mardi 24 février 2009

Blockbuster





"Le film va faire un malheur" Georges Flipo. Roman. Editions Le Castor Astral, 2009.



Alexis Pirief est un jeune cinéaste qui a le vent en poupe. Son premier long-métrage, Zoubeida l'Africaine, est sur le point de sortir dans les salles obscures et c'est avec une grande assurance qu'il s'apprête à remporter le prix du festival Cinéma et Tiers-Monde organisé par le conseil général de Basse-Normandie. Aussi, lorsqu'il reçoit par téléphone une proposition de rendez-vous de la part du sénateur-maire de L***, président du festival, le voilà quasiment assuré d'obtenir le grand prix.
Mais ce n'est pas le sénateur-maire qui se présente à sa porte ce matin-là, mais le fils de celui-ci.
D'emblée, le jeune homme qui anime un ciné-club à la prison centrale de Caen lui propose de projeter son film en avant-première dans le centre de détention. Bien que très réticent, Alexis va finir par accepter cette proposition.


Le film est donc projeté un soir devant un parterre de détenus et, lors du débat qui s'ensuit, Alexis va faire la rencontre d'un curieux personnage, cinéphile amateur mais surtout braqueur de bijouteries : Sammy Raggi.
Comme hypnotisé par la faconde de ce personnage, Alexis va accepter de rencontrer plus longuement cet homme qui, semble-t-il, a une proposition à lui faire. Et cette proposition consiste, ni plus ni moins, à tourner un film sur la vie de ce malfrat. Alexis Pirief ne cache pas son peu d'enthousiasme face à ce projet et espère bien que, le temps aidant, Sammy Raggi oubliera rapidement cette lubie.

Mais c'est sans compter sur la détermination du malfrat qui, dès sa sortie de prison, va coller aux basques du jeune cinéaste jusqu'à ce que celui-ci accepte du bout des lèvres de l'aider à réaliser son rêve. Mais la vie d'un braqueur de joailleries, même si elle s'avère riche en rebondissements, n'offre pourtant pas suffisamment d'éléments dignes d'intérêts pour un scénario qui puisse tenir la route et à plus forte raison pour faire l'objet d'un long-métrage susceptible d'attirer le public. Qu'à cela ne tienne ! Sammy Raggi est prêt à étudier toutes les propositions afin d'enrichir le scénario de sa vie, quitte pour cela à modifier son existence afin de coller au plus près à l'image d'un véritable truand de cinéma.
Bien évidemment, tout cela va fortement bouleverser l'existence des deux comparses et de leur entourage. Lancés dans un projet dont l'un s'acharne à trop y croire et dont l'autre est bien peu convaincu de la réussite de cette entreprise, Sammy Raggi et Alexis Pirief vont tomber de Charybde en Scylla, entraînés par le tourbillon d' évènements cocasses et dramatiques qu'ils vont déclencher.


Avec ce roman au rythme endiablé,Georges Flipo signe ici un ouvrage à l'humour corrosif, une comédie où il s'amuse à égratigner les milieux de la culture et de la publicité en faisant vivre sous nos yeux les aventures loufoques et agitées de deux personnages que rien ne prédestinait à se rencontrer. Il nous fait évoluer au fil de son récit dans des milieux (dont celui de la publicité) qui ne s'avèrent pas moins redoutables que celui du grand banditisme et nous offre un regard ironique sur l'industrie de la communication, cette jungle où la moindre faute peut s'avérer fatale et où coups bas et trahisons sont de rigueur.
Quant aux personnages qu'il nous décrit ici, qu'ils soient bobos parisiens ou requins d'agences de publicité, c'est avec bonheur qu'il nous dépeint leurs travers, leurs sursauts d' égoïsme et leurs petites lâchetés, à tel point qu'à côté de ces personnages souvent imbuvables et têtes à claques, Sammy Raggi et son gang font figure d'enfants de chœur. Car en effet les personnages les plus antipathiques ne sont peut-être pas ici ceux que l'on croit. Alexis Pirief, personnage principal du roman en est d'ailleurs l'illustration avec sa suffisance, son égoïsme et son vernis de culture tout juste suffisant à alimenter une conversation lors des soirées mondaines.


C'est donc à une féroce satire sociale que nous convie Georges Flipo dans son nouveau roman, une comédie loufoque et déjantée que l'on imaginerait facilement adaptée au cinéma. À coup sûr, le film ferait un malheur !




mercredi 18 février 2009

Comme dans un film de James Ivory








"Toute passion abolie" Vita Sackville-West. Roman. Editions Autrement, 2005.




Traduit de l'anglais par Micha Venaille.









Lord Henry Lyulph Holland, premier comte de Slane, ancien vice-roi des Indes et ancien premier ministre de la Couronne, vient de décéder à l'âge vénérable de quatre-vingt-quatorze ans.
Lady Slane, quatre-vingt-huit ans, se retrouve veuve après soixante-dix ans de vie commune, une vie qui l'a menée non seulement aux Indes mais aussi dans quasiment tous les pays ressortissants de la Couronne Britannique.
En ce jour où le patriarche s'est éteint, les enfants de lord et lady Slane se sont réunis dans la résidence d'Elm Park Gardens pour veiller le défunt. Ils sont tous là : Herbert, Carrie, Charles, William et Kay, accompagnés, qui d'un mari, qui d'une épouse.



