La Voie de l'Encre et du Pinceau







"Passagère du Silence" Fabienne Verdier. Récit. Albin-Michel, 2003.






C'est à l'âge de seize ans, au milieu des années 70, qu'une jeune fille, jusqu'ici sans histoires, prend une décision qui va bouleverser sa vie. Cette jeune fille s'appelle Fabienne Verdier et sa décision est de consacrer sa vie à la peinture.


Elle quitte alors sa mère ainsi que son école catholique d'Asnières pour retrouver son père dans la région de Toulouse. Ce choix n'est pas fortuit, son père a suivi des études d'art et vit retiré à la campagne. Elle espère trouver auprès de lui un appui et faire ses premiers pas dans le monde de la peinture. Mais très rapidement elle s'épuise entre les travaux de la ferme, les séances de dessin que son père lui impose, la solitude et l'isolement de cette maison perdue au fond de la campagne.
Elle décide alors d'entrer à l'École des Beaux-Arts de Toulouse mais n'y éprouvera finalement que des désillusions :


« L'enseignement à l'École des Beaux-Arts m'a déçue. On n'étudiait plus les maîtres, il n'existait plus de modèles sur lesquels s'appuyer, les élèves n'avaient plus le droit de pénétrer dans l'atelier de Léonard de Vinci ; on n'apprenait plus la pratique des techniques, ni aucune expression picturale. « Enfermez-vous dans une pièce et exprimez-vous ! » nous répétaient les professeurs. La psychanalyse avait fait des ravages au sein de l'Éducation nationale. Le problème de savoir s'exprimer quand on n'a pas appris diverses sortes de langages pour y parvenir me rendait folle. À quoi servaient donc les enseignants ? Restaient quelques cours de dessin classique devant un nu, une nature morte ou un plâtre. Pas très excitant pour l'esprit ! Ce qui m'intéressait, c'était le vivant, le trait qui saisit la vie. Les cours de peinture étaient désespérants. Le professeur, machiste, détestait les femmes, ce qui ne facilitait pas les choses. Mais cela importait peu. Le plus redoutable était qu'il nous exhortait à nous « exprimer » sans savoir s'exprimer lui-même. Il peignait ce qu'il nommait une « forme d'abstraction lyrique ». « Il faut un beau jeté », répétait-il, et il admirait les étudiants qui se lançaient dans dans un idéal gestuel sans aucune préparation ni aucune technique de composition. Le « n'importe quoi » était érigé en art du Beau. »


Pourtant, une matière réussit à capter son intérêt :


« Un cours m'intéressait, celui de calligraphie, occidentale évidemment. Par chance, je me trouvais dans la seule institution de France où il existait encore : cette tradition était tombée aux oubliettes. Mon professeur, M. Bernard Arin, était sympathique et ne manquait pas de courage ; il en fallait, dans l'ambiance régnante, pour réapprendre humblement à écrire, à dessiner une lettre, un alphabet. Différents styles étaient à l'étude : la rustica, la quadrata, pour laquelle j'avais un faible, la capitale romaine, l'onciale latine primitive, la cursive romaine des Vie-VIIe siècles, la mérovingienne, la wisigothique. De la chancellerie du XVe siècle et la bâtarde, jusqu'à la didone et l'alinéale du XXe siècle, nous revisitions l'histoire de l'écriture. Nous dessinions des pages et des pages d'associations de capitales et de minuscules, sur papier droit ou incliné, pour donner une pulsion différente à l'interprétation de la lettre. Tout tenait dans l'angle d'attaque de la plume. Nous avions souvent des crampes, car les exercices exigeaient de la patience et une extrême rigueur d'exécution.
Je calligraphiais des textes classiques écrits par les vieux sages grecs que nous choisissions ou qui nous étaient imposés. On nous donnait des modèles d'écriture à copier et à recopier sans cesse : la caroline primitive sur des fragments de l'Ancien Testament de l'époque de Pépin le Bref ; l'humanistique du XVe siècle que nous travaillions à la plume d'oiseau sur des textes de Sénèque ; des ex-libris en gothique bâtarde flamande, extraits de fragments de manuscrits anciens, ou même, pour nous divertir un peu, des menus d'autrefois que nous nous amusions à calligraphier. Mon goût pour les courtes maximes philosophiques qui aident à sublimer le quotidien est né alors. Je prenais un grand plaisir à calligraphier des phrases comme : « L'éclosion reste cachée », d'Héraclite (extraite de ses fragments, n° 123) ou encore : « Toute beauté est joie qui demeure », de John Keats.
Grâce à ces modestes plaisirs, commençait à s'ancrer en moi la conviction que, dans l'art calligraphique, se profilait aussi un art de vivre. »

Une discussion avec son professeur de dessin, la lecture de « Le Vide et le Plein » de François Cheng, la peinture d'Hokusaï puis de celle des grands maîtres chinois et japonais, vont bientôt orienter Fabienne Verdier vers l'Orient et la découverte de la peinture chinoise.

