Le 8ème Prix des Lecteurs du Télégramme # 2
"Taxi" Khaled Al Khamissi. Récits. Actes Sud, 2009.
Traduit de l'arabe par Hussein Emara et Moïna Fauchier Delavigne.
Avec ses 17 millions d’habitants, l’agglomération du Caire est la huitième ville la plus peuplée au monde. Ses rues et ses quartiers sont parcourus par plus de 80 000 taxis.
Comme nombre de Cairotes, Khaled Al Khamissi, universitaire et journaliste, utilise quasi-quotidiennement ce moyen de transport. Ses déplacements, à l’arrière des voitures ou aux côtés du chauffeur, lui ont donné l’idée de retranscrire sur le papier les multiples conversations qu’il a entretenues avec les conducteurs. Ceux-ci se montrant souvent fort volubiles, l’auteur a ainsi recueilli de leurs bouches nombre d’anecdotes et d’impressions qui, mises ensemble, offrent un étonnant patchwork révélateur de l’état de la société égyptienne. Ce recueil, basé sur des conversations glanées entre 2005 et 2006, au moment où le président Moubarak est réélu pour la cinquième fois, nous offre en effet un panorama circonstancié sur la vie quotidienne des habitants de cette mégapole.
Drôles, absurdes, confinant parfois au surréalisme, ces anecdotes sont cependant teintées d’une certaine amertume face aux problèmes rencontrés par la majorité des cairotes. A la cherté de la vie qui oblige certains à travailler jusqu’à l’épuisement s’ajoutent d’autres problèmes d’ordre social, politique ou religieux : le port du Niqab et la montée de l’intégrisme, le conflit israëlo-palestinien et l’invasion de l’Irak par les forces américaines, les ravages du libéralisme économique, la pollution, la santé, la grippe aviaire, une bureaucratie kafkaïenne, et pour chapeauter le tout, un système de corruption installé à tous les étages de la société…
Tous les sujets sont ici abordés, du football à la politique internationale, dans ces conversations à bâtons rompus qui donnent à ces véhicules un faux air de cabinet de psychiatre ou de confessionnal où le client, mais plus souvent le chauffeur, s’épanchent sur les difficultés de la vie.
On s’aperçoit, au fil de la lecture de ces 58 saynètes, que ces égyptiens, si éloignés de notre culture occidentale, nous ressemblent beaucoup et qu’ils partagent avec nous les mêmes appréhensions face à leur avenir et à celui du monde dans sa globalité. Les problèmes, ici comme ailleurs, tournent autour de l’emploi, des inégalités sociales, de la vie chère, de l’avenir réservé aux jeunes générations ou encore de la dictature de la consommation tel qu’elle est exprimée dans l’extrait ci-dessous :
- On se demande pourquoi l’économie est foutue ! s’est exclamé le taxi. Ce sont les gens qui la foutent en l’air. Vous y croyez, vous ? En Égypte, les gens paient plus de vingt milliards de livres chaque année en factures de téléphone. Vingt milliards de livres, ça veut dire que si on ne parlait pas pendant deux ou trois ans, l’Égypte serait transformée. Les Egyptiens sont tarés, je vous jure. Ils n’ont pas de quoi manger mais chacun se balade avec son téléphone portable et une cigarette à la bouche.
Les hommes sont censés être raisonnables mais ils dilapident tout leur argent dans le téléphone et les cigarettes. Quels fléaux ! Et après, ils vont se plaindre que le pays ne va pas bien.
L’argent de tous les Egyptiens atterrit dans les poches de quatre sociétés : Egypt Telecom, Mobinil, Vodafone et Eastern Tobacco Company.
Et les pubs, malheur à elles, elles abrutissent les gens : « Abonnez-vous à Mobinil…Non…Abonnez-vous à Vodafone. » Le monde est fou. Il faut absolument interdire ces pubs. Nous vivons dans un univers de mensonges, ouvert jour et nuit. Tu marches dans la rue, tu vois des pubs, tu allumes la radio…des pubs…tu rentres à la maison, la télé est allumée… des pubs. Et elles sont toutes vulgaires et mensongères.