Alors que lady Slane veille son mari dans la chambre, les enfants – qui ont tous dépassé la soixantaine – se sont rassemblés au salon. Les conversations vont bon train. Tous s'accordent à penser, face à la retenue de lady Slane devant ce deuil, qu'elle se comporte de manière « formidable ».
Mais derrière ces compliments de circonstance pointent déjà des préoccupations beaucoup plus pragmatiques. Lady Slane n'était-elle pas après tout que l'ombre de son mari, une femme docile et soumise aux volontés de son mari, uniquement préoccupée par son rôle d'épouse et de mère ?




Tous sont d'accord sur un point : leur mère, malgré ses qualités intrinsèques, n'est pas une femme de tête et il serait peu judicieux de la laisser gérer le capital familial et encore moins de la laisser s'assumer toute seule sans qu'un ou plusieurs de ses enfants ne veillent sur elle à tour de rôle, moyennant bien évidemment une participation financière de la vieille dame pour son entretien.


Arrive inévitablement la question de l'argent et de l'héritage laissé par lord Slane. La fortune familiale, malgré le prestige du défunt et les hautes charges qu'il a assumées au cours de sa vie, reste pourtant bien mince, mais chacun espère toutefois en toucher sa part en biens immobiliers, en bijoux de famille ou en espèces sonnantes et trébuchantes.



C'est donc après les obsèques, que ses enfants, réunis autour d'elle, font part à lady Slane de leurs décisions à son sujet. Mais quelle n'est pas leur surprise lorsque celle-ci leur annonce en souriant qu'il n'est pas question pour elle d'accepter cette mise en tutelle. Lady Slane déclare alors, à leur grande stupéfaction, qu'elle n'ira vivre chez aucun de ses enfants mais qu'elle ira s'installer seule dans une maison qu'elle a trouvé à Hampstead et qu'elle y vivra comme bon lui semblera.
Ses enfants pensaient déjà d'elle qu'elle était une femme dépourvue de jugeotte, les voilà quasiment convaincus qu'elle est atteinte d'une douce forme de démence sénile.



Cependant lady Slane restera fermement ancrée à sa décision et ira s'installer dans cette maison de Hampstead avec pour seule compagnie sa vieille servante française, Genoux, quasiment aussi âgée qu'elle et entrée à son service plus de soixante ans auparavant.



Là, dans cette maison, loin des récriminations et des conseils intéressés de sa progéniture, lady Slane va pouvoir revenir sur son passé, sur ses velléités de jeunesse à vouloir s'adonner à la peinture, velléités qu'elle a du sacrifier suite à son mariage pour se consacrer entièrement à son mari et à l'éducation de ses enfants.
Là, elle va aussi se lier d'amitié avec trois hommes, trois personnages qu'elle n'aurait jamais pu fréquenter avant son veuvage et sa décision de vivre ses dernières années selon ses propres règles. C'est surtout sa rencontre avec M. FitzGeorge, un vieux collectionneur excentrique, qui va être à l'origine de la remontée à la surface de vieux souvenirs datant de l' époque lointaine où lord Slane fut promu vice-roi des Indes Britanniques.



De « Toute passion abolie », Virginia Woolf – qui fut l'amie et aussi l'amante de Vita Sackville-West – disait que ce roman était le meilleur qu'elle ait jamais composée.
Vita Sackville-West compose ici le très beau portrait d'une femme qui, au soir de sa vie, va bousculer les convenances pour enfin se libérer du carcan des conventions sociales de sa classe et de son époque.


Elle nous livre ici un récit d'une sobriété et d'une élégance rares, une étude toute en finesse, d'une écriture classique au style limpide, une œuvre dont le contexte et la finesse des rapports entre les personnages n'est pas sans évoquer l'ambiance des films de James Ivory.
Superbe.





Portrait de Vita Sackville-West (peinture de Philip Alexius de Laszlo)

dimanche 15 février 2009

"Parce que vous êtes toutes uniques"







"Au secours pardon" Frédéric Beigbeder. Roman. Editions Grasset et Fasquelle, 2007







Je n'avais jamais eu, jusqu'à ce jour, l'occasion de lire un ouvrage de Frédéric Beigbeder et à vrai dire, je n'en éprouvais pas spécialement l'envie. Mais j'ai été sélectionné pour faire partie du jury du Prix des lecteurs du Livre de Poche 2009 et à cet effet je vais recevoir d'ici à juillet 23 romans (3 à 4 par mois), les lire et voter ensuite pour celui qui m'aura le plus séduit.
La première sélection (3 romans) m'a donc été envoyée il y a trois semaines et parmi eux se trouvait « Au secours pardon ».
Je me suis donc lancé dans la lecture de cet ouvrage , faisant connaissance avec Octave Parango, le héros du célèbre « 99 francs ».




Suite à quelques mésaventures dont j'ignore tout, puisque n'ayant pas lu le roman précédemment cité, Octave se retrouve en Russie où il exerce le job de « talent scout », c'est à dire employé d'une agence qui doit dénicher celle qui sera la future Top Model pour le compte de la firme de cosmétiques internationale L'Idéal Parce que vous êtes toutes uniques »).





