mortifera


Lors des proscriptions de Pompée, une femme accompagne son mari proscrit. Un jour, elle se réveille brusquement au milieu de la nuit, la couche vide à son côté. Elle se lève. Elle surprend dans l'ombre de l'atrium son mari en larmes tenant une coupe d'Egypte à la main. Elle lui demande pourquoi il a quitté le lit conjugal et quel était le motif qui lui ôtait le sommeil. Il lui répondit que c'était du poison pour mourir. Elle le pria de lui en donner une partie parce qu'elle n'envisageait pas de vivre sans lui. Il but la moitié de la coupe. La femme finit la coupe. L'épouse mourut seule, hurlant dans une crise de coliques. Dans le testament qu'elle avait laissé, on vit qu'elle avait institué pour unique héritier son mari. Revenu dans sa patrie, les proscriptions éteintes, le mari est accusé d'empoisonnement par le père de la morte.
- Il est le seul des proscrits que les proscriptions aient enrichi.
- J'aimais ma femme. Elle m'aimait. Il n'est pas pire souffrance que celle où je suis : je survis à la seule personne avec qui j'aimais vivre.
L'argument que présentait Albucius possède la précision des enquêtes anglo-saxonnes de la fin du siècle dernier : «
Summis fere partibus levis et innoxius umor suspenditur, gravis illa et pestifera pars pondere suo subsidit. » (Presque toujours le liquide léger et inoffensif reste suspendu à la surface, la partie pesante et mortelle est entraînée au fond par son propre poids.) Albucius résumait l'intrigue ainsi : « Bibit iste usque ad venenum, uxor venenum. » (Lui a bu jusqu'au poison, sa femme le poison.)


Dans un autre registre, plus judiciaire et procédurier celui-là, Quignard restitue, à l'aide de fragments cités par Cestius, Arruntius et Annaeus Seneca, un des plus anciens récits connus d'Albucius :

« Je restitue comme je peux ce qui reste de ces fantômes d'oeuvres.


LES DEUX MAINS DE PHIDIAS
Phidias remissus amissis manibus


Première scène : les Athéniens prêtent Phidias aux Eléens en sorte que le sculpteur fasse un Jupiter olympien. Ils établissent le contrat suivant : ou ils rendent Phidias ou ils versent aux Athéniens cent talents.


Deuxième scène : Phidias sculpte Dieu. La statue finie, les Eléens accusent Phidias d'avoir soustrait de l'or au temple en fondant la statue. Ils lui coupent les mains comme sacrilège. Ils le rendent aux Athéniens, et les deux mains qui étaient siennes dans une boîte incrustée. Les Athéniens réclament en vain les cent talents aux Eléens. Ils intentent un procès :
-
Jam Phidiam commodare non possumus. (Maintenant nous ne pouvons plus prêter Phidias.) Le tort que vous nous avez fait est entier.
- Vous possédez celui qui a conçu.
- Nous n'avons pas la main.
- Nullement. Vous avez les mains que nous vous avons remises dans la boîte.
- Elles sont coupées.
- Que le sacrilège prenne à témoin le dieu qu'il a trahi.
- Il prend à témoin le dieu qu'il a fait. Vous avez sacrifié au dieu son auteur.
- Les dieux n'ont pas d'auteur.
- Si nous avions conclu ce contrat, c'était pour les mains de Phidias.
- Vous aviez dit « Phidias rendu » et nous avons rendu Phidias et jusqu'aux mains de Phidias dans une belle boîte incrustée.
-
Superest homo sed artifex periit. (L'homme reste mais l'artiste est mort.)
- Il est moins nécessaire d'orner les temples que de venger les dieux qui les ont consacrés.
- Ces mains qui suscitaient des dieux ne peuvent même plus implorer le visage d'un chien ou les seins d'une femme.
- Ces mains, quand elles se sont portées sur l'ivoire et l'or du temple, n'imploraient ni dieu ni l'art. »


En contrepoint de ces déclamations, Quignard reconstitue et imagine ce qui a été et ce qui aurait pu être la vie d'Albucius, de sa naissance en 69 avant J.C. à Novare, en Gaule cisalpine à l'époque de la République et des guerres civiles jusqu'à sa mort en 10 après J.C. Alors que règne l'Empereur Auguste.
Il nous retrace parallèlement à la biographie d'Albucius les heurs et malheurs de cette époque fertile en rebondissements qui a vu se dérouler,entre autres, la conjuration de Catilina suivie de son procès par Cicéron, la course au pouvoir à laquelle se livrent Pompée, Crassus et César , l'ascension puis la prise de pouvoir de ce dernier, son assassinat suivi de l'intronisation du premier empereur de la Rome antique : Auguste.
C'est l'occasion pour pascal Quignard de dresser avec truculence et irrévérence les portraits de ces grandes figures historiques que furent Jules Cesar, marcus Tullius Ciceron et l'empereur Auguste, portraits contrastant avec l'image hiératique,marmoréenne et édulcorée que l'on peut encore s'en faire de nos jours.
Mais d'entre tous, c'est bien évidemment d'Albucius dont il fait le personnage principal de son ouvrage. Les empereurs romains et leurs hauts faits ne sont que la toile de fond devant laquelle évolue Albucius, auteur excentrique, fétichiste, obnubilé par les mains coupées, les rhinoceros et les marabouts, époux malheureux d'une femme acariâtre et jalouse, père d'une fille disgrâcieuse et alcoolique, farouchement attaché à un vieux saladier en bois de chêne noir ayant appartenu à sa bisaïeule, et accoutumé à boire chaque matin un bol de lait de femme qu'il aimait à déguster tiède.
Quelle est, chez Quignard, la part de réel, la part de l'invention ? Peu importe. Avec Albucius, il nous dresse le surprenant portrait d'un homme ayant vécu par, et pour la littérature, d'un homme ayant déjà, il y a deux mille ans, défini la liberté et la servitude qu'éprouve chaque homme qui s'adonne à cette étrange passion qu'est l'écriture romanesque.


« Albucius disait : « Les hommes sont les abeilles. Ils régurgitent leur vie sous forme de récit pour ne pas demeurer hébétés dans le silence comme sont les fous et les malheureux. A chaque retour de la nuit, ils restituent, amassent, partagent et dévorent les sucs qu'ils ont récoltés et le récit de leur quête. Ce sont les veillées et ce sont les rêves. » Il disait : « Je ne suis pas sûr que les récits des hommes soient plus volontaires que leurs rêves. J'ai le souhait qu'ils soient aussi impérieux si ce sont des romans (declamationes). Les romans sont aux jours ce que les rêves sont aux nuits. Quelles bêtes prédatrices pourraient-elles supporter que leur vie épouse autre chose que l'image d'une espèce d'affût et de course, de désir et de proie ? Nous nommons cela le sens de la vie. Nous aimons les mots qui sont impressionnants. Ils ne peuvent pas vivre sans remâcher un petit lambeau de couenne, sans remâchonner quelque chose de la victime. Les livres que composent les hommes depuis Troie, depuis Albe, ne sont pas plus cultivés ou civilisés que le miel ne l'est au regard de ces insectes jaunes et noirs qui volent et qui prélèvent leur butin dans le sexe des fleurs. Que celui qui coupe les fleurs que les nations contiennent sache qu'il extermine non seulement les mouches jaunes mais les astres où elles prennent repère. Les ruches s'étiolent. Le miel du retour est raréfié. Les auteurs de roman ou de conte (declamationes sive saturae) sont des araignées qui tissent des fils perlés de rosée dans le désordre des sentiments et des jours. Ils nous permettent de nous réciter une leçon que notre attention même rend impossible et qui nous fait passer en hâte d'un peu de flottaison dans l'obscurité du sexe d'une femme à la désintégration de la lumière où vécut notre désir dans la mort où il s'éteint. Ils élaborent la douleur. Ils donnent un nom à la peine ou à la vengeance. Ils préservent une proie à nos vies. Mellifères ou lettrés, Pénélopes ou épeires, tels sont les noms qu'ils portent en tremblant ! »

vendredi 27 juillet 2007

Vae Victis !


