"Et nos bouches proclameront Tes louanges !"

"Le Canon" Cecil Scott Forester. Roman. Editions Phébus, 1994.
Traduit de l'anglais par Renée Tesnière.

Cecil Scott Forester (1899-1966) est surtout connu du grand public pour sa saga maritime en douze volumes : « Hornblower ». Il est aussi, et c’est un fait moins connu, l’auteur de « The African Queen », roman immortalisé sur grand écran par John Huston avec dans les principaux rôles Humphrey Bogart et Katharine Hepburn.

Parmi d’autres romans moins connus de cet auteur, dont Winston Churchill pensait qu’il était le plus grand romancier du siècle, figure « Le Canon » qui se situe dans le même contexte historique qu’ « Hornblower », c’est-à-dire à l’époque napoléonienne.

Cependant, nous sommes avec « Le Canon » bien loin des combats navals et des aventures maritimes d’Horatio Hornblower. L’action se déroule en effet en Espagne, en 1808, après que les armées napoléoniennes aient envahi le pays, et que l’empereur des français ait déposé Charles IV et Ferdinand VII pour installer sur le trône son propre frère, Joseph Bonaparte.

Si la Grande Armée a pu venir à bout relativement facilement de l’armée régulière espagnole, il n’en fut cependant pas de même avec la population qui se souleva et embrasa les provinces du royaume. Les fières armées françaises vont en effet avoir fort à faire avec un ennemi fuyant et insaisissable qui pratique les techniques de guérilla. Les régiments disciplinés qui avancent en rangs serrés sur les champs de bataille avec en face d’eux un adversaire utilisant la même tactique n’auront plus cours ici. Les occupants sont harcelés par des troupes peu nombreuses, rapides et invisibles qui, au lieu de faire front face à l’ennemi, frappent par surprise et profitent du moindre point faible pour semer la mort. Ces guérilleros ne sont, pour la plupart, pas des militaires mais des hommes venus de tous horizons qui ont pour objectif commun de rétablir l’indépendance de leur pays.

C’est l’histoire de certains de ces hommes ordinaires qui nous est contée dans « Le Canon ».
Alors que l’ armée espagnole, défaite, fuit devant l’envahisseur, les soldats décident, afin de ne pas se retarder, d’abandonner sur le chemin une lourde pièce d’artillerie dont le transport s’avère des plus malaisés compte tenu de l’énormité de cette arme.

« Le tout dernier élément de la colonne espagnole - si l’on en excepte les mourants - était une pièce plus grosse, plus lourde et plus imposante que les pièces de six en fonte qui ouvraient la marche de la colonne d’artillerie. Treize pieds de long, deux pieds de diamètre à la culasse, un à la gueule. C’était un canon de dix-huit en bronze, fait de ce bel alliage sombre que l’on appelle encore « bronze à canon ». Il s’ornait autour de la lumière et tout au long du fût, de motifs et d’emblèmes héraldiques, d’un dessin remarquable, fondus dans le corps même ; c’était à l’évidence, une pièce coulée à l’unité, dans un moule conçu tout exprès : une pièce visiblement destinée à faire l’ornement du château d’un riche seigneur. Autour de la gueule se lisait, en relief hardi, une inscription latine, un fragment de la liturgie du Nocturne… « Et nos bouches proclameront Tes louanges ! » Il devait faire partie d’un couple de canons géants et le frère de celui-ci portait sans doute l’inscription « Ô Seigneur, ouvre nos lèvres ». Tous deux devaient s’être dressés de chaque côté de la rampe d’accès d’un château du Sud. Lorsque les espagnols s’étaient soulevés contre l’occupant français, quand la nation tout entière avait pris les armes, on avait du arracher les deux pièces à leurs fonctions décoratives pour remédier quelque peu à l’équipement déplorablement insuffisant de l’artillerie espagnole. L’autre canon était tombé aux mains des français lors de l’un quelconque des désastres qui s’étaient abattus sur l’Espagne quand Napoléon avait fait passer les Pyrénées à la Grande Armée : à Gamonal, peut-être, ou bien au Rio Seco, ou encore à Tudela. A présent, il se trouvait probablement de nouveau relégué au rang d’ornement et embellissait, aux Tuileries ou à Compiègne, la splendeur impériale. »

Ce canon abandonné va être retrouvé par des hommes du pays, bûcherons et mineurs qui, sous l’autorité d’un prêtre, vont transporter l’énorme pièce d’artillerie afin de la dissimuler dans une carrière. Deux ans plus tard, un chef de la guérilla viendra à s’en emparer et commencera alors une odyssée violente et barbare au cours de laquelle le canon passera de main en main et sera l’objet de toutes les convoitises et de toutes les trahisons. L’énorme pièce d’artillerie sera témoin de nombre d’exactions, d’exécutions sommaires, de massacres de civils et de militaires, faits qui sont devenus caractéristiques de cette guerre d’indépendance espagnole où la cruauté et la barbarie se sont illustrées de manière particulièrement effroyable. On ne peut, en lisant « Le Canon », que penser aux peintures, aux gravures et aux dessins de Francisco de Goya qui illustra, de la même manière que le fit deux siècles plus tôt Jacques Callot, les malheurs de la guerre avec son cortège d’atrocités, de corps pendus, mutilés et démembrés.

On pourra voir dans ce livre une métaphore de la guerre, de toutes les guerres. Ici pas de figures héroïques mais seulement des hommes terriblement ordinaires confrontés à une situation extra-ordinaire qui bouleversera leurs destins et fera d’eux des braves ou des monstres.
Pas de héros, donc, dans cette histoire, si ce n’est la figure muette de ce canon qui s’achemine dans les plaines du Léon, traînant son imposante masse de terreur et de destruction.

Ce récit sans héros, sans vertueux vainqueurs et sans infortunés vaincus, où le Mal est partout et où le Bien fait preuve d’une cruelle absence, se lit donc comme une parabole sur la guerre, sur le rapport de forces apporté par la puissance des armes, rapport de forces qui, du premier gourdin paléolithique jusqu’à la bombe thermo-nucléaire, se nourrit des peurs et des ambitions humaines. La portée quasi-universelle du propos de ce roman de C.S. Forester donne à cet ouvrage une dimension épique qui l’inscrit dans la catégorie des grandes œuvres littéraires mettant en scène la condition humaine face à ce phénomène de la guerre omniprésent dans l’histoire des civilisations.



"La bataille de Somosierra" Peinture de Janvier Suchodolski

Commentaires

Joelle a dit…
Cela plairait sûrement à mon chéri ... cette période lui plait plus qu'à moi ;)

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