Alors Octave ratisse tout le territoire russe en quête de celle qui deviendra le fantasme de tous les hommes de la planète, de celle à qui voudront ressembler toutes les femmes du monde.
De Moscou à St. Petersbourg en passant par Minsk, Smolensk, Rostov, Nijni-Novgorod, Krasnoïarsk, Dniepropetrovsk et autres localités aux noms imprononçables pour les non-slavophones, Octave écume tous les endroits susceptibles de recéler la future égérie des fashion victims.
Tout à son travail, Octave, qui ressent les affres de la crise de la quarantaine, n'est pourtant pas dupe du rôle qu'il doit jouer dans cette industrie de l'apparence et du marketing esthétique qui n'a pour but que d'imposer au monde entier sa propre vision de la beauté. De cette mondialisation de l'esthétique , Octave échafaude quelques hypothèses dont certaines révèlent les sinistres racines de cette dictature de la beauté et de la perfection :




« Le plus grave problème du mannequinat n'est pas la nymphophilie, ni même l'anorexie, mais le racisme. Si nous courons tous après la blondeur, il faut appeler les choses par leur nom : c'est parce que nous sommes fachos. Les nazis préféraient les blondes : ils auraient adoré la Slovaque Adriana Karembeu-Sklenarikova ou les Tchèques Karolina Kurkova, Eva Herzigova, Veronika Varekova et Petra Nemcova (après tout, ce n'est pas un hasard si Hitler a commencé par envahir la Tchécoslovaquie, le Führer avait le sens des priorités !). Les recruteurs de modèles vénèrent la race aryenne, ses pommettes hautes, ses yeux clairs, sa dentition saine, sa blancheur musclée. Vous connaissez la prédilection du camarade Staline pour les jeunes ballerines et les belles amazones. Il était aussi antisémite que Hitler. Les femmes qui ne correspondaient pas aux goûts esthétiques des dictateurs furent éliminées d'une manière ou d'une autre. Aujourd'hui, dans notre meilleur des mondes, le temps fait le tri : les vieilles et les moches sont exclues. La beauté est un sport où les hors-jeu sont fréquents. Quoi de plus fasciste que les élections de Miss ? D'un côté, les compétitions esthétiques à élimination publique ; de l'autre, les ratonnades de Tsiganes par des bandes de skinheads dans le métro de Moscou. […]
Mon histoire finira mal, je le sais. La dictature de la beauté engendre la frustration et la frustration engendre la haine. On ne peut pas participer impunément à cette idéologie. On commence par placarder des blondes slaves sur les murs pour vendre du shampooing, et ça se termine en bain de sang orchestré par des mouvements néonazis le jour de l'anniversaire de Hitler, pogroms de juifs, tabassage de Noirs, meurtres de Caucasiens, bombardements de Tchétchènes, ratonnades de Daghestanais. […] Chez moi on traite les enfants d'immigrés comme des délinquants à longueur d'année, jusqu'à ce qu'ils le deviennent, car les pauvres sont tellement obéissants qu'ils finissent par foutre le feu aux autobus et aux bagnoles, par courtoisie, pour ressembler à l'image qu'on leur projette d'eux-mêmes depuis la naissance. C'est vrai qu'ils ne ressemblent pas à la pub L'Idéal que je vais shooter au trimestre prochain. C'est presque flatteur, si ce n'était répugnant, de constater que mes photos feront autant de victimes que la décolonisation. Et s'il n'y avait que la France où l'extrême-droite frôle le pouvoir ! En Pologne, en Slovaquie, en Bulgarie, en Hongrie et en Roumanie, les ultranationalistes xénophobes grimpent dans les sondages quand ils ne gouvernent pas. J'en viens parfois à me demander si l'Europe nouvelle ne s'est pas construite sur l'extermination des juifs. Six millions de morts ne sont pas sans conséquence : nous avons détruit les juifs d'Europe pour y installer la domination des blondes slaves. Les nazis ont gagné leur combat ; nos agences se sont contentées d'emboîter leur pas de l'oie. »





Lui-même acteur et exécutant de cette idéologie aux relents nauséabonds, Octave se qualifie de « Fashiste », ressemblant en cela à l' Abel Tiffauges du « Roi des aulnes » de Michel Tournier, inquiétant personnage qui enlevait des enfants pour le compte des nazis dans le but d'améliorer et d'épurer la race aryenne. La comparaison s'arrête là car on ne peut tout de même pas mettre sur le même échelon l'extraordinaire roman de Tournier avec cette œuvrette de Frédéric Beigbeder. Je ne pense d'ailleurs pas que Beigbeder ait prétendu écrire un chef-d-œuvre avec ce roman, je pense plutôt qu'il n'a voulu que distraire son public sans se prendre au sérieux et sans vouloir endosser le costume du grand écrivain témoin de son siècle.





Toujours est-il qu'Octave, malgré sa lucidité affichée quant à son job, va finir par tomber amoureux d'une Lolita de St. Petersbourg prénommée Lena. Cette passion pour une gamine va l'entraîner dans une spirale infernale qui va peu à peu le pousser à commettre un acte désespéré.
Bref, et pour conclure, j'avoue que ce roman me laisse une impression mitigée. Ça se lit agréablement, malgré quelques jeux de mots un peu lourds et redondants, mais tout cela manque un peu de profondeur, de corps, de charpente. C'est amusant mais cela reste un peu trop superficiel et sombre souvent dans l'excès et la caricature. Dommage, car on sent que par moments Beigbeder va nous offrir un beau moment de lecture, et c'est à ce moment là que tout bascule et qu'il en fait des caisses, rendant son propos puéril, voire carrément agaçant.