"Suite française" Irène Némirovsky. Roman. Editions Denoël, 2004



« Suite française » devait à l'origine comporter cinq volets. Le destin dramatique d'Irène Némirovsky – déportée puis assassinée à Auschwitz en 1942 – en a voulu autrement.
De cette « Comédie Humaine » de la France occupée n'existent que les deux premières parties : « Tempête en juin » qui dépeint l'exode des populations lors de la débâcle de juin 40, et « Dolce » dont l'action se passe un an plus tard, qui décrit la vie au sein d'un petit village du centre de la France dont la population se voit contrainte d'accueillir et d'héberger des troupes allemandes.
Le projet d'Irène Némirovsky était de faire partager au lecteur le destin de divers personnages récurrents au fil des évenements qui secouent la France sous l'occupation. On retrouve ainsi dans « Dolce » certains des personnages apparus dans « Tempête en juin » et l'on assiste ainsi à l'évolution de leurs sentiments et à leurs diverses prises de position face à la situation dramatique dans laquelle est plongé le pays.


« Tempête en juin » relate donc ce grand exode de juin 1940 où la population se lance à corps perdu sur les routes de France, fuyant un ennemi victorieux et ayant enfoncé les dernières lignes de défense de l'armée française. Bourgeois, paysans, ouvriers, hommes, femmes , enfants, vieillards, se bousculent tel un troupeau affolé en un flot continu de voitures et de charrettes encombrées d'assemblages hétéroclites de meubles et de matelas, de souvenirs de famille, de vaisselle et d'argenterie, de vêtements et de bijoux, de nourriture et de billets de banque destinés à assurer l'ordinaire au cours de cette fuite en avant où tout s'achète et se revend à prix d'or. Car il en va dans cet exode comme de la vie ordinaire : les plus fortunés sont les plus aptes à se procurer de l'essence et des vivres. Les autres, quant à eux, se voient contraints de marcher à pied et d'endurer les affres de la faim.
Ces évenements dramatiques sont l'occasion pour Irène Némirovsky de dépeindre sans concessions la société française d'alors. Et le constat qu'elle en retire est bien peu reluisant. On assiste ainsi à un florilège de bassesses et de petites lâchetés, à une anthologie de l'égoïsme ordinaire et du « chacun pour soi » qui ne font honneur ni à ces français jetés sur les routes ni aux habitants des régions traversées.

Tous ces bourgeois bien-pensants, ces banquiers, ces artistes et esthètes parisiens, emplis de morgue et attachés à leurs petits privilèges qui feront d'eux des collaborateurs convaincus et des fidèles du régime de Vichy, nous sont décrits ici avec une lucidité et un réalisme stupéfiants.

De cette galerie de tristes portraits, seules quelques figures se démarquent de cet océan de médiocrité et de veulerie, ce sont, entre autres, les Michaud par exemple, modestes employés de banque parisiens, personnages dignes et sincères qui, face aux épreuves du sort, ne jetteront pas leur sens moral aux orties.
Au dessus de cette marée humaine grouillante et affolée, de cette mêlée inextricable d'humains, de voitures, de camions, de chevaux, Irène Némirovsky nous dépeint une nature immuable et lumineuse, indifférente à la cruauté des hommes, la beauté de ces journées ensoleillées de juin, la douceur des crépuscules traversés du vol des hirondelles, la fraîcheur des sous-bois propices au repos après ces journées d'errance sous un ciel immense et bleu.


La deuxième partie « Dolce » se déroule un an plus tard, dans le village de Bussy où l'on retrouve certains des personnages rencontrés dans le premier volet.
C'est l'heure de la France occupée, l'heure du couvre-feu, de Radio-Londres que l'on écoute en cachette, l'heure du marché noir et de la collaboration.
Les habitants de Bussy se voient contraints d'accueillir et d'héberger les troupes allemandes. Cette cohabitation entre villageois et forces d'occupation va susciter tempêtes et passions au sein de cette petite communauté où chacun épie son voisin, où le moindre regard, le moindre geste peuvent être interprétés comme un signe de résistance à l'occupant ou au contraire comme la manifestation d'une volonté de pactiser avec l'ennemi.

Ici aussi, Irène Némirovsky fait preuve d'un extraordinaire talent dans l'observation et la description des mentalités provinciales. Elle dépeint ces visages fermés, impénétrables, ces regards qui épient à l'abri des rideaux et des volets clos, ces mots qui blessent plus sûrement qu'une arme, ces petites insinuations perfides qui révèlent un océan de malveillance et de duplicité. Elle excelle à décrire cette société de petits notables provinciaux collaborateurs et hypocrites, prêts à tous les compromis avec l'occupant, à toutes les dénonciations, pour conserver l'image surranée qu'ils se font de leur propre prestige ; ce sont aussi ces riches fermiers, avares et cupides, thésaurisant au fond de leurs resserres des quantités impressionnantes de vivres alors que le reste de la population s'évertue chaque jour à trouver de quoi se sustenter.
Quant aux troupes allemandes, Irène Nemirovsky ne laisse pas ses personnages céder à un manichéisme simpliste. Ces hommes sont certes perçus par les habitants comme des occupants mais ils sont aussi considérés comme des hommes que l'on a transplantés loin de leurs foyers et de leurs familles. Ces soldats, qui dans ce cas s'avèrent finalement, et à la surprise générale, polis et respectueux, sont traîtés avec une certaine bonhomie par la population et finissent par entamer le dialogue avec les habitants.

Mais chacun sait, d'un côté comme de l'autre, que la moindre étincelle peut mettre le feu aux poudres et que ceux qui aujourd'hui se saluent avec déférence peuvent demain s'entretuer si les circonstances viennent à l'exiger.

Cette situation troublante, qui fait de l'ennemi votre locataire, sera cause de maints égarements et de dilemmes existentiels pour les différents protagonistes de ce récit.


Après « Dolce » Irène Némirovsky avait projeté d'écrire trois autres volets au cours desquels le lecteur aurait pu suivre les destins croisés des différents personnages découverts dans "Tempête en juin" : « Captivité, Batailles, La paix ».