Les gens sont comme des animaux, à gober les pubs et à jeter leur argent par les fenêtres. Ensuite ils nous disent qu’il n’y a pas d’argent dans ce pays. Comment ça, pas d’argent ? Et les milliards dépensés en paroles, ils viennent d’où ?
Vous pensez pas qu’il vaudrait mieux que cet argent serve d’abord à la nourriture, au logement, à l’éducation et à la santé ? Mais à qui on peut dire ça ?! Si notre Premier ministre est le patron des téléphones, c’est lui qui est à la tête des bavardages.
Mais sincèrement, le problème ne vient pas du gouvernement, le problème vient de la bêtise des gens, qui gaspillent leur argent en tabac et en bavardages.
Moi, si on me donnait les rênes de ce pays un seul jour, non, une seule minute, la seule décision que je prendrais serait d’interdire les pubs.
Avant, de mon temps, les pubs étaient au service de la société. Et il n’y en avait quasiment pas. Alors qu’aujourd’hui, les pubs sont faites pour détruire la société. Et elles vont effectivement la détruire et s’asseoir sur ses ruines. Vous pourrez dire qu’ Abou Ismaïl vous avait prévenu.
Il serait tentant de railler ces propos teintés de lucidité et de naïveté, de crier à la philosophie de comptoir et de décrier cette vision somme toute assez simpliste de la société de consommation. Kaled Al Khamissi, lui, ne juge pas et retranscrit, sans les enjoliver ni les déparer, les paroles de ces hommes qui refont le monde derrière leur pare-brise. Contrairement à nombre de nos « intellectuels » occidentaux, trop souvent déconnectés de la réalité, l’auteur a su recueillir, sans les juger ni les analyser, avec une grande tendresse et avec un profond respect, les paroles de tous ces anonymes qui, qu’ils soient du Caire, mais aussi de Rio, de Shangaï ou de New-York, nous ressemblent tellement dans l’expression de leurs espoirs et de leurs angoisses.
Traduit de l'arabe par Hussein Emara et Moïna Fauchier Delavigne.
Avec ses 17 millions d’habitants, l’agglomération du Caire est la huitième ville la plus peuplée au monde. Ses rues et ses quartiers sont parcourus par plus de 80 000 taxis.
Comme nombre de Cairotes, Khaled Al Khamissi, universitaire et journaliste, utilise quasi-quotidiennement ce moyen de transport. Ses déplacements, à l’arrière des voitures ou aux côtés du chauffeur, lui ont donné l’idée de retranscrire sur le papier les multiples conversations qu’il a entretenues avec les conducteurs. Ceux-ci se montrant souvent fort volubiles, l’auteur a ainsi recueilli de leurs bouches nombre d’anecdotes et d’impressions qui, mises ensemble, offrent un étonnant patchwork révélateur de l’état de la société égyptienne. Ce recueil, basé sur des conversations glanées entre 2005 et 2006, au moment où le président Moubarak est réélu pour la cinquième fois, nous offre en effet un panorama circonstancié sur la vie quotidienne des habitants de cette mégapole.
Drôles, absurdes, confinant parfois au surréalisme, ces anecdotes sont cependant teintées d’une certaine amertume face aux problèmes rencontrés par la majorité des cairotes. A la cherté de la vie qui oblige certains à travailler jusqu’à l’épuisement s’ajoutent d’autres problèmes d’ordre social, politique ou religieux : le port du Niqab et la montée de l’intégrisme, le conflit israëlo-palestinien et l’invasion de l’Irak par les forces américaines, les ravages du libéralisme économique, la pollution, la santé, la grippe aviaire, une bureaucratie kafkaïenne, et pour chapeauter le tout, un système de corruption installé à tous les étages de la société…
Tous les sujets sont ici abordés, du football à la politique internationale, dans ces conversations à bâtons rompus qui donnent à ces véhicules un faux air de cabinet de psychiatre ou de confessionnal où le client, mais plus souvent le chauffeur, s’épanchent sur les difficultés de la vie.