Je ne peux pas dire que j'ai aimé ce roman, mais je ne peux pas non plus déclarer que je l'ai détesté ou trouvé nul. J'ai plutôt l'impression que le Sieur Beigbeder, s'il avait voulu s'en donner la peine, aurait pu nous pondre quelque chose de plus accompli. Il faudrait qu'il comprenne ce que son Octave n'a pas supporté d'admettre : on ne peut plus, ayant atteint quarante ans, rester le jeune homme que l'on était vingt ans plus tôt sous peine de paraître ridicule et de s'infliger de cruelles désillusions. Il faut, même si cela peut paraître triste et dommage, entrer dans l'âge de la maturité. Et si Frédéric Beigbeder consentait à accepter cette maturité, je crois qu'alors il pourrait nous offrir quelque chose de plus consistant que des romans comme celui-ci qui, bien que sympathique, ressemble plus à une ébauche qu'à une œuvre accomplie.








Sept flèches tirées de mon carquois


A moins que vous ne viviez sur une autre planète, il ne vous aura pas échappé que c'était hier la St. Valentin, fête des amoureux mais avant tout fête des fleuristes et des restaurateurs.

A cette occasion j'ai été taggué par Larkéo qui a déclaré son amour à sept blogs tenus par des messieurs, dont le mien. Merci infiniment Larkéo.

C'est donc maintenant à mon tour de déclarer ma flamme pour sept blogs tenus par les dames de la blogosphère. Le choix est difficile, Mesdames, tant vos blogs sont nombreux et passionnants. Mais il me faut bien me résoudre à n'en choisir que sept, en présentant toutes mes excuses à celles que je ne vais pas citer.


Voici donc les sept flèches que je vais tirer de mon carquois :



  1. "Teatime With A Faun", le blog de Fauna. Un blog discret, d'une rare qualité d'écriture, dont les articles sont de véritables petits chefs-d-oeuvre.

  2. "Le Divan Fumoir Bohémien" de Florizelle. C'est sans conteste un des plus beaux blogs que je connaisse pour la qualité de ses articles et sa magnifique iconographie.

  3. "La Bibliothèque du Dolmen" de Joëlle, grande lectrice et grande rédactrice de commentaires. Mais où trouve-t-elle tout ce temps pour lire et écrire tout ça ? Son blog est une véritable caverne d'Ali-Baba.

  4. "Happy Few" de Fashion Victim. Parce que ses articles sont d'une drôlerie irrésistible.

  5. "Le Souk de Moustafette". Actuellement en pause pour cause de déménagement. Reviens vite Moustafette !

  6. "Livresque Sentinelle" une habituée du Forum "Parfum de Livres" qui nous fait partager avec passion ses coups de coeur littéraires.

  7. "Chatperlipopette" tout simplement parce que c'est mon épouse et parce que je suis toujours ébahi par le nombre de livres qu'elle arrive à lire en même temps.

Voilà, ça y est ! Un grand bravo à toutes celles que j'ai citées ainsi qu'aux autres qui n'auront pas trouvé leur place ici.


Je vous laisse toute liberté de continuer ce tag si vous en avez l'envie et le temps nécessaire.


lundi 9 février 2009

Middle-Class


















"A moi pour toujours" Laura Kasischke. Roman. Christian Bourgois éditeur, 2007.

Traduit de l'américain par Anne Wicke.


Si je n'avais pas entendu parler auparavant de Laura Kasischke, je n'aurais sûrement jamais lu ce roman.

Il faut dire que, à première vue, la couverture et le titre sirupeux à souhait de ce roman ne pouvaient que m'évoquer les titres dégoulinants de niaiserie (sans parler du contenu!) des ouvrages de Marc Lévy ou de Guillaume Musso.

Mais voilà, j'avais entendu dire peu de temps auparavant que Laura Kasischke était considérée comme la nouvelle Joyce Carol Oates, que son œuvre s'attachait à radiographier la Middle-Class américaine afin d'en libérer les obsessions, les secrets honteux et les pensées inavouables dissimulées sous la surface lisse et pimpante des banlieues chic.

C'est dans une de ces banlieues qu'habitent Jon et Sherry Seymour.

Quand ils sont arrivés, une vingtaine d'années plus tôt, c'était encore la campagne. Puis, peu à peu, des lotissements se sont construits ça-et-là, le trafic routier s'est développé et chaque jour passent devant chez eux des voitures dont ils ne connaissent pas les occupants, voisins anonymes qui vaquent à leurs affaires avant de rentrer chez eux s'effondrer devant leurs postes de télévision.


Jon et Sherry ont dépassé la quarantaine. Il travaille dans l'informatique, elle est professeur d'anglais à l'université. Leur fils Chad a récemment quitté le nid familial pour poursuivre ses études en Californie. Il vient leur rendre visite lors des vacances et, quand il n'est pas là, communique avec eux par téléphone et par internet.
Sherry ne se l'avoue pas, mais elle a du mal à accepter le départ de son fils. Le fait que celui-ci soit devenu un homme la force à admettre que les années de sa jeunesse sont définitivement derrière elle, que l'enfant qu'elle a vu et aidé à grandir aura désormais de moins en moins besoin de ses parents. Aussi, pour tenter de faire revivre cette époque bénie s'évertue-t-elle, lorsque Chad revient pour les vacances, à inviter l'un de ses amis d'enfance, Garrett.

