Garden-Party


"Un été chez Voltaire" Jacques-Pierre Amette. Roman. Albin Michel, 2007



Dans la touffeur de cet été 1761, deux jeunes comédiennes italiennes arrivent au château de Ferney où les attend Voltaire. Zanetta Obozzi et Gabriella Capacelli ont été invitées par le philosophe afin de répéter une pièce écrite vingt ans plus tôt et dont le succès fut des plus mitigés : "Le fanatisme ou Mahomet le prophète."

Arrive aussi à Ferney, un officier prussien, le comte de Fleckenstein, envoyé par Frédéric II afin de négocier la paix – par l'entremise de Voltaire, de Mme de Pompadour et du duc de Choiseul – avec le roi Louis XV, traité qui mettrait fin à la Guerre de sept ans.

Se trouvent également chez le philosophe, le dessinateur-graveur et encyclopédiste Goussier, l'abbé de Pors-Even, ainsi que la petite fille du dramaturge Pierre Corneille, tragédien pour lequel Voltaire éprouve une admiration sans bornes.

Au cours de ces deux mois de juillet et d'aout vont se nouer des intrigues amoureuses, diplomatiques et philosophiques au sein du cadre idyllique et verdoyant du parc de Ferney.
Pendant ce temps Voltaire virevolte, s'agite, dirige les répétitions, rudoie ses comédiennes, se livre à un combat épistolaire éffrené avec Rousseau, ennemi déclaré du théâtre, se querelle avec l'abbé de Pors-Even à propos du message qu'il veut faire passer à travers sa tragédie.