Après de nombreuses démarches, elle arrive à Pékin en septembre 1983, bénéficiant d'un échange entre étudiants chinois et français organisé par la mairie de Toulouse. Dans ses bagages, un seul ouvrage pour tout viatique : « Les propos sur la peinture du Moine Citrouille Amère » de Shitao, traduit et commenté par Pierre Ryckmans. On lui propose d'étudier à Pékin, à la rigueur dans la ville de Hangzhou, mais la jeune femme n'a qu 'un seul but : se rendre à l'institut des beaux-arts de Chongqing, dans la province du Sichuan. Malgré les réticences de l'ambassadeur de France, elle atteindra son but, après six jours de voyage dans une ville grise et polluée, accueillie par des officiels du parti qui lui ont réservé un banquet de bienvenue à base d'alcool de riz... et de sauterelles grillées.


C'est ainsi que pendant dix ans, jusqu'aux évenements de la place Tian-An-Men en 1989, Fabienne Verdier va vivre et partager le sort des étudiants chinois, dans un décor sordide, au sein d'une université où les conditions de vie sont déplorables, la nourriture exécrable, l'hygiène plus que douteuse. Elle va pourtant s'accrocher, malgré l'incompréhension des autres étudiants, convertis au réalisme socialiste qui ne comprennent pas que l'on puisse s'intéresser à ces formes d'art décadentes et poussiéreuses que sont la peinture et la calligraphie traditionnelles. Elle va suivre, dans une semi-clandestinité, les enseignements d'un maître calligraphe : maître Huang.



Mais l'apprentissage est long et difficile, il faut s'armer de patience et de sérénité pour accéder au savoir de ces vieillards qui pour la plupart ont été victimes de la Révolution Culturelle. Peu importe! La jeune femme, douée d'une volonté de fer, réussira à gagner la confiance du maître et à suivre ses enseignements, malgré la fatigue, les remarques acerbes de ses camarades étudiants, les obstacles dressés par les cadres du parti et enfin la maladie qu'elle va contracter, maladie qui mettra gravement sa vie en danger.

C'est cette quête du savoir que nous relate Fabienne Verdier dans ce très beau récit qui nous plonge dans la Chine d'après la mort de Mao Zedong, une Chine où la Révolution Culturelle a fait des ravages, un état totalitaire où chacun est l'espion de son prochain et où la discipline du parti règne sur la communauté. Bien sûr, tout n'est pas si sombre dans ce récit et les moments douloureux cèdent la place à des instants de grâce, quand Fabienne Verdier retrouve les vieillards de la maison de thé de Jiu Long Po, quand elle va à la rencontre des minorités ethniques : Miao, Yi, Buyi... C'est aussi un voyage au Tibet où elle visitera le monastère de Shigatse, une excursion avec son maître sur le mont Emei Shan, mais aussi les rencontres émouvantes avec les anciens maître de peinture et de calligraphie, vieillards ayant eu à subir toutes sortes d'avanies lorsque la Révolution Culturelle s'abattit sur eux.
Formidable récit, témoignage précieux, « Passagère du Silence » est un ouvrage qui se lit comme un roman d'aventures, une aventure humaine vécue par une femme hors du commun, dont la détermination n'a peut-être d'égale que celle d'une autre « passagère » qui emprunta les mêmes chemins, dans des condition qui, bien que différentes furent aussi extrêmes : Alexandra David-Néel.
Un très beau livre qui nous permet d'approcher et de saisir les motivations et les sources d'inspiration d'une grande artiste contemporaine.

Magnifique.


Commentaires

Anonyme a dit…
Passionnante, ta période "calligraphie" ! Ce sujet me fascine aussi, peut-être parce que j'admire la dextérité manuelle des scribes médiévaux et calligraphes orientaux. Je vais garder précieusement ces titres sur un bout de papier, pour m'y pencher un jour.
Anonyme a dit…
Ce livre a l'air sympathique, peut-être que je le lirai prochainement. Est-il sorti en poche ?
BOUALI Pascal a dit…
Malorie : Oui, il est sorti depuis pas mal de temps déjà chez "Le livre de poche"
Danaée a dit…
Fascinant.
Quel beau résumé envoûtant...

Je note.

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