Iphigénie en Canada
"Le pas de l'ourse" Douglas Glover. Roman. Editions du seuil, 2006.
Traduit de l'anglais (Canada) par Lori Saint-Martin et Laurent Gagné.
Avec « Le pas de l'ourse », Douglas Glover mêle adroitement mythe et réalité historique pour nous faire partager une page de l'histoire de la colonisation du Canada au XVIe siècle. Les faits que Douglas Glover relate ici s'inspirent d'une anecdote historique – réelle ou supposée – dont le protagoniste principal serait une certaine Marguerite de Roberval, abandonnée en 1542 sur une île déserte du golfe du Saint-Laurent.
« Que faire d'une fille à la tête dure ? Question toujours épineuse.
La tuer, la mutiler, lui amputer des membres, lui jeter de l'acide au visage, lui arracher les yeux, lui raser le crâne, la mettre dans un bordel ou au couvent, ou simplement l'engrosser et l'épouser. Mieux encore, l'abandonner sur une île déserte, de crainte que son mécontentement ne se propage aux autres filles ou même aux hommes, lesquels sont généralement imperméables. La tenir éloignée des boutiques et des livres et des miroirs et des amis et des amants. L'oublier. »
« Je possédais quarante-trois livres, y compris deux d'Erasme, l'Adolescence clémentine de Clément Marot, le recueil de vers pieux publié à titre anonyme par marguerite de Navarre, Le Miroir de l'âme pécheresse, que les dominicains avaient interdit pour cause de blasphème jusqu'au jour où le roi les avait informés que sa soeur en était l'auteur, trois autres ouvrages encore à l'Index et un traité de médecine qui renfermait des planches reproduisant des cadavres. J'avais lu les Voyages de Jehan de Mandeville, surtout pour sa description de la terre de Sumatra, dont les habitants se promènent tout nus, où les femmes se donnent librement aux hommes et où les adultes mangent les enfants, moyen ingénieux de lutter contre l'explosion démographique. Je connaissais le compte rendu par Dicuil (dans De mensura orbis terrae) du voyage de saint Brandan aux îles Fortunées, des moines irlandais montés dans leurs curieuses embarcations de forme circulaire lestées de livres, de cloches et de crosses. J'avais rêvé de la Thulé des Normands, de l'Atlantide des anciens, d'Antilla, de Saluaga et de l'île des Sept Cités, Satanazes. A Paris, j'avais vu cinq sauvages du Brésil qui, avec leurs tatouages intimidants et leur visage inexpressif, faisaient penser à des Tartares.
A l'arrivée de la lettre, j'ai compris que c'était ma chance, et j'ai supplié mon père de me laisser partir pour le Nouveau Monde, à n'importe quel prix. Que faire d'une fille à la tête dure ? Se demandait-il lui-même. Je crois qu'il était soulagé.[...] Il serait certain de ne plus jamais me revoir. Je serais dévorée par des bêtes sauvages ou piétinée à mort par les célèbres sauvages à un pied des antipodes, ou encore nous allions tout bonnement faire naufrage en cours de route. »
« J'ai suffisamment d'instruction pour avoir eu vent de certains présages, signes, augures, parallèles, pronostics et analogies. La littérature classique regorge d'exemples de méthodes pédagogiques extrêmes : jeunes filles abandonnées sur un rocher ou sur une île déserte, ou encore au fond de tunnels obscurs en guise de châtiment ou de sacrifice ou de tribut ou simplement pour leur valeur nutritive susceptible de satisfaire l'appétit du premier monstre venu, l'eau à la bouche.
Je songe en particulier à la princesse grecque Iphigénie, que son père, Agamemnon, a immolée sur une plage solitaire, sur la foi de l'hypothèse fort douteuse selon laquelle il aurait, de ce fait, beau temps jusqu'à Troie, où il espérait récupérer la femme fugitive de son frère, Hélène (autre femme égarée par son coeur dans un monde d'hommes). Il faut être un homme, je suppose, pour ne pas se laisser dissuader de commettre un meurtre par la menace de représailles, les élans de conscience, la pitié, la justice, l'affection familiale – et je ne dis rien du caractère franchement ascientifique du préjugé voulant qu'il suffise de sacrifier une vierge pour avoir du soleil et de la chaleur, avec une bonne brise de l'ouest. Agamemnon devait bien savoir que cet acte reviendrait le hanter. »
Au dernier moment, dans un grand élan romanesque, son amant Richard, « le soi-disant comte d'Epirgny », prétendument champion de Jeu de Paume (il aurait affronté le roi sur terre battue à Paris le jour de la Saint Chrysostome), se jette à l'eau afin de partager le sort de sa maîtresse : « Je ne sais que penser de cet accès de romanesque et de courage chez un joueur de tennis. Je m'avise soudain qu'il va manger force poisson salé et que, par conséquent, il y en aura moins pour moi. »
Afin d'assurer sa survie, Marguerite devra compter sur la présence d'habitants – humains et animaux – de ce grand nord qui n'épargnera pas ses deux compagnons d'infortune. Il lui faudra pour cela se dépouiller de ses habitudes d'européenne et endosser la peau de l'ourse pour survivre dans cet univers glacé et inconnu.
Il lui faudra devenir une autre, accomplir le grand voyage chamanique qui la mettra sous la protection de son animal totémique, animal qui fera d'elle une femme-ourse redoutable et qui lui permettra bien des années plus tard, de retour en France, d'exercer sa vengeance.
Baroque, picaresque, surréaliste, irrévérencieux, « Le pas de l'ourse » est un roman foisonnant où se mêlent l'érudition la plus exacte et l'imagination la plus débridée, un récit à la prose colorée et curieusement contemporaine, qui laisse de côté les archaïsmes de langage afin, peut-être, d'éviter d'être catalogué comme « roman historique » et de laisser ainsi à Douglas Glover toute liberté de « triturer et déformer les faits ». Plein de verve et de drôlerie, ce récit passionnant de bout en bout nous emmène bien au delà des codes habituels de la simple et conventionnelle narration propre à certains romans ayant pour sujet diverses aventures humaines appartenant à notre passé collectif.
Entre roman d'aventures et roman historique, entre fiction et exactitude historique des faits, entre récit d'introspection et réflexion sur le choc des civilisations, « Le pas de l'ourse » nous invite à un formidable voyage dans l'espace et le temps, une épopée littéraire et chamanique, un récit où s'affrontent et se confondent nature et culture, un manifeste en faveur de l'expression du côté sauvage et animal qui réside encore en chacun de nous.
Les avis de Mousseline et Frisette, et celui de Chatperlipopette.
Commentaires