« Au cours du souper qui fut exquis, Voltaire expliqua à ses invités :
- Vous croyez que Mahomet résonne d'un passé révolu mais la pièce présage des temps futurs, des temps nouveaux.
Pors-Even intervint :
- Vous ne risquez pas d'outrager la religion et ses ministres avec une telle tragédie ?
- Je n'outrage pas la religion que je professe et que je respecte. Et je ne comprends point ce qui peut ainsi allumer votre bile.
- En critiquant la religion musulmane, vous critiquez la pitié, le zèle, la charité du même coup. Vous ferez bientôt triompher messieurs les athées. Vous les Encyclopédistes, vous nous déclarez une guerre bien sournoise.
- Il n'y a rien de plus chrétien que mon Mahomet. Même le pape en convient qui me remercie de l'avoir écrit.
- Partout, les hérésies, les schismes, les recueils d'impiété, les blasphèmes de vos amis de l'Encyclopédie. Chaque tirade de votre Mahomet respire la révolte contre la religion et contre l'autorité. On expose sur le théâtre toutes les horreurs d'une morale qui a déjà culminé dans Tartuffe.
Pors-Even ajouta :
- Tremblez qu 'en combinant de telles tragédies, vos domestiques un jour ne vous plongent dans un cachot et vous n'en sortirez que pour être traîné place de Grève !
- Voilà une bien terrible déclaration, mon petit abbé, et je ne m'attendais pas à ça de vous. Ce qui est dans la nature humaine devrait vous effrayer. La vérité humaine ne m'effraie pas. Et je vous signale que les bûchers, l'inquisition sont toujours venus de vos amis jésuites. Mais arracher aux ecclésiastiques le droit de penser par soi-même est une tâche délicate !
- Vous construisez une église pour plaire à vos paysans et rassurer le pays, mais votre tâche et votre ambition sont claires, dans vos écrits vous poussez l'indignité jusqu'à comparer le règne idolâtre d'Auguste au siècle chrétien de Louis XIV...
- Je suis enchanté de votre colère ! Voilà qui va vous purger de ce teint cireux qui me déplaît tant chez vous.
- Comme l'Encyclopédie, votre tragédie mérite un procès. Vous et votre public vous êtes des sociniens, des ariens, des semi-pélagiens, des manichéens.
- Vous m'enchantez, Pors-Even ! Exterminons donc les philosophes ! Passons les à la broche !
Il prit un couteau et le glissa vers Pors-Even.
- Allez-y, percez-moi le coeur ! Tout est permis contre moi, puisque je dénonce les terribles crimes de la religion musulmane. Et ces pauvres diables de voyageurs qui ont les têtes fichées sur des piques devant les portes des villes arabes, vous y songez ? Tuez-moi ! Je veux bien ! Traitez-moi comme un ennemi de la religion, excitez les magistrats, ce n'est pas difficile, ils le sont de nature, et s'ils ne le sont pas, les circonstances les y poussent.
Mais Pors-Even s'échauffait :
- Toutes vos grandes tragédies sont ornées de magnifiques lieux communs sur les ridicules des religions et vous désignez...
- Je peux vous répondre l'abbé ?... Allez ! Percez-moi le coeur avec ce couteau ! Précipitez mon salut en m'expédiant plus vite en enfer. Flétrissez mes écrits, poursuivez-moi sans relâche tout en dévorant mes carpes, mes fricassées de volaille et en buvant mon vin du Rhône?
Repoussant le couteau sur la nappe entre les verres, Pors-Even dit :
- Le mot fanatisme vous plaît tant que vous l'appliquez indifféremment aux musulmans, aux chrétiens, à Zopire, à Omar, aux jansénistes, aux peuples d'Orient ou aux magistrats de Toulouse. Je sais que votre coeur balance, au fond, entre Dieu et Mammon.[...]
Et puisqu'il vous faut de l'argent, reprenait le prêtre en rajustant son rabat, sans cesse plus d'argent, vous noircissez de plus en plus de papier sous des faux noms et vous recevez de vos libraires des sommes que vous placez à Londres ou à Francfort, vous vous en prenez à nos usages ecclésiastiques parce que c'est un sujet qui plaît à vos amis libertins. En écrivant Mahomet, vous croyez rendre hommage à Corneille et Racine qui eux respectaient la religion. Mais il faut avoir une piété bien éclairée et bien rare pour démêler ce que vous pensez de la religion et ce qui sépare la bonne des mauvaises. Vous semez le doute sur toutes les religions, et comme Molière dans son Tartuffe, votre entreprise de confusion avance si bien qu'on arrive plus à démêler le faux du vrai croyant. Vous ne travaillez pas doucement à la sape de nos croyances, mais vos vers et vos tragédies renversent et brûlent toute croyance pour nous mener grand train jusqu'à la barbarie la plus totale ! Bonsoir !
Pors-Even se leva si brusquement qu'il en renversa sa chaise.
- N'oubliez pas de rédiger votre sermon pour dimanche ! Lui lança Voltaire. »


Pendant ce temps, les tractations entre Frédéric II et Louis XV à propos de l'éventuel traité de paix s'enlisent dans la langueur estivale, le libertinage des uns ou l'indifférence des autres. Voltaire, qui entretient une coresponadance régulière avec frederic II de Prusse, s'insurge contre ces atermoiements :


« A la cour de Versailles, on apprend à cinq heures du soir la mort de cinq à six mille hommes puis on va gaiement à l'opéra à cinq heures et quart. Ainsi va le meilleur des mondes ! Il ne faut jamais mêler aux affaires une friponne (Mme de Pompadour) qui traite les malheurs de son royaume comme des querelles de chiens occupés à se mordre la queue. Qu'on mène à la boucherie une armée florissante ne trouble pas ce genre de marionnette en jupons. »


Mais le pacifisme du philosophe est-il une manifestation de son humanisme ou plus prosaïquement l'intention de sauvegarder ses avoirs financiers ? Dans l'éventualité d'un échec des négociations, échec dont la conséquence serait un démantèlement de la Prusse par l'Autriche et la Russie, qu'adviendrait-il, en effet, des sommes engagées par le philosophe à Francfort ou à Potsdam ?


Quant à Zanetta,l'une des deux comédiennes italiennes engagées par le philosophe, après avoir essuyé les réprimandes du vieil homme, elle découvre grâce à celui-ci que l'art dramatique n'est pas uniquement un plaisant divertissement mais qu'il peut aussi être le vecteur de messages politiques et philosophiques visant à transformer la société de son temps.