Son arrestation suivie de sa déportation puis de son assassinat nous priveront à tout jamais de l'intégralité d'une oeuvre qui, par bien des aspects, et surtout par le talent et la maîtrise narrative de l'auteur, pourrait aisément être comparée à la « Comédie Humaine » de Balzac ainsi qu'à « Guerre et Paix » de Tolstoï.
L'avis de Clarabel , de Malice, et de Majanissa

jeudi 26 juillet 2007

Au bout de la nuit


"Les Voyageurs" Simon Vestdijk. Roman. Phébus, 1992.

Traduit du néerlandais par Louis Roelandt.



Ils sont une douzaine, hommes et femmes, tous habitants du même immeuble.
Un soir, à la nuit tombée, ils sont rassemblés hors de chez eux par une brigade de policiers peu loquaces qui les poussent sans violence, mais avec fermeté, dans un autobus.
Après avoir traversé des quartiers curieusement déserts, ils sont conduits dans un immense édifice, probablement un cinéma, où ils se retrouvent en compagnie d'autres groupes semblables à eux.

Que représentent ces curieux emblèmes composés d'un "M" entouré de feuilles de laurier et surmontés d'un glaive vertical ? Quelle est cette voix impérieuse qui sort de haut-parleurs et qui prodigue ordres et conseils afin de discipliner cette foule stupéfaite et désorientée ? Qui sont ces étranges policiers, ces fonctionnaires anonymes, ces infirmières qui canalisent cette multitude vers de sombres couloirs labyrinthiques en direction d'un immense hall de gare ?
Opération publicitaire ? Cauchemar totalitaire ?

Les douze habitants vont tenter peu à peu de comprendre la signification de cette étrange et inquiétante errance nocturne? Echafaudant tour à tour maintes hypothèses sur leur sort, ils vont, au cours de ce cauchemar éveillé, s'interroger, se révolter, se déchirer, refuser, nier, et se rebeller contre le but inexplicable de toute cette mise en scène.

Ils vont également peu à peu se connaître les uns les autres, s' avouer leurs fautes, leurs faiblesses et leurs travers au cours d'une confession collective, s'entraider et se pardonner au fil de cette épreuve collective qui bouleversera à jamais leurs vies respectives.


« Les Voyageurs » , ce curieux et inquiétant roman de Simon Vestdijk (1898-1971) n'est pas sans rappeller les oeuvres de Kafka où se mêlent l'absurde, la cruauté et les errances labyrinthiques de personnages en proie à d' autoritaires et énigmatiques administrations.


Roman aux implications métaphysiques et philosophiques « Les Voyageurs » est un récit où alternent interrogations sur le devenir collectif de l'humanité et la quête individuelle de rédemption de chacun.
Remarquablement écrit et traduit, ce roman étrange et déroutant entraînera le lecteur dans une quête énigmatique de la vérité qui ne s'achèvera, après maintes supputations, qu'avec la fin du récit.
Fascinant et inquiétant, le roman de Simon Vestdijk est de ces livres qui ne se lisent pas une seule et unique fois au cours d' une vie mais que l'on a plaisir à relire au fil des années afin de saisir une implication jusqu'alors insoupçonnée, un passage qui semblait obscur, un dialogue apparemment abscons...


Avec « Les Voyageurs » Simon Vestdijk s'est hissé au niveau de Kafka et d'Orwell.

dimanche 22 juillet 2007


"L'imagination porte bien plus loin que la vue."


Baltasar Gracian Y Morales (1601-1658 )

Microcosmos


"Merveilleuse Plante" William Goyen. Roman. ACTES SUD, 1994.

Traduit de l'américain par Patrice Repusseau.



Il s'appelle Tony Sepulveda et il vient de s'installer dans la ville de Los Angeles. Loin de chez lui, au coeur de cette mégapole artificielle, la déprime le gagne peu à peu. Afin de lui remonter le moral, un ami lui offre en cadeau une plante vivace : Merveilleuse Plante.


Bientôt, Tony ne pourra plus se passer de Merveilleuse Plante car celle-ci n'est pas un végétal comme les autres : sous ses feuilles vit tout un petit monde.

Tout d'abord, il fait un beau matin la connaissance de deux petits êtres verts et minuscules, Henry et Polly Cramoisi qui lui annoncent qu'ils attendent un heureux évenement.

Puis vient le tour de l'AOBB ( Association de l'Ordre des Braves Bêtes), milice d'insectes vouée à la sécurité de Merveilleuse Plante.

L'Ordre des Braves Bêtes – ou Ordre des Bons Insectes – va permettre à Tony de rencontrer son commandant Herbert Bête, ainsi que les divers membres du bataillon : Ver de Terre, Gary la Chenille, les deux coccinelles jumelles Gisella et Charlène, l'araignée Adèle, le timide Billy Balle et Fils de Terre le Ver Blanc.
Peu à peu, Tony va faire connaissance de toute cette société minuscule qui s'évertuera à lui remonter le moral en organisant des spectacles orchestrés par Criquet Cru. Il assistera aussi à la capture du redoutable Coupe-Coupe ainsi qu'à son procès qui s'achèvera... par un mariage.
Mais Merveilleuse Plante est une plante d'hiver et alors que l'été arrive, ses feuilles commencent à dépérir et toute sa population commence à organiser son exode annuel vers les profondeurs souterraines en attendant le retour de la nouvelle saison.

Pour Tony, c'est un déchirement de se séparer de ses nouveaux amis et il faudra l'intervention du docteur Taupe Emmanuel Molleton ( docteur ès lettres ès sciences et SPA, CNRS, et Président Honoraire de l'Ordre de l'IBF : Institution du Bulbe Fabuleux ) pour lui expliquer le cycle naturel de Merveilleuse Plante et lui faire ainsi admettre la nécessité qu'à celle-ci et ses habitants de se régénérer afin de revenir à la surface l'hiver suivant.


On l'aura compris « Merveilleuse Plante » est un court roman en forme de conte, une fable surréaliste qui évoque l'univers humoristique des dessins animés ainsi que le Pays des Merveilles de Lewis Carroll.

Avec ce livre, William Goyen nous offre une parabole sur le mal de vivre et le déracinement ainsi que sur le pouvoir dont dispose chacun de nous pour disperser les sombres nuages de la mélancolie et d'oublier, grâce au pouvoir de l'imagination, les tracas et avanies de l'existence. Cartésiens s'abstenir.


samedi 21 juillet 2007

Un goût d'Orient


"ASSAM" Gérard de Cortanze. Roman. Albin Michel 2002.





En cette année 1796, le petit royaume italien de Piémont-Sardaigne est aux abois. Voici qu'à ses frontières se masse une armée ennemie qui s'apprête à envahir le territoire. Cette armée, c'est l'armée française, dirigée par un certain général Buonaparte, armée dont le but est de propager les idéaux de la Révolution française à l'étranger et d'abattre les monarchies qui règnent sur l'Europe.
Pour le jeune Aventino Roero, marquis de Cortanze, c'en est fini du temps de l'insouciance. Il va falloir prendre les armes.
Alors que les nuages s'amoncellent sur le royaume de Victor-Amédée III, farouchement déterminé à résister à l'envahisseur français, Aventino se rend à Gênes où il a pour habitude de fréquenter le casino Santa Margherita, luxueuse maison de passe où le jeune marquis aime à dîner et passer la nuit en compagnie de ses amis et de sa maîtresse, la jeune Maria Galante.
C'est là, entourés de jolies femmes, que les amis d'Aventino et autres habitués du casino s'entretiennent de la politique,des évènements et de l'avenir de l'Italie. Un prêtre français émigré, un baron autrichien, ancien ministre plénipotentiaire échappé de peu à la fureur de 1789 et depuis lors ennemi acharné de la Révolution, un scientifique d'ascendance hébraïque, un officier-chirurgien, un pamphlétaire anti-français, un inspecteur de police sournois et opportuniste ainsi qu'un cardinal aux moeurs épicuriennes, composent ce cercle.