Garrett n'a pas eu autant de chance que Chad. Ses parents sont morts et depuis il vit seul. Garrett n'est pas parti forger son destin dans une lointaine université mais est resté sur place et suit des cours de mécanique auto. Malgré le fait que Chad n'éprouve plus qu'indifférence pour son ancien camarade de jeux, sa mère persiste pourtant à les réunir, tentant par ce moyen de faire revivre des instants qui n'appartiennent plus qu'à un passé révolu.

Parfois, Sherry n'a plus l'impression d'exister. Elle n'est plus la jeune fille derrière laquelle les garçons se retournaient, elle n'est plus la mère attentive et aimante de son petit garçon, elle n'est plus qu'une femme qui voit s'approcher de manière irrémédiable l'automne de sa vie.
Le naufrage de la vieillesse, elle le voit s'incarner en la personne de son père, cet homme si fort et si dur qui aujourd'hui est pensionnaire d'une maison de retraite, cet homme dont la mémoire et la raison partent en lambeaux.

Aussi, quelle n'est pas sa surprise lorsqu'un jour de St Valentin, elle trouve dans son casier à l'université, un billet anonyme. Sur celui-ci, une seule phrase : « Sois à moi pour toujours. »
Est-ce une blague de potache ? Est-ce une farce initiée par ses collègues professeurs ? Et qu'y-a-t-il derrière ce message ? Un sentiment sincère et inavoué, une tentative de harcèlement ou une plaisanterie de mauvais goût ?
D'autres billets suivront, tout aussi mystérieux. Sherry s'interroge, en parle même à son mari, qui trouve amusant que sa femme ait un admirateur secret. Mais peu à peu, ce mystère commence à obséder Sherry. Qui est l'auteur de ces billets ? Quel est son but ? Secrètement, elle se sent flattée de ces attentions. Après tout, elle est encore une fort jolie femme et cet admirateur anonyme ne peut que lui renvoyer une image d'elle-même dont elle était convaincue qu'elle était définitivement effacée.
Alors Sherry va tenter de trouver qui est réellement son mystérieux admirateur et ce qui pouvait sembler au départ être un jeu innocent va peu à peu la plonger vers des aspects de sa personne qu'elle n'aurait jamais soupçonnés...
Très vite en effet sa vie va déraper et l'aspect lisse et un peu terne de son existence va voler en éclats jusqu'à ce qu'advienne l'irréparable...

Construit comme un thriller, «À moi pour toujours » n'en est pas pour autant un polar. C'est ici la tension psychologique qui monte cran par cran jusqu'à ce que les protagonistes du drame qui se joue ici se retrouvent nus, dépouillés de leurs faux semblants et d'un vernis social qui leur permet de s'affirmer comme des gens ordinaires.


Le récit commence en effet comme une innocente historiette où le lecteur pense à tort que ce qui adviendra correspondra à ce qu'il a déjà lu maintes et maintes fois dans d'autres romans. Il n'en est rien. Très rapidement tout bascule, tout dérape dans une sorte de chaos, un tourbillon dans lequel les personnages vont se trouver entraînés à leur insu ou de manière volontaire. L'enchaînement des évènements, suite à un minuscule grain de sable coincé dans les rouages de cette société si parfaite, va finir par prendre des proportions dramatiques et inattendues. Les masques vont tomber les uns après les autres et les protagonistes vont se révéler bien différents de l'image qu'ils s'évertuent à projeter autour d'eux.

Lire un roman de Laura Kasischke, c'est un peu comme regarder un film de David Lynch. Au début, tout semble effroyablement banal et convenu. Puis, peu à peu l'insolite, le dérangeant, s'installent par petites touches jusqu'à envahir l'écran, et lorsque la lumière se rallume dans la salle de cinéma, on se sent complètement hébété, bluffé par ce qui semblait être au départ une histoire prévisible et convenue, une histoire qui s'est muée sous nos yeux en un récit complètement différent de ce à quoi nous aurions pu nous attendre.



Edward Hopper : "Morning Sun"



dimanche 8 février 2009

De l'autre côté...


"Coraline" Neil Gaiman. Roman. Albin Michel, 2003

Traduit de l'anglais par Hélène Collon.