« Voilà que certains mots de Voltaire sur le fanatisme avaient touché son esprit. Sa disposition naturelle était de considérer le théâtre comme un simple divertissement. Depuis son enfance, on riait sur ds tréteaux, et puis les vues du philosophe l'avaient touchée. Des petites questions mordantes lui revenaient par moments... Voltaire avait semé le doute dans sa foi, il voulait aussi se rendre maître des bêtes féroces, se délivrer des tyrannies qui viennent naturellement aux hommes et il était persuadé que le théâtre était susceptible de changer la nature humaine. Quelle étrange idée. Cet homme, à son âge, ne donnait aucune prise à la lassitude. Il y avait en lui une tension, une intelligence, un nerf à vif.
Elle se dit qu'elle n'avait jamais envisagé son métier comme utile pour l'avenir du genre humain, mais les plaidoyers de Voltaire lui dévoilaient quelque chose. »


Mais au terme de la première représentation de Mahomet jouée dans le parc de Ferney, elle saura aussi ôter les illusions du vieil homme quant au désintérêt du public envers sa tragédie dont il espérait qu'elle serait accueillie avec enthousiasme par les foules.


«- [...] Dites-moi, pourquoi ma tragédie n'a-t-elle point intéressé autant de gens ?
Il faut être en condition pour aimer les querelles de rois, de princes, de chérifs dans des pays si lointains.
- Vous désapprouvez mes travaux ?
- Les travaux champêtres préparent mal à apprécier Cinna ou à démêler ce qui distingue un beau vers d'un mauvais... Le parterre goûte mieux les histoires de cocus.
- Les histoires de cocus, dites-vous ?... Mais, Zanetta, le théâtre est la seule chose qui nous distingue des autres nations...
- A Versailles.
- Vous avez été touchante dans le rôle de Palmire.
- Les gens préfèrent le genre comique.
- Vraiment ?
- Ils se sont endormis.
- Tous ?
- Presque. Et j'ai vu de légers sourires, vous savez...Un homme en turban qui hurle en vers et manie la hache...
- Que vous dire ? Retournez à la barbarie.
- Si vous voulez récolter beaucoup d'applaudissements dans les campagnes, je crois qu'il faudra faire l'éducation de vos paysans, de vos bûcherons, de vos cuisiniers et de vos modestes vachères.
- Elles préfèrent la pantomime ?
- Je crois... Vos honnêtes domestiques préfèrent le tripot, l'écarté, un cruchon de vin blanc, bourrer une pipe. Les grands seigneurs de France comprennent eux la noblesse des actes. La gloire ! Les grandes actions ! Ils savent de quoi il s'agit... Ils se rêvent en toge... Enfin, tout ceci est une bagatelle. Dans vingt ans, nous serons ficelés dans le même sort.
- Comment cela ?
- Morts. »


« Un été chez Voltaire », le dernier roman de Jacques-Pierre Amette, sous son aspect faussement léger, insouciant et délicat, dont l'atmosphère rappelle les toiles de Watteau, est en fait un récit d'une troublante actualité.

Par sa réflexion sur les fanatismes religieux, le rôle de la culture dans la société ainsi que son appropriation par les classes les plus nanties, les conflits armés dont la prolongation ou la conclusion dépendent d'intérêts économiques ou de l'indifférence des masses, le roman de Jacques-Pierre Amette nous invite, en nous tendant le miroir d'un Siècle des Lumières parfois bien obscur, à nous pencher sur le présent et le devenir de notre civilisation, elle aussi en proie aux mêmes menaces que celles décrites dans cet ouvrage.

A travers le personnage de Voltaire, figure pétrie de contradictions, il nous met face à nos propres hésitations, à nos propres ambiguïtés devant les défis politiques et philosophiques auxquels nous nous trouvons aujourd'hui confrontés.

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