Un autre membre de cette compagnie vient quelquefois leur tenir compagnie quand il n'est pas en voyage à l'autre bout du monde, le génois Percy Gentile, aventurier et trafiquant d'étoffes exotiques, de thé et d'opium qu'il rapporte de ses voyages en Asie.
Cet homme, brutal et raffiné, passionné par l'Asie et par la culture du thé va exercer sur Aventino une influence grandissante au cours de cette période où tout semble s'effondrer et où le monde qui a vu naître le jeune marquis est sur le point de disparaître. Peu à peu, il lui fait découvrir la magie du thé , la sérénité qui semble se dégager de ce breuvage, l'aspect quasi-mystique de la dégustation de cette boisson :


« Il expliquait pourquoi l'eau devait « sourire », c'est à dire être frémissante. Ses bulles ressemblaient alors à des yeux de poisson, ou à des perles de cristal qui glissent dans une fontaine, ou à des vagues jaillissantes. Il parla du choix de la théière, en terre cuite, de préférence, afin que le dépôt tannique formé au cours des années exalte les saveurs des infusions. Il dit que la théière avait une mémoire et un être harmonique. Il dit aussi que le choix d'une bonne eau était primordial, que celle-ci devait jaillir de la montagne sur des rochers sans mousse ni végétation, qu'il était inutile de remuer le thé, et que les gouttes versées par inadvertance sur la nappe ne signifiaient nullement que le geste était malheureux, bien au contraire : « Ces gouttes sont la part de la terre, la part qui lui revient. »


Le thé apportera ainsi du réconfort à Aventino quand, blessé après avoir combattu les troupes françaises lors de sanglants combats, il ne pourra que constater la victoire écrasante des envahisseurs ainsi que le pillage et la confiscation des oeuvres d'art du patrimoine italien, pillage orchestré par un certain Vivant Denon. Désabusé, n'ayant plus comme choix pour aider à la libération de son pays du joug français que de s'allier aux autrichiens, maîtres du milanais, et ainsi échanger un oppresseur contre un autre, ayant vu certains de ses amis tourner casaque et devenir complices des envahisseurs bonapartistes, Aventino va s'embarquer en compagnie de Gentile sur un vaisseau qui les conduira en Inde, vers la mystérieuse province d'Assam où ils tenteront d'acclimater, de cultiver, puis d'exporter du thé.
Ce voyage sera pour le jeune marquis de Cortanze l'occasion de découvrir des aspects jusque là inconnus de sa personnalité et, par là même, de comprendre et élucider certains mystères qui gravitent autour de lui. De retour en Italie après plusieurs années, il redécouvrira un pays à genoux, humilié par un conquérant devenu empereur, un despote tyrannique et mégalomane dont l'emprise sur l'Europe commence petit à petit à s'effriter et laisse apparaître au grand jour ses chairs putréfiées par la médiocrité, le lucre et le népotisme.
C'est en parcourant ce pays en lambeaux, en retrouvant un à un tous ses anciens compagnons du passé qu'il finira par faire toute la lumière sur certains éléments troublants de sa vie, dompter ses démons intérieurs et trouver ainsi sa rédemption ainsi que la sérénité qui l'accompagne.


Roman historique, roman d'aventures mais aussi quête du soi et quête de l'autre, « Assam » de Gérard de Cortanze, est un ouvrage passionnant qui, des sanglantes batailles napoléoniennes aux inextricables forêts de l'Inde peuplées de tigres, nous entraîne dans un tourbillon coloré et sensuel, où le raffinement et l'horreur se côtoient à tout moment, où l'irrationnel et le fantastique se juxtaposent à la réalité historique pour donner naissance à un récit puissant au souffle épique.
Mais, pour décrire ce livre, comment trouver mieux que ces quelques mots d'Yves Viollier à propos d' « Assam » ? :


« Une aventure qu'on dirait écrite par un Stendhal, parfois un Tolstoï qui aurait vu Les aventuriers de l'Arche perdue. »


« Assam » a reçu le Prix Renaudot 2002.

lundi 16 juillet 2007


"Le dictionnaire est une machine à rêver"


(Roland Barthes)
Illustration : Christine Le Roy

dimanche 15 juillet 2007

La théorie du complot


"Les caves du Vatican" André Gide. Sotie. Gallimard, 1922.



Quand André Gide publia « Les caves du Vatican », il tint à ne pas qualifier ce livre de « roman » mais de « sotie » afin de bien faire ressortir le caractère burlesque de son récit.


Avec ce livre, André Gide, en effet, nous entraîne dans une tragi-comédie abracadabrante, une aventure aux accents rocambolesques peuplée de personnages cocasses et qui n'est pas sans rappeler l'atmosphère des romans de Queneau. On retrouve dans la description acérée et sans concessions des personnages principaux, des accents balzaciens qui, servis par une écriture volontairement désuète, donnent aux protagonistes du récit une épaisseur et une présence qui rappellent le sens aigu de la description propre aux plus grands auteurs du XIXe siècle.


Les personnages principaux : Anthime Armand-Dubois, Julius de Baraglioul, Amédée Fleurissoire, dont on suit tour à tour les démêlés, sont tous apparentés et appartiennent à cette classe « supérieure », mélange de vieille noblesse et de nouvelle bourgeoisie, élite bien-pensante et désoeuvrée, quasiment « proustienne », faite de rentiers conservateurs et calotins, espèce que Gide nous décrit comme déjà en voie d'extinction en cette fin du XIXe siècle, vieux dinosaures bientôt remplacés par les esprits mercantiles du XXe siècle, nouvelle race dédiée à un mercantilisme dénué de toutes références à une quelconque morale ou religion.


