Disciplina Augusta


"Mémoires d'Hadrien" Marguerite Yourcenar. Roman. Gallimard, 1974.



Certains romans demandent à être lus, relus et re-relus de nombreuses fois au cours d'une vie. En ce qui me concerne, "Mémoires d'Hadrien" fait partie de cette catégorie d'ouvrages sur lesquels j'aime à revenir inlassablement.
Le temps, l'âge et la maturité m'apportent à chaque relecture - alors que les années passent - un nouvel éclairage, une nouvelle manière d'appréhender ces oeuvres, de les comprendre, de saisir parfois le sens mystérieux d'une phrase, d'une allusion, d'une idée qui échappe à la jeunesse et qui ne se révèle parfois qu'à l'aube de l'âge mûr.
C'est donc pour la troisième fois en quinze ans que j'ouvre ce roman. C'est bien peu si l'on compare ce petit laps de temps à la période de vingt-sept ans (de 1924 à 1951) durant laquelle Marguerite Yourcenar a porté ce roman, vécu avec ce personnage, s'est imprégnée de lui au point de s'effacer devant la personnalité de cet empereur du IIème siècle, de le laisser s'incarner en elle, de se laisser "posséder" par Hadrien : "Je me suis assez vite aperçue que j'écrivais la vie d'un grand homme. De là, plus de respect de la vérité, plus d'attention, et, de ma part, plus de silence."


C'est donc à la première personne que Marguerite Yourcenar nous raconte Hadrien, s'effaçant volontairement devant la personnalité de cet homme qui prend la parole au soir de sa vie pour relater ce que fut son existence à un jeune homme qui n'est autre que le futur empereur Marc-Aurèle. « Si j'ai choisi d'écrire ces Mémoires d'Hadrien à la première personne, c'est pour me passer le plus possible de tout intermédiaire, fût-ce de moi-même. Hadrien pouvait parler de sa vie plus fermement et plus subtilement que moi. »

Hadrien se raconte, de son enfance dans la colonie espagnole d'Italica à ses premiers faits d'armes sous les ordres de l'empereur Trajan, de son accession au pouvoir suprême aux cruelles désillusions qu'entraîneront l'exercice de celui-ci, de sa volonté d'éclairer le monde romain à la lumière de la culture grecque pour qui il voue une admiration sans bornes, à la sinistre intuition ressentie d'un empire et d'une civilisation en déclin, en butte aux agressions sans cesse renouvelées des peuples barbares, des provinces révoltées, ainsi que de ces nouvelles religions et de ces philosophies originaires des turbulentes contrées orientales.

Mais les préoccupations de l'empereur Hadrien ne sont pas uniquement d'ordre guerrier, politique ou religieux. Car l'empereur est aussi et avant tout un homme. Et comme tout homme – qu 'il soit drapé dans la pourpre impériale ou qu'il soit le dernier des esclaves – il se voit confronté à l'impermanence et à la vanité de toutes choses, au désir et à l'amour, mais aussi à la vieillesse, à la maladie et à la mort, à la disparition de ses intimes et bien sûr à sa propre extinction.


« Tout être qui a vécu l'aventure humaine est moi », note MargueriteYourcenar dans ses carnets, car Hadrien, fut-il empereur, un empereur dont dix-huit siècles d'histoire nous séparent, Hadrien participe de l'universalité de la condition humaine, condition qui transcende siècles et cultures et dont l'éloignement temporel ne fait finalement que nous rapprocher de celui-ci. Ses réflexions sur divers sujets acquièrent de ce fait une troublante actualité dans ces mémoires apocryphes censées restituer la pensée d'un homme du IIème siècle et composées par une romancière du XXème : « Je doute que toute la philosophie du monde parvienne à supprimer l'esclavage : on en changera tout au plus le nom. Je suis capable d'imaginer des formes de servitude pires que les nôtres parce que plus insidieuses : soit qu'on réussisse à transformer les hommes en machines stupides et satisfaites, qui se croient libres alors qu'elles sont asservies, soit qu'on développe chez eux, à l'exclusion des loisirs et des plaisirs humains, un goût du travail aussi forcené que la passion de la guerre chez les races barbares. A cette servitude de l'esprit, ou de l'imagination humaine, je préfère encore notre esclavage de fait. »