Coraline vient d'emménager avec ses parents dans un appartement situé dans une très vieille maison. Mais ses parents n'ont guère de temps à consacrer à leur fille. Occupés la plupart du temps à travailler sur leur ordinateur, ils laissent la fillette se débrouiller toute seule. Après tout, elle a ses jouets, la télévision et des cassettes vidéo. Mais il n'y a pas grand'chose d'intéressant à la télévision et pour ce qui est des cassettes, Coraline les a déjà toutes vues et revues.
Alors, pour tromper son ennui, Coraline décide d'explorer son nouvel univers. Il y a d'abord le jardin, un grand jardin en friche au fond duquel se trouvent un vieux court de tennis, une roseraie abandonnée depuis longtemps ainsi qu' un vieux puits dont l'ouverture est condamnée par des planches.
Il y a aussi les occupants des deux autres appartements, les demoiselles Spink et Forcible, deux vieilles dames, anciennes comédiennes qui vivent en compagnie de leurs chiens affublés de prénoms humains. À l'étage supérieur vit monsieur Bobo, un vieil excentrique qui prétend posséder un cirque de souris savantes.
Mais Coraline a rapidement fait le tour de son nouvel environnement et l'ennui ne tarde pas à réapparaître.
Un seul endroit reste encore hors de sa portée : le grand salon. Cette pièce lui a été interdite d'accès par ses parents car elle renferme les bibelots et les meubles ayant appartenu à sa grand'mère. Dans la crainte qu'elle n'abîme les vieilleries entreposées là, sa mère a interdit à Coraline de pénétrer dans cette pièce. Pourtant, ce ne sont pas les meubles qui dorment ici qui fascinent la fillette mais plutôt la grande porte fermée à clef dont elle se demande ce qui se cache derrière. Interrogeant sa mère à ce propos, celle-ci lui montre que cette porte a été murée lorsque la maison a été divisée en plusieurs appartements. Derrière se trouve justement le dernier appartement de l'habitation qui n'ait pas été encore loué.

Pourtant, cette porte fermée ne cesse d'intriguer Coraline et, ayant réussi à dérober la clef, elle réussit à l'ouvrir pour constater que le mur de briques a soudainement disparu. À la place de celui-ci, elle découvre un long et sombre couloir et au bout, un appartement identique au sien. Enfin... presque identique...
Dans cet appartement vivent deux personnages qui ressemblent en tous points à ses parents, si ce n'est qu'à la place des yeux ils ont de gros boutons de chemise. Et ils semblent bien amicaux, ceux qui disent être son « autre père » et son « autre mère ». Ils ont, eux, contrairement à ses vrais parents, tout leur temps pour s'occuper de la fillette. Mais malgré cette gentillesse un peu trop appuyée, Coraline se doute que quelque chose ne va pas. Derrière les sourires et les mots tendres se cache une menace qu'elle ne parvient pas à définir. Dans ce monde-miroir, les choses, les gens et les animaux semblent avoir subi un étrange décalage, comme si en cet endroit le monde n'était qu'une grotesque et maladroite copie du monde réel. Quel est donc le mystère qui entoure cet autre-monde, ce monde où rien ne semble être ce qu'il paraît au premier abord, ce monde qui tend à se refermer un piège autour de Coraline ?

Avec « Coraline » Neil Gaiman revisite le thème de la traversée du miroir cher à Lewis Carroll. Mais ici, le Pays des Merveilles tend à devenir le Pays des Horreurs et Coraline-Alice aura fort à faire pour retrouver la sécurité du monde réel. Neil Gaiman, qui est un des meilleurs auteurs de Science-Fiction et de littérature fantastique contemporaine, signe ici un conte qui oscille entre le merveilleux et la terreur, entre le conte pour enfants et le roman d'épouvante dans un récit qui n'est pas sans évoquer les abominations chères à Howard Phillips Lovecraft ou à la monstrueuse créature de « It » signée Stephen King.

Neil Gaiman nous offre avec « Coraline » un petit chef-d-œuvre de littérature angoissante, un conte fantastique où alternent humour et frissons, un récit étrange à l'univers inquiétant qui ravira jeunes et moins jeunes et les fera frémir jusqu'aux toutes dernières pages.











samedi 7 février 2009

Complots et Cabales




"Le Calligraphe de Voltaire" Pablo de Santis. Roman. Editions Métailié, 2004



Traduit de l'espagnol (Argentine) par René Solis.








Quelque part, dans un port d' Amérique du Sud, un vieil homme se souvient de ses jeunes années. Cet homme s'appelle Dalessius et est né en France au XVIIIe siècle. Très tôt, il devient orphelin suite à la disparition de ses parents lors d'un naufrage.
Recueilli par son oncle, un vieux maréchal au caractère atrabilaire, le jeune homme va montrer une attirance et un certain talent à former sur le papier des alphabets aux formes étranges et originales. Ne sachant quel avenir réserver réserver à son pupille, le maréchal va diriger celui-ci vers une école de calligraphie.
En ce XVIIIe siècle finissant, l'art de la calligraphie n'est plus guère utilisé, les techniques d'imprimerie ayant supplanté depuis longtemps déjà cet exercice considéré comme démodé, lent et fastidieux. Peu de carrières s'ouvrent alors aux élèves fraîchement sortis de cette école : greffiers dans les tribunaux, bibliothécaires ou secrétaires privés au service de quelques grands personnages.
Sur recommandation de son oncle, Dalessius trouvera un emploi en qualité de greffier, emploi peu gratifiant qui lui permettra cependant de mettre en pratique ses talents :
« Muni de ma boîte, je commençai à voyager d'un tribunal et d'un bureau à l'autre. C'était une époque qui appréciait le fragile et l'inutile : je ne connaîtrai plus rien de semblable. À un condamné à mort dont on m'avait chargé de rédiger la sentence, on montra le manuscrit avant de monter sur l'échafaud ; il était plein d'arabesques et de cachets de cire, et il déclara : dites au calligraphe que je lui sais gré d'avoir transformé mes crimes en une chose aussi belle ; je tuerais volontiers dix hommes de plus à seule fin de contempler à nouveau une œuvre semblable. De ma vie je n'ai reçu si bel éloge.
Dans ma chambre, les flacons se mélangeaient : encre de seiche, venin de scorpion, feuilles de chêne et têtes de lézards. J'avais également fait l'essai d'encres invisibles, à partir d'indications fournies par un exemplaire de De occulta calligraphia que m'avait vendu un libraire de la rue Admont et qui était interdit dans l'école de Vidors. Le livre promettait des encres aussi dénuées de couleur que l'eau, rendues visibles au contact du sang ou frottées avec de la neige, ou encore exposées de longues heures à la lueur d'une lune dans un ciel sans nuages. D'autres parcouraient un chemin contraire et passaient du noir au gris puis au néant. »