Mais en cette année 1890, c'est l'effervescence qui règne chez nos personnages. Le Comte Julius de Baraglioul apprend l'existence jusqu'ici insoupçonnée de son demi-frère en la personne de Lafcadio Wluiki, jeune homme voué à la vie de bohême mais fermement déterminé, à l'image du Rastignac de la « Comédie Humaine » à gravir les échelons de la société, quitte pour cela à faire fi de toute espèce de scrupules.
Plus grave encore, la soeur puînée de Julius de Baraglioul, la Comtesse Guy de Saint-Prix, femme d'une dévotion exemplaire, apprend l'existence d'un complot d'une audace et d'une envergure peu communes : l'enlèvement et la séquestration du Pape Léon XIII par les Francs-Maçons qui ont dans la foulée installé au Saint-Siège un sosie acquis à leurs sombres desseins.
C'est afin d'éventer ce complot et de faire toute la lumière sur cette machination qu'entre en scène Amédée Fleurissoire, mari de la soeur cadette de Mmes Armand-Dubois et de Baraglioul.
Personnage d'une naïveté peu commune, Amédée Fleurissoire va se lancer, seul, tel un Tartarin de Tarascon, à corps perdu dans la « Croisade pour la Délivrance du Pape »


Le voyage ferroviaire d'Amédée Fleurissoire entre Pau et Rome est à lui seul un grand moment d'anthologie. Ses démêlés avec moustiques, puces et punaises, ses erreurs d'aiguillage entraînant retards et faux-départs, ses mésaventures romaines jusqu'à sa rencontre avec le destin dans le train qui relie Rome à Naples, entraînent le lecteur dans une sorte de road-movie jubilatoire dont le personnage central, naïf, lunaire et désorienté va devoir se confronter à un univers bien éloigné de son petit monde familier.


« Les caves du Vatican » est une farce, un roman tragi-comique qui s'inspire peu ou prou de certains grands courants littéraires du XIXe siècle afin de faire ressortir le côté grotesque et dérisoire des personnages mis en scène ainsi que de leurs aspirations diverses. C'est aussi pour Gide l'occasion d'introduire le thème du libre arbitre au sein d'une satire sociale exprimée sous la forme d'une comédie abracadabrante et échevelée, une aventure truculente et jubilatoire dont les personnages principaux, sympathiques à force de ridicule, ne cesseront pas de sitôt de faire s'esclaffer le lecteur.

vendredi 13 juillet 2007

jeudi 12 juillet 2007


Tout proche d'être un Bouddha
Paresseusement rêve
Le vieux pin.

Issa

mercredi 11 juillet 2007

La Grande Peur


"Le complot contre l'Amérique" Philip Roth. Roman. Gallimard, 2006

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun.



C'est à une surprenante et terrifiante uchronie que nous invite Philip Roth avec « Le complot contre l'Amérique. »

L'auteur prend ici comme postulat la victoire de Charles Lindbergh aux élections présidentielles américaines de 1940. Franklin Delanoe Roosevelt et le Parti Démocrate cèdent le pouvoir au célèbre aviateur soupçonné, et bientôt convaincu, de complaisance envers le troisième Reich d'Adolf Hitler.
Commence alors pour les minorités des Etats-Unis une longue période de défiance et d'inquiétude qui ira crescendo jusqu'au dénouement final.

Philip Roth nous décrit ces années noires, ces « mauvais jours » où règne « la peur perpétuelle », en mettant en scène sa famille et lui-même durant cette époque.

Mêlant adroitement ses souvenirs autobiographiques à une situation politique imaginaire, Roth nous entraîne dans un roman semblable à ces cauchemars qui sont d'autant plus effrayants qu'ils se rapprochent de manière troublante de la réalité.

L'auteur se décrit à l'âge de huit ans dans son environnement familial, celui d'une famille juive de Newark confrontée à la sombre réalité échappée des urnes : un gouvernement populiste, manipulateur et fermement déterminé à ne pas entraver la politique expansionniste et mortifère de l'Allemagne nazie.
On assiste ainsi, à travers les yeux du jeune Philip Roth, à la montée en puissance, entre juin 1940 et octobre 1942, d'un gouvernement appuyé par les partis d'extrême droite et le Ku-Klux-Klan, élaborant graduellement une politique d'exclusion et de répression des minorités semblable à celle qui eut lieu en Allemagne dans les années 30. Ces mesures iniques finissent bientôt par toucher de plein fouet la famille Roth et les proches de celle-ci. Peu à peu les libertés sont restreintes et les minorités sont contraintes soit à émigrer vers le Canada, soit à subir les mesures discriminatoires édictées par l'administration Lindbergh.Cette montée en puissance d'un régime crypto-fasciste se conclura par un déchaînement de violence qui n'aura rien à envier à la « Nuit de Cristal » déclenchée par les nazis dans l'Allemagne de 1938.


Le jeune Philip, quant à lui, traverse ces années tant bien que mal, et du haut de ses huit ans assiste au déchirement des membres de sa famille, dont certains, comme son frère et sa tante affichent naïvement et ouvertement leur complicité envers un régime dont ils ne réalisent pas les inavouables desseins. Il décrit aussi le désespoir de ses parents, représentants de la classe moyenne, convaincus d'être des américains comme les autres et que l'on ne reconnaît soudain plus que comme des « juifs », une minorité chargée de tous les défauts, dont, entre autres, celui de clamer son hostilité au troisième Reich, d'encourager le peuple américain à prendre les armes contre l'Allemagne de Hitler, et d'être ainsi à l'origine du « complot contre l'Amérique »


Même si ce contexte inquiétant semble assez éloigné des préoccupations d'un enfant, le petit Philip ressent toutefois au fond de lui-même le climat angoissant et dangereux qui s'installe peu à peu dans la société américaine. Cette angoisse s'exprime particulièrement dans un de ses rêves concernant sa passion d'enfant pour les collections de timbres :


« Dans mon rêve, j'allais chez Earl avec ma collection de timbres serrée sur la poitrine quand soudain quelqu'un se mettait à me poursuivre en criant mon nom. Je me faufilais dans une allée et remontais me cacher vers les garages pour vérifier qu'aucun timbre n'avait glissé quand j'avais trébuché dans ma fuite et fait tomber l'album sur le trottoir où nous jouions à « Je déclare la guerre ». En prenant la page où j'avais fixé la série du Bicentenaire de Washington, émise en 1932, avec des timbres allant du marron à un demi-cent au jaune à dix cents, j'eus un choc. Ce n'était plus Washington qu'on voyait sur les timbres. Identique en haut de chacun, écrite en caractère que je savais être romains et blancs, à simple ou double interligne, on lisait toujours la légende « Poste Américaine ». La couleur des timbres était inchangée, elle aussi. Celui à deux cents était rouge, celui à cinq cents bleu, celui à huit cents vert olive, et ainsi de suite ; tous les timbres avaient leur taille réglementaire, le cadre des portraits conservait son dessin original, sauf qu'à la place d'un portrait de Washington différent sur chacun des douze, c'était toujours le même qui revenait : celui de Hitler. [...]
Au moment où je regardais la page d'en face, pour voir s'il était arrivé quelque chose, et quoi, à ma série des parcs nationaux, dix timbres émis en 1934, je tombai du lit et me réveillai par terre, en hurlant cette fois. Sur Yosemite en Californie, sur le Grand Canyon dans l'Arizona, sur Mesa Verde dans le Colorado, Crater Lake dans l'Oregon, Acadia dans le Maine, Mount Rainier dans le Washington, Yellowstone dans le Wyoming, Zion dans l'Utah, Glacier dans le Montana, les Great Smoky Mountains dans le Tennessee, sur tous, dans les falaises, les bois, les rivières,les pics, les geysers, les gorges, la côte granitique, l'eau d'un bleu profond et les hautes cascades, sur tout ce que l'Amérique avait de plus bleu, de plus vert, de plus blanc, et qui devait être préservé à jamais dans ces réserves des origines, était imprimée une croix gammée noire. »


Uchronie effrayante et talentueuse, roman de politique-fiction, « Le complot contre l'Amérique » m'est apparu aussi comme une critique à peine voilée de l'Amérique de George W. Bush, une administration isolationniste et populiste, prête à flatter les plus bas instincts de certains représentants de la société, un gouvernement flirtant ouvertement avec des théories politico-religieuses nauséabondes et prêt à aliéner les libertés individuelles en prenant pour prétexte là aussi un « complot contre l'Amérique ».