Ce qui nous rend Hadrien si proche, c'est aussi ce regard lucide posé sur le monde, ce regard bien éloigné du folklore qui tend à faire des empereurs romains des êtres corrompus et pervers à la santé mentale défaillante. Hadrien se veut un rénovateur de l'Empire, il veut redresser son économie, contenir l'expansion de celui-ci en lui assurant une paix durable ; il veut surtout faire revivre à travers cet Empire l'éclat culturel et le culte de la beauté hérité de la civilisation grecque. De là viendra sa passion pour le jeune Antinoüs qu'il fera diviniser après la mort tragique de celui-ci. De là viendront également son engouement pour la philosophie et son érudition peu commune, médecines de l'âme qui lui seront d'un grand secours face aux épreuves qui jalonneront son existence.


Mais il serait possible de gloser infiniment sur ce roman qui en lui-même est une somme, roman historique, philosophique et initiatique, étude psychologique et roman d'aventures, étude de moeurs et reconstitution minutieuse d'une époque méconnue parce que moins spectaculaire que d'autres épisodes de l'histoire romaine. S'ajoute à tout cela la grande qualité d'écriture de marguerite Yourcenar qui a su éviter certains écueils propres au genre du roman historique en nous délivrant un récit sobre et dépouillé de tout effet grandiloquent ou « typique », une oeuvre sans fausse note ni faute de goût, sans détails triviaux ou bassement sordides.
Grâce à cette sobriété et à ce dépouillement, Marguerite Yourcenar réussit la gageure de faire résonner en nous la voix immémoriale d'un homme qui, malgré son statut d'empereur, nous devient si contemporain et si proche de nos préoccupations qu'il nous semble n' être qu'un reflet de nous-même.

Commentaires

Anonyme a dit…
Je me souviens avec quelle passion j'ai lu ce livre pour la première fois (il y a longtemps...). Depuis j'en ai relu des passages mais, tu as raison, c'est un livre à relire plusieurs fois dans sa vie :-)
Stéphanie a dit…
entre toi et Cathe, j'avoue que je suis curieuse :)
je le note pour au minimum le feuilleter en librairie afin de me décider
Anonyme a dit…
Je l'ai lu récemment et ce fut effectivement un choc.

Choc d'émotions et de poesie, de reflexions aussi. Des passages qui reste en soi et couve sous la cendre pour se reveiller plus tard.

Comment un auteur a réussi a ce point à être celui qu'elle décrit. Mystére et fascination.

J'ai embrayé tout de suite sur l'Oeuvre au noir, et là je n'accroche pas. Peut être dois je laisser s'écouler du temps.

Yourcenar je pense est un auteur que l'on lit toujours pour la preméire fois.
Anonyme a dit…
Ah, c'est beau ! J'avais lâché ce livre en cours à ma première lecture, je devais avoir dans les 18-20 ans. Il est peut-être temps de réessayer !
Marie302 a dit…
Pas si facile d'écrire sur ce monument.. j'ai d'autant plus apprécié cette note tout à fait au diapason de l'oeuvre, merci!
targye a dit…
belle critique que celle du bibliomane qui donne le ton du livre comme le parfum ses couleurs, merci pour ce partage,dés que j'peux je l'relis
Anonyme a dit…
Voilà une note qui donne envie ! J'ai dans ma PAL "Souvenirs pieux", le premier tome de ses mémoires. Peut-être pourrais-je profiter des vacances de Noël pour sortir ce livre de ma bibliothèque !

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