C'est d'ailleurs l'utilisation par erreur d'une de ces encres sympathiques – qui va faire disparaître la sentence d' un acte d'accusation – qui vaudra à Dalessius de se retrouver en prison.
Une fois sorti de captivité, le jeune homme, fraîchement accueilli par son oncle, va apprendre de la bouche de celui-ci qu'un nouvel emploi lui a été trouvé :

« - J'ai offert tes services pendant que tu étais en prison. J'ai envoyé à de vieilles connaissances une feuille où j'ai noté la courte liste de tes vertus et une autre avec la longue liste de tes erreurs, pour ne point passer pour un menteur.
- Avez-vous reçu une réponse ?
- Une seule, du château de Ferney. On y confond et y lit tout à l'envers ; ils ont pris tes vices pour des vertus et t'ont pour cela aussitôt accepté. »

Ferney. C'est là que vit Voltaire, loin de la Cour et suffisamment près de Genève pour fuir le Royaume en cas de menace. Dalessius va donc rencontrer le philosophe qui va lui confier la tâche délicate d'ouvrir les courriers qui lui parviennent, et, le cas échéant, d'y répondre à la place du vieil homme accaparé par de nombreuses activités :

« Voltaire ayant beaucoup d'ennemis, ouvrir le courrier était fort dangereux. On lui envoyait des aiguilles empoisonnées dissimulées entre les pages, des lettres avec des ampoules exhalant des vapeurs vénéneuses, des araignées tueuses.
Et dans les paquets qu'il recevait, on trouvait souvent de faux livres contenant des serpents en hibernation ou de délicats mécanismes explosifs. Dans un salon spécial, loin de toute autre présence afin qu'il n'y eût pas d'autres victimes, j'examinais enveloppes et paquets en retenant mon souffle. Je m'aidais d'une série d'instruments que Voltaire avait achetés à Genève, destinés à détecter pièges et explosifs : des loupes en cristal de roche, une fine longue-vue que l'on glissait dans les emballages sans qu'il fût besoin de les ouvrir, une lampe à lumière bleue qui permettait de voir au travers du papier.
Ouvrir les lettres n'était point ma seule tâche, je devais aussi y répondre, au nom de Voltaire.
- Cherchez dans mes livres et rajoutez quelque vieux mot d'esprit à votre prose de séminariste, m'ordonnait-il. »

Mais très rapidement le jeune homme va se lasser de ces occupations et Voltaire va lui confier une autre mission : se rendre à Toulouse afin d'enquêter sur les tenants et les aboutissants d'un procès qui secoue le Languedoc : l'affaire Calas.
Commence alors pour Dalessius une succession d'aventures au cours desquelles il va rencontrer d'étranges personnages dont un ancien bourreau et une fascinante jeune femme dont on ne sait si elle est vivante ou la création d'un fabricant d'automates.
Dalessius voyagera au milieu de cercueils, sera poursuivi par des dominicains, se rendra à Paris, écrira des messages secrets à même la peau de femmes nues, explorera un cimetière afin d'y découvrir un secret jalousement gardé et devra déjouer un complot destiné à étouffer dans l'œuf la toute nouvelle influence des encyclopédistes.
Il devra, pour finir, affronter un adversaire des plus inquiétants, l'étrange et redoutable Silas Darel, maître de calligraphie et assassin impitoyable.
Reprenant tous les accessoires du roman fantastique : cimetières et autres endroits sinistres, créatures et machines étranges, personnages inquiétants et complots machiavéliques, Pablo de Santis signe un roman où l'écriture devient l'enjeu et l'instrument d'une lutte idéologique entre deux conceptions du monde radicalement opposées et dont le but est l'accès de tous au savoir ou au contraire la préservation de celui-ci au bénéfice de quelques uns.
Dans la même lignée qu' « Un jardin de papier » de Thomas Wharton, Pablo de Santis nous offre ici un roman où se mêlent les influences du roman gothique et les extravagances littéraires propres à Jorge Luis Borges.



mercredi 4 février 2009

Petit traité sur l'art de vivre avec trop de livres


"Des bibliothèques pleines de fantômes" Jacques Bonnet. Essai. Editions Denoël, 2008.