Reflet d'une Amérique qui aurait pu être, ou reflet d'une Amérique en devenir, « Le complot contre l'Amérique » de Philip Roth nous invite à réfléchir sur notre passé et sur les leçons que nous devons tirer de celui-ci afin de ne pas retomber de manière incessante dans certaines impasses qui pourraient se révéler fatales. Il nous met ainsi en garde sur l'extrême fragilité de nos démocraties face à l'attrait de certains hommes et dogmes « providentiels », il nous montre ainsi du doigt l'imperceptible frontière qui s'étend entre une civilisation digne de ce nom et une société s'abandonnant à la barbarie.
L'avis de In Cold blog.

mardi 10 juillet 2007


"Lire un livre sous un arbre en double le plaisir. On ne sait plus si on tourne les pages ou si on feuillette l'arbre."

(Jean Chalon : Journal d'Espagne)
Peinture de Warren Dennis

dimanche 8 juillet 2007

"Ashes and Snow" The Art of Gregory Colbert

Gregory Colbert est un photographe canadien né en 1960 à Brantford.
Il est à l'origine de l'exposition devenue itinérante "Ashes and snow" (Cendres et neige), bestiaire du XXIe siècle et projet de toute sa vie, qu'il a présenté pour la première fois à l'Arsenal naval de Venise avant d'imaginer l'exhiber dans un Musée Nomade, sorte d'arche de Noé concrétisé par l'architecte et spécialiste des matériaux recyclables Shigeru Ban.
Son œuvre, ce photographe pour qui il existerait un langage inter-espèces ou universel, la définit volontiers comme un message de paix ayant, selon ses termes, « l'espoir de faire disparaître les différences que l'on fait entre la créativité des animaux et celle des humains ».
Par la suite, il crée la Fondation des Droits des Animaux, une association à but non lucratif pour protéger les espèces et réserves de la planète. ( Source Wikipedia )


Plus d'images et d'informations sur le site officiel "Ashes and Snow"

samedi 7 juillet 2007

"Le roman est ennemi de la vitesse, la lecture doit être lente et le lecteur doit rester sous le charme d'une page, d'un paragraphe, d'une phrase même."

( Milan Kundera )








Photo : Gregory Colbert

jeudi 5 juillet 2007

"Zenda baashi" ("Reste en vie")



"LE PHOTOGRAPHE" Emmanuel Guibert-Didier Lefèvre-Frédéric Lemercier.
Bande-dessinée. DUPUIS, 2003, 2004, 2006.

« Je sors un de mes appareils. Je prends un vingt millimètres, un très grand angle, pour photographier depuis le sol. Qu'on sache où je suis mort. »

C'est à la fin du mois de juillet 1986 que Didier Lefèvre, reporter-photographe quitte Paris à destination de Peshawar ( Pakistan ) où il va rejoindre une équipe de l'organisation « Médecins Sans Frontières » qui doit se rendre en Afghanistan, pays plongé dans la guerre qui oppose les combattants mudjahidins aux envahisseurs soviétiques et au gouvernement communiste mis en place à Kaboul.
L'expédition de MSF doit traverser clandestinement la frontière pakistano-afghane afin de se rendre dans la province du Badakhshan, à Feyzabad, au nord de l'Afghanistan afin de rejoindre et d'approvisionner en médicaments et en matériel un petit hopital de campagne et aussi d'en créer un autre.
La bande-dessinée d'Emmanuel Guibert et Didier Lefèvre retrace cette expédition effectuée dans un pays en proie à la guerre, pays dont les populations aujourd'hui encore subissent la violence des armes, pays où les oppresseurs ont depuis changé de visage et de camp mais dont les proies, vieillards, femmes, enfants, restent obstinément les mêmes, perpétuelles victimes expiatoires de tous les conflits qui ensanglantent la planète.
La relation de ce périple mêle adroitement les dessins d'Emmanuel Guibert aux photos prises par Didier Lefèvre au cours de l'expédition. Le résultat est un récit de voyage passionnant, un témoignage précis et bouleversant de la situation d'un pays engagé dans un conflit cruel et meurtrier.
On suit pas à pas, à travers le regard de Didier Lefèvre, les membres de l'équipe de MSF dans leurs tribulations pour traverser un pays en guerre, leurs relations avec les populations locales, empreintes de respect, de tolérance mais aussi de méfiance parfois, leur dévouement envers les blessés qu'ils doivent soigner avec des moyens plus que précaires. On fait ainsi la rencontre des divers membres d'une équipe déterminée à surmonter dangers et intempéries pour mener à bien la mission qui leur est impartie ; on entre en contact, par leur biais, avec les populations locales, fières et farouches, irréductibles et prêtes à défendre chèrement leur culture et leur territoire.
Le contexte dramatique dans lequel se déroule ce récit n'empêche pas de s'esclaffer et de sourire aux mésaventures de Didier Lefèvre qui raconte ici sa première grande mission de reporter-photographe et qui se retrouve ainsi propulsé subitement à des années-lumière de Paris et du confort occidental. Ses embarras, linguistiques, digestifs et autres, apportent, dans le déroulement des évenements, des respirations humoristiques qui, loin de nuire au sérieux du sujet, le dédramatisent au moment où la tension devient trop forte et donnent à ce reportage ainsi qu'à son narrateur une épaisseur et un « vécu » qui font de ce récit un grand moment de lecture, de découverte et d'information.
Le dessin sobre d'Emmanuel Guibert rehausse le côté réaliste du sujet, soutenu par les photos de Didier Lefèvre qui renforcent l'aspect « reportage » de la narration et lui apportent une intensité et une authenticité remarquables.
« Le Photographe » , plus qu'une bande-dessinée, est un témoignage sur l'engagement d'hommes et de femmes prêts à braver tous les dangers pour porter assistance à des populations en péril, un reportage sur la situation d'un pays lors d'un des grands conflits de la fin du XXème siècle, conflit qui, par ses répercussions dramatiques, est encore aujourd'hui au coeur de notre actualité.




mercredi 4 juillet 2007

Douce France


"Une vie française" Jean-Paul Dubois. Roman. Editions de l'Olivier/ Le Seuil, 2004



Paul Blick naît en 1950 à Toulouse. Son père, Victor Blick est concessionnaire pour la marque automobile Simca, et sa mère, Claire, est correctrice de presse.


Paul commence le récit de sa vie à partir du dimanche 28 septembre 1958, jour où, par la voie du référendum, les français adoptèrent la Constitution de la Vème République. Mais pour la famille Blick, cette date sera avant tout celle de la mort de Vincent, le frère aîné de Paul, décédé suite aux complications d'une crise d'appendicite ayant évolué en péritonite aigüe.


