La leçon d'Histoire


"Le pays des eaux" Graham Swift. Roman. Robert Laffont, 1985

Traduit de l'anglais par Robert Davreu.



Le pays des eaux dans lequel nous emmène Graham Swift, c’est la région des Fens dans l’est de l’Angleterre. Ici, l’eau, l’air et la terre se confondent dans cette monotone plaine marécageuse au décor mélancolique.


C’est ici qu’est né et que vit Tom Crick, professeur d’histoire dans un collège de la région, que l’on encourage bien malgré lui à prendre une retraite anticipée. A l’origine de cette mesure, un fait-divers occasionné par sa femme Mary rejaillit sur lui et son statut d’enseignant, incitant le principal du collège à le pousser gentiment mais fermement vers la porte de sortie, en mettant en avant la probable suppression des cours d'histoire dans son établissement pour raisons budgétaires et « adaptation aux réalités concrètes du monde d'aujourd'hui ».


C’est lors de l’un de ses derniers cours – consacré à la Révolution Française – que Tom Crick va se trouver engagé dans une controverse soulevée par l'un de ses élèves. Celui ci « ...un garçon aux cheveux frisés, nommé Price [...] un jour, interrompant la Révolution Française et se faisant le porte-parole de cette protestation familière à laquelle tout professeur d'histoire apprend à s'attendre (à quoi bon l'Histoire, quelle utilité, quel besoin, etc.), affirma carrément que l'histoire était « un conte de fées ».
[...]
« Ce qui importe, poursuivit-il [...], c'est ce qui se passe ici et maintenant. Pas le passé. L'ici-et-maintenant et l'avenir. »


Cette négation de l'histoire, ce refus de la société contemporaine de prendre en compte les évenements survenus de par le passé, cette volonté délibérée de faire table rase de ce qui était « avant », Tom Crick ne peut le concevoir. Il va ainsi se lancer dans un cours d'histoire peu banal dans lequel il va tenter de faire comprendre à ses élèves – et à Price en particulier – que l'Histoire n'est pas une discipline que l'on peut impunément mépriser, qu'elle est la matière dont chaque être humain est pétri puis modelé, qu'elle est l'explication de tous les mystères de nos origines.

« Histoire » ou « Enquête » (comme dans l'Histoire naturelle : l'enquête sur la nature). Pour dévoiler les mystères de la cause et de l'effet. Pour montrer que toute action entraîne une réaction. Que Y est une conséquence parce que X a précédé. Pour fermer les portes de l'écurie, de sorte que la prochaine fois, au moins, le cheval... pour savoir que nous sommes ce que nous sommes parce que notre passé l'a ainsi déterminé. Pour tirer les leçons (les tempes grises secourables du professeur d'histoire) de nos erreurs, de façon à ce que cela s'améliore, à l'avenir... [...]
Je vous ai enseigné que par cette tentative toujours recommencée d'expliquer nous pouvons parvenir, non pas à une Explication, mais à une connaissance des limites de notre pouvoir d'expliquer. Oui, oui, le passé se met en travers du chemin ; il nous fait des crocs-en-jambe, il nous fait nous embourber ; il complique les choses, crée des difficultés. Mais l'ignorer, c'est folie, car, par dessus tout, ce que l'histoire enseigne c'est à fuir l'illusion et les faux-semblants, à écarter les rêves, les balivernes, les panacées, les trucs-miracle, les promesses en l'air – c'est à être réalistes."


De fil en aiguille, Tom Crick va en venir à expliquer à ses élèves les raisons qui ont poussé sa femme à commettre un acte dont ils ont tous entendu parler. Il parviendra par ce biais à leur faire comprendre que l'histoire n'est pas seulement cette monotone énumération de dates poussiéreuses dont ils s'imaginent qu'elle est constituée. L'histoire est une part de chacun d'eux, un élément constitutif de leur être qui leur donnera conscience de faire partie d'un Tout au lieu d'être de simples entités seulement définies par l'Ici-et-le-Maintenant.
En prenant pour exemple le fait-divers dans lequel sa femme a été impliquée, Crick va reprendre les faits, remontant ainsi jusqu'à ses ancêtres paternels et maternels, au milieu du XVIIe siècle, hommes et femmes dont le labeur sera de vivre au sein de ce pays des eaux et d'en apprivoiser les tumultes et les débordements.
C'est par ce biais qu'il fera peu à peu ressurgir sa propre enfance dans cette région des Fens et qu'il entreprendra la narration des évenements qui aboutiront jusqu'à ce jour où sa femme s'est trouvée au coeur d'une affaire troublante.
Egrenant ses souvenirs, Tom Crick revient donc sur son enfance de fils d'éclusier, en compagnie d'un père veuf et d'un frère simple d'esprit. Il évoque ce jour de juillet 1943 où son père découvre dans le canal le corps d'un jeune garçon. Ce garçon, Tom le connaît bien. S'est-il noyé accidentellement ? Un détail, troublant, incite à croire le contraire.

A partir de ce moment, Tom Crick va découvrir progressivement que le poids du passé pèse d'une manière implacable sur le présent et que l'Histoire n'est pas une vaine abstraction. Il va ainsi apprendre qu'une simple bouteille de bière, une pêche à l'anguille, l'amour qu'un père porte à sa fille, vont prendre une place décisive dans le déroulement de sa vie et vont déterminer ce qui sera son destin.


Roman des origines, roman de l'eau et du brouillard, « Le pays des eaux » est une oeuvre envoûtante qui, comme le flot de l'Ouse et de la Leem, nous entraîne dans des circonvolutions où le récit semble parfois s'arrêter ou se perdre, pour finalement reprendre un peu plus loin, faisant surgir ça et là, à la surface, les pièces d'un puzzle qui s'assemblera petit à petit pour nous dévoiler toute l'intensité d'un drame dont la profondeur et l'histoire tourmentée ne sont pas sans rappeler la puissance et la noirceur des tragédies antiques.

Commentaires

Anonyme a dit…
J'attendais cet article avec impatience. Le bouquin est noté et sa place entre tes deux articles n'est sûrement pas due au hasard !

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