On s’aperçoit, au fil de la lecture de ces 58 saynètes, que ces égyptiens, si éloignés de notre culture occidentale, nous ressemblent beaucoup et qu’ils partagent avec nous les mêmes appréhensions face à leur avenir et à celui du monde dans sa globalité. Les problèmes, ici comme ailleurs, tournent autour de l’emploi, des inégalités sociales, de la vie chère, de l’avenir réservé aux jeunes générations ou encore de la dictature de la consommation tel qu’elle est exprimée dans l’extrait ci-dessous :
- On se demande pourquoi l’économie est foutue ! s’est exclamé le taxi. Ce sont les gens qui la foutent en l’air. Vous y croyez, vous ? En Égypte, les gens paient plus de vingt milliards de livres chaque année en factures de téléphone. Vingt milliards de livres, ça veut dire que si on ne parlait pas pendant deux ou trois ans, l’Égypte serait transformée. Les Egyptiens sont tarés, je vous jure. Ils n’ont pas de quoi manger mais chacun se balade avec son téléphone portable et une cigarette à la bouche.
Les hommes sont censés être raisonnables mais ils dilapident tout leur argent dans le téléphone et les cigarettes. Quels fléaux ! Et après, ils vont se plaindre que le pays ne va pas bien.
L’argent de tous les Egyptiens atterrit dans les poches de quatre sociétés : Egypt Telecom, Mobinil, Vodafone et Eastern Tobacco Company.
Et les pubs, malheur à elles, elles abrutissent les gens : « Abonnez-vous à Mobinil…Non…Abonnez-vous à Vodafone. » Le monde est fou. Il faut absolument interdire ces pubs. Nous vivons dans un univers de mensonges, ouvert jour et nuit. Tu marches dans la rue, tu vois des pubs, tu allumes la radio…des pubs…tu rentres à la maison, la télé est allumée… des pubs. Et elles sont toutes vulgaires et mensongères.
Les gens sont comme des animaux, à gober les pubs et à jeter leur argent par les fenêtres. Ensuite ils nous disent qu’il n’y a pas d’argent dans ce pays. Comment ça, pas d’argent ? Et les milliards dépensés en paroles, ils viennent d’où ?
Vous pensez pas qu’il vaudrait mieux que cet argent serve d’abord à la nourriture, au logement, à l’éducation et à la santé ? Mais à qui on peut dire ça ?! Si notre Premier ministre est le patron des téléphones, c’est lui qui est à la tête des bavardages.
Mais sincèrement, le problème ne vient pas du gouvernement, le problème vient de la bêtise des gens, qui gaspillent leur argent en tabac et en bavardages.
Moi, si on me donnait les rênes de ce pays un seul jour, non, une seule minute, la seule décision que je prendrais serait d’interdire les pubs.
Avant, de mon temps, les pubs étaient au service de la société. Et il n’y en avait quasiment pas. Alors qu’aujourd’hui, les pubs sont faites pour détruire la société. Et elles vont effectivement la détruire et s’asseoir sur ses ruines. Vous pourrez dire qu’ Abou Ismaïl vous avait prévenu.
Il serait tentant de railler ces propos teintés de lucidité et de naïveté, de crier à la philosophie de comptoir et de décrier cette vision somme toute assez simpliste de la société de consommation. Kaled Al Khamissi, lui, ne juge pas et retranscrit, sans les enjoliver ni les déparer, les paroles de ces hommes qui refont le monde derrière leur pare-brise. Contrairement à nombre de nos « intellectuels » occidentaux, trop souvent déconnectés de la réalité, l’auteur a su recueillir, sans les juger ni les analyser, avec une grande tendresse et avec un profond respect, les paroles de tous ces anonymes qui, qu’ils soient du Caire, mais aussi de Rio, de Shangaï ou de New-York, nous ressemblent tellement dans l’expression de leurs espoirs et de leurs angoisses.
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