Suite à ce drame, les parents de Paul ne seront plus jamais ce qu'ils avaient été auparavant, ils seront comme l'ombre d'eux-mêmes, des adultes rongés par le chagrin et les regrets, des êtres transparents que les affres du monde et les querelles familiales ne feront plus qu'effleurer.
C'est dans ce contexte que Paul va grandir, puis s'affirmer, atteindre l'âge d'homme, travailler, se marier, devenir père, puis grand-père au cours du demi-siècle que couvre le roman de Jean-Paul Dubois.


Parallèlement à cette vie d'homme, se déroule sous nos yeux une page d'histoire, celle de la société française vue à travers le prisme des mandats successifs qui ont porté au pouvoir Charles De Gaulle, Georges Pompidou, Valéry Giscard d'Estaing, François Mitterrand et, pour finir, en 2002 avec le second mandat de Jacques Chirac.


Le récit de la vie de Paul se décompose donc en chapitres prenant chacun pour intitulé le nom du président ayant exercé au cours de la période concernée, ce qui permet de mettre en parallèle le parcours de Paul et les heurs et malheurs de la République Française.


On assiste ainsi simultanément à l'émancipation de Paul et de toute une génération lors des évenements de Mai 68, évenements qui, quoi qu'on en dise aujourd'hui, ont profondément modifié la société française et les mentalités, encore enfermées dans le carcan rigide de moeurs édictées par une bourgeoisie bien-pensante :


« La prise de conscience politique demeurait encore balbutiante, mais une génération était en train de naître qui ne voulait plus qu'on lui coupe les cheveux en brosse, pas d'avantage qu'on lui taille sa vie au carré ou qu'on la traîne à l'église. Une génération avide d'équité, de liberté, brûlant de prendre ses distances d' avec ses dieux et ses vieux maîtres. Une génération, oui, vraiment à cent mille lieues de la précédente. Jamais, sans doute, n'y eut-il dans l'histoire, une rupture aussi violente, brutale et profonde dans le continuum d'une époque. 1968 fut un voyage intergalactique, une épopée bien plus radicale que la modeste conquête spatiale américaine qui ambitionnait simplement d'apprivoiser la Lune. Car en ce mois de mai, il s'agissait ni plus ni moins que d'embarquer, au même moment, sans budget particulier, ni plan concerté, ni entraînement, ni Führer, ni caudillo, des millions d'hommes et de femmes vers une planète nouvelle, un autre monde, où l'art, l'éducation, le sexe, la musique et la politique seraient libérés des normes bornées et des codes forgés dans la rigueur de l'après-guerre. »


Exit De Gaulle, voici les années Pompidou. Pour Paul, c'est l'âge de l'université, des « trois jours », de la première voiture, des flirts et des copains, du rock'n roll et des petits boulots :

« En ce qui me concerne, j'enfilais pour la première fois le corset du salariat dans un établissement semi-public chargé d'établir les fiches de congés payés des travailleurs du bâtiment. Nous étions une trentaine d'employés à éplucher ainsi des feuilles de paye et des « déclarations de mise en intempéries » établies par les entrepreneurs. Il fallait reporter ces heures chômées sur des documents spécifiques, y inscrire le nom de l'ouvrier, effectuer quelques additions élémentaires et déterminer le montant des sommes à verser. C'était un travail comme il en existe des milliers, sans intérêt, une sorte de chaîne administrative, survivance d'un autre siècle, un emploi simplement misérable qui grignotait votre vie, sorte de petit cancer salarié qui ne vous tuait pas, mais simplement, jour après jour, paralysait les muscles du bonheur. Le plus cocasse, ici, était bien que notre activité consistait à calculer la durée des vacances d'autrui. Je savais n'avoir que quelques mois à endurer dans ce compartiment étanche au monde. La plupart des autres employés y avaient déjà passé le plus clair de leur existence. »


Georges Pompidou meurt en 1974 et après l'intérim d'Alain Poher c'est Valéry Giscard d'Estaing qui prend les rênes du pouvoir:

« La longue période d'insouciance, de liberté, et de bonheur, qui avait accompagné mai 1968, était définitivement révolue. Tout le monde avait rengainé ses illusions, remonté son pantalon, éteint son mégot de tétrahydrocannabinol, rejeté ses cheveux en arrière, et s'était remis au travail. Le pays avait confié ses intérêts à un petit roi calculateur faussement féru d'accordéon, s'était acheté des costumes de coupe ridicule et de petites mallettes qui ne l'étaient pas moins. Dans ces attaché-cases thermoformés censés receler la puissance du siècle, chacun en réalité, sans se l'avouer, dissimulait la misère et la honte d'être redevenu un petit soi. »


Quant à Paul Blick, il fait la connaissance de celle qui deviendra sa femme, Anna Villandreux, fille d'un chef d'entreprise reconverti dans la direction d'un hebdomadaire sportif national. Paul, bien que complètement étranger à ce milieu, deviendra donc journaliste sportif tandis qu'Anna, après avoir mis au monde Vincent et, un an et demi plus tard Marie, reprendra la direction de l'entreprise paternelle spécialisée dans la fabrication de piscines préfabriquées :

« En quelques jours, la femme que j'aimais et avec qui je partageais la douceur d'être en vie s'effaça au profit d'une gestionnaire pestant contre les charges des PME, l'influence des syndicats, la désorganisation du patronat, l'impôt sur les bénéfices et le manque d'implication du personnel. Ces bouleversements m'incitèrent à prendre une décision à laquelle je pensais déjà depuis longtemps : abandonner mon stupide travail pour me consacrer à mes enfants. Les élever tranquillement. Comme une mère d'autrefois. »


Paul deviendra donc un papa-poule et pourra ainsi en parallèle se consacrer librement à son hobby : la photographie.il verra aussi s'éteindre son père, suite à une série de malaises cardiaques :

« Je n'imaginais pas à quel point la mort de mon père allait changer le cours de ma vie et modifier ma perception des choses. Avec son départ, je cessai d'ëtre un fils et pris physiquement conscience de ma part d'unicité. Je n'étais plus le frère cadet de l'incomparable Vincent Blick, mais, ce qui était tout aussi intimidant, un « homme fait de tous les hommes qui les vaut tous et que vaut n'importe qui


Les socialistes arrivent au pouvoir en mai 1981 avec François Mitterrand. Paul continue d'élever ses enfants tout en faisant quelques infidélités à sa femme en compagnie d'une amie de la famille. Les liens du couple se sont peu à peu relâchés, Anna étant de plus en plus impliquée dans lea gestion de son entreprise au détriment de l'harmonie familiale. C'est la décennie des « Années-Fric » qui marque son emprise sur la société française :

« En ces années quatre-vingt, il fallait être mort pour ne pas avoir d'ambition. L'argent avait l'odeur agressive et prémerdeuse des déodorants pour toilettes. Tous ceux que ce fumet incommodait étaient priés de n'en point dégoûter les autres. Et de se mettre sur le côté. Rapidement convertis à la moelleuse réalité du monde des affaires, prestataires zélés, élèves pressés d'égaler leurs maîtres, les socialistes et leurs amis entraient dans les plis de l'industrie, infiltraient les doublures de la banque, se glissaient dans la fourrure du pouvoir. »


Grâce à une relation de son beau-père, paul va faire la connaissance d'un directeur de collection d'une grande maison d'édition parisienne. Celui-ci, séduit par les photographies de Paul, va lui proposer la réalisation d'un livre consacré aux arbres. Ce sera donc « Arbres de France », un ouvrage qui remportera un vif succès commercial, suivi peu après d' « Arbres du monde » qui mènera Paul aux quatre coins du globe et qui fera de lui un homme riche et reconnu.