Il existe de nos jours de nombreuses manières de vivre des expériences extrêmes. On peut franchir le Cap Horn en pédalo, faire l'ascension de l'Everest avec des tongues aux pieds, lire l'intégrale des œuvres de Barbara Cartland ou encore regarder un épisode de « Plus belle la vie » sans se retrouver en état de mort cérébrale.
Une de ces expériences extrêmes – de moins en moins pratiquée, il faut le dire – est celle de vivre entouré de milliers – voire de dizaines de milliers – de livres. Cette aventure humaine, Jacques Bonnet la vit depuis de nombreuses années et c'est cette expérience qu'il raconte dans cet excellent ouvrage.

Ce petit traité sur l'art de vivre avec trop de livres nous fait partager les joies mais aussi les affres ressenties par tout bibliomane ayant consenti pour le meilleur et pour le pire à vivre au milieu d'une multitude de ces parallélépipèdes de papier et de carton qui finissent par encombrer chaque pièce d'habitation, envahissant parfois – ce fut le cas pour Jacques Bonnet – jusqu'à la cuisine et à la salle de bains.

Comment faut-il s'organiser pour coexister avec ces innombrables ouvrages ? Et surtout, comment s'organiser pour les faire coexister les uns avec les autres ? Faut-il les ranger au hasard ou tenter de les classer ? Mais comment les classer ? Par sujets ? Par éditeurs ? Par époques ou par zones géographiques ? Par formats, par couleurs ? Par genres littéraires, par ordre alphabétique ? Le problème est vaste et reste à ce jour irrésolu.

Au delà de cet aspect pratique, Jacques Bonnet s'interroge sur le pourquoi et comment lire ? Quel étrange destin pousse certains êtres humains à s'entourer d'une citadelle de livres ? Simple curiosité ou désir compulsif d'appréhender à travers l'écrit la finalité du monde et l'extraordinaire complexité de la condition humaine ?
Ici, l'auteur émet une distinction entre deux catégories regroupées sous le même terme de « bibliomanes » : les collectionneurs et les lecteurs acharnés. Des collectionneurs, il nous en parle brièvement, décrivant ces personnages en quête d'éditions rares, tentant de rassembler, par exemple au cours de leur vie toutes les éditions connues d'un même ouvrage, ou alors s'acharnant à réunir tous ceux portant sur une époque, un fait ou un auteur précis.
Jacques Bonnet, quant à lui, appartient à la deuxième catégorie, les lecteurs compulsifs, les entasseurs, ceux qui amassent tout et n'importe quoi, accordant plus de valeur au contenu des livres qu'à leur contenant ou à leur valeur sur le marché de l'occasion. Ces lecteurs s'éparpillent en effet vers de multiples centres d'intérêt suscités par les sujets ou les contextes propres aux ouvrages qu'ils lisent, et qui les dirigent ainsi vers de nouvelles explorations littéraires, à la manière du célèbre jeu du « Chemin de Fer – Fer à Cheval – Cheval de Course – Course à Pied... »

Vient ensuite la question du « Comment lire ? » Assis? Allongé? Chez soi ? À la terrasse d'un café? En train ? En avion ? Dans la solitude ou au milieu de l'agitation d'une foule bourdonnante ? Faut-il annoter ses propres réflexions dans les marges ?
Et qu'en est-il de ces notes lorsqu'on les retrouve vingt ans plus tard en rouvrant un ouvrage longtemps laissé de côté ? Aurions-nous souligné le même passage de cet auteur ? Pourquoi avoir réagi alors sur telle ou telle phrase qui nous semble aujourd'hui anodine alors que tel autre passage, qui nous paraît aujourd'hui d'une importance capitale, n'avait, semble-t-il, pas attiré notre attention ? En cela, le lecteur et son livre sont comme le fleuve d'Héraclite, ils ne sont jamais deux fois les mêmes. Bien sûr le livre reste identique à ce qu'il était lorsque nous l'avons lu de nombreuses années auparavant – mêmes phrases, même nombre de pages, mêmes mots – mais notre perception de celui-ci peut avoir tellement changé qu'il peut nous apparaître alors comme totalement différent de l'image qui nous en était restée lorsque nous l'avions lu autrefois. Notre subjectivité fait alors de ce livre autre chose que ce que nous avions gardé en mémoire, une sorte de double qui diffère cependant de l'original par d'infimes détails jusqu'alors non décelés et par des implications ou références qui nous avaient échappées lors d'une première lecture.
C'est ce qui fait qu'un bibliomane ne se sépare pas de ses livres, il les garde en vue d'une possible relecture qui lui permettra de découvrir au détour d'un ouvrage des perspectives jusqu'alors insoupçonnées. Jacques Bonnet avoue à ce propos n'avoir jamais lu un livre qui ne lui ait fait découvrir au moins une chose digne d'intérêt (mais il n'a peut-être jamais lu Guillaume Musso ou Marc Lévy).

C'est ainsi qu'au fil des années les livres s'entassent par centaines puis par milliers sur des rayonnages de plus en plus envahissants et c'est ainsi que se crée petit à petit un univers en réduction, un univers à l'image du lecteur qui en est le centre mais aussi la périphérie.
Car la bibliothèque, par une mystérieuse alchimie, finit par acquérir sa propre vie, indépendante et imprévisible. En son sein évoluent des fantômes et la nuit l'on peut entendre murmurer entre eux Anna Karénine et le capitaine Achab, Don Quichotte et Long John Silver, Fabrice del Dongo et le Vicomte de Valmont...

Carl Spitzweg (1808-1885) "Le rat de bibliothèque"