Le deuxième septennat de François Mitterrand s'achève en 1995, entaché, entre autres, par de multiples « affaires » ainsi que par le suicide de Pierre Beregovoy :


« Humilié, mis à terre, peut-être avait-il essayé, en s'éjectant à sa façon, d'échapper au sort misérable qu'on lui avait assigné. Ce n'était bien sûr pas un hasard si l'ancien ouvrier s'était suicidé un premier mai. On avait, à l'époque, stigmatisé l'indifférence avec laquelle les socialistes et Mitterrand lui-même avaient traité Beregovoy après sa mise à l'écart. Issu des basses castes, porteur de la défaite et du scandale, cet ancien Premier ministre n'avait plus rien à faire dans les couloirs et les salons de la cour impériale. Alors on avait rendu le taupin à l'obscurité de ses galeries. Dans la tristesse de cette fin, l'histoire de cet abandon, on pouvait lire toute la cruauté du petit monde des insectes que je découvrais parfois dans mon viseur, lorsque, poussé par on ne sait quelle force, ceux-ci commençaient, tout d'un coup, à se dépecer entre eux. Lorsque, cinq mois après le suicide de son Premier ministre, François Mitterrand se retrouva face à la mesure qui le sommait de s'expliquer sur son propre passé et ses liens embarrassants avec René Bousquet, j'eus une pensée pour Pierre Beregovoy et, ma foi, la haute idée qu'il se faisait de son honneur. [...]
Commencé dans l'ivresse de l'espoir et des promesses, empreinte d'une certaine majesté, cette ère mitterrandienne se terminait dans une sorte de dérive politique et morale qui imprégnait les tentures de la République d'un graillon caractéristique des fins de règne. Les scandales financiers n'en finissaient pas de dégorger, des responsables politiques, des anciens ministres, des élus se retrouvaient en prison, un proche de Mitterrand se suicidait à l'Elysée, et l'on reparlait de Bousquet, de l'affaire du sang contaminé, des écoutes téléphoniques que le président avait ordonnées, de sa famille secrète, de sa fille cachée, des progrès de sa maladie. »


Jacques Chirac entame son premier mandat présidentiel. Paul voit quant à lui échouer son troisième projet éditorial, un livre de photographies consacré aux insectes. Il entreprend une psychanalyse qui s'achèvera de manière inattendue et voit son fils Vincent quitter le domicile familial pour s'installer avec une jeune japonaise.

Fin 1999, tout bascule pour Paul Blick quand il apprend la mort accidentelle de sa femme. Les circonstances non élucidées de cet accident, le soupçon d'une liaison avec un autre homme, la situation financière catastrophique de l'entreprise d'Anna, criblée de dettes, la profonde dépression dans laquelle, suite à ce drame, s'enterre sa fille Marie, font de cette suite d'évenements un séisme qui bouleversera à jamais l'existence de Paul. Le seul événement positif dans cette série noire sera la naissance de son petit-fils Louis-Toshiro :


« Mon petit-fils, lui, vint au monde pendant cet interminable séisme financier et familial. Dans la plus parfaite discrétion, il se contenta de poser en douceur ses trois kilos trois cents sur cette terre. Dès la première seconde où je le pris dans mes bras, je ressentis l'incroyable, l'inestimable poids de sa vie. Cet enfant fut instantanément le mien. Comment expliquer cela ? Je n'en sais rien. Je l'adoptai au premier regard, je l'aimai sans me poser la moindre question. Qu'il fût le fils de mon fils n'avait rien à voir dans notre relation. Lui et moi étions liés par quelque chose de beaucoup plus important, d'encore plus intime que le sang que nous partagions. Désormais je portais cet enfant dans mon coeur et il me possédait. Il faisait partie intégrante de mon être. Où qu'il aille je serais. Et je le protégerais. Et quand il grandirait je lui offrirais un carrosse d'argent. Et un Brownie Flash Kodak. Et je lui ferais découvrir la magie des lumières inactiniques et l'odeur de l'hyposulfite. Et nous irions ensuite nous promener de par le monde simplement pour apprendre le nom des arbres et voir leurs branches s'étirer dans la belle lumière.

Louis-Toshiro et moi. »


Pendant ce temps, suite à l'épisode de la dissolution du Parlement, la France renoue avec la cohabitation mais cette fois-ci c'est un président de droite qui doit composer avec un gouvernement socialiste. La République française « bananière » de l'ère Chirac s'enfonce de plus en plus dans la médiocrité et la coruption :

« A peu près à cette époque, oeuvrant à de socialistes chantiers, Lionel Jospin pensait tracer sa voie alors qu'en réalité il s'escrimait à creuser sa propre tombe, tandis que, dans un long récit détaillé qu'il avait enregistré avant de mourir, Jean-Claude Méry accusait nommément le président de la République d'être une sorte de détrousseur de marchés publics. Un filou d'arrière-boutique. Un malandrin d'entresol. Après les diamants giscardiens, les prébendes mitterrandiennes, voici qu'était venu le temps des tire-gousset chiraquiens. Décidément, nos immodestes monarques moralement amollis avaient l'éthique de plus en plus légère, et la main, elle, singulièrement lourde. »


Tout cela aboutira, on le sait, à la monumentale « gifle » d' avril 2002 où Lionel Jospin sera éliminé au premier tour des présidentielles, et où Jacques Chirac l'emportera au second tour avec plus de 80% des suffrages : « L'un, qui n'était pas grand-chose, battit l'Autre, qui était encore moins, et je ne fus pour rien, absolument pour rien, dans cette victoire. »

Chronique désabusée de cinquante ans d 'histoire de la République, « Une vie française » est aussi le portrait tout en finesses, en émotions et en drôlerie, d'un homme parmi d'autres, à qui la vie donne, puis reprend, un homme qui se débat entre joies et tragédies familiales, un homme qui, somme toute, nous ressemble, ballotté par la vie et les caprices du destin, trompé et floué par les politiques de tous bords, mais un homme qui saura faire la part des choses et déceler ce qui dans la vie est véritablement essentiel.
Un roman fort et lucide, tendre et émouvant, qui n'hésite pas à égratigner les gouvernements successifs que la France s'est donnée ainsi que les hommes et femmes de notre époque, et qui, entre humour et nostalgie, entre ironie et dérision, nous offre une grande et belle histoire qui est aussi une formidable leçon de vie.

dimanche 1 juillet 2007


Un livre, c'est un navire dont il faut libérer les amarres.

Un livre, c'est un trésor qu'il faut extirper d'un coffre verrouillé.

Un livre, c'est une baguette magique dont tu es le maître si tu en saisis les mots.


(Michel Bouthot.)