L'âge d'homme


"L'année de l'éveil" Charles Juliet. Récit. editions P.O.L. 1989.



Dans ce très beau récit, Charles Juliet revient sur un épisode marquant de sa vie déjà évoqué dans « Lambeaux », à savoir les années de son adolescence passées au sein d'une école d'enfants de troupe. De son écriture limpide et sans afféteries, Charles Juliet nous invite à le suivre dans cet univers austère et cruel qui était celui de ces enfants destinés dès leur plus jeune âge à devenir soldats et assujettis à la dure vie de caserne.

« Bien des années ont passé. Oui. Bien des années. Mais cet enfant que je fus, il continuait de vivre en moi, ressassant ce dont il n'avait jamais pu se délivrer, et étouffant ma voix. Un jour, le besoin m'est venu de lui retirer son baîllon. Sans plus attendre, il s'est emparé de ma plume, de mes mots, et au long des nuits, heureux de pouvoir enfin laisser son coeur se débrider, il m'a fait revivre son histoire... »

Car dans ce lieu clos, quasiment carcéral, les brimades et les coups pleuvent sans cesse. Quand ce ne sont pas les punitions et les corrections infligées par des sous-officiers brutaux et sadiques, ce sont les élèves eux-mêmes qui s'amusent à torturer ou à terroriser certains de leurs camarades parce que ceux-ci sont plus faibles, plus jeunes, ou plus sensibles. Dans ce monde sans pitié, il faut savoir se faire respecter et s'affirmer face aux tortionnaires de tout poil. Charles Juliet ne nous décrit pas dans ce récit la première année passée dans cette institution. Il y fait parfois allusion au gré des pages et l'on comprend dès le début de la narration que cette première année fut pour lui une succession d'épreuves et de vexations.

« Tout a commencé ce matin d'octobre. Eux, les cent vingt élèves de la compagnie, ils sont au réfectoire, en train de prendre le petit déjeuner. Moi, je suis seul dans le couloir, appuyé de l'épaule contre un mur, et je pleure. Notre chef de section m'aperçoit, et il veut savoir ce qui s'est passé. Je me refuse à le lui dire, de crainte qu'il ne punisse les coupables. Mais il insiste, et à travers hoquets et sanglots, je dois lui apprendre que chaque matin, c'est la même chose. A la demande de l'aumônier, je vais servir la messe, et quand j'arrive au réfectoire, avec un peu de retard, les autres ne m'ont rien laissé. Mon quart de café, ma mince tranche de pain et ma sardine ont été raflés, et ensuite, il me faut attendre jusqu'à midi avant de pouvoir calmer ma fringale. Mais si je pleure, ce n'est pas parce que j'ai faim et vais trouver la matinée interminable. C'est en raison de leur égoïsme, de leur indifférence à ce que cet acte entraîne pour celui qui en est la victime. Des onze camarades avec lesquels je prends mes repas, il n'y en a pas eu un seul pour me garder ma part, et cela me meurtrit, me blesse, fait de moi un exclu. »

C'est au cours de la seconde année qu'il passe au sein de cette école qu'il va enfin pouvoir s'affirmer face à ses tourmenteurs – élèves et sous-officiers – par la force des mots mais aussi par la force des poings. Tout commence par l'amitié et la protection que va lui porter son chef de section. Celui-ci va l'inviter régulièrement chez lui le dimanche et, en lui présentant sa femme et sa petite fille, va lui donner, à lui petit paysan de l'Ain transplanté dans cette Provence lointaine et inconnue, l'illusion d'appartenir à une vraie famille. Eperdu de reconnaissance et d'admiration envers son chef, il va sous la férule de celui-ci se prendre de passion pour la boxe et trouver dans ce sport le moyen de s'affirmer physiquement face à certains de ses camarades toujours enclins à lui faire subir divers outrages et sévices.
C'est auprès d'un professeur d'éducation civique, ancien capitaine de l'armée et survivant des camps de la mort qu'il apprend également que lui-même et ses semblables ne sont pas irrémédiablement condamnés à souffrir et à faire souffrir autrui, qu'il existe aussi une autre voie que celle qui consiste à entretenir avec les autres un rapport de domination.

« Il se met à nous raconter... Jeune lieutenant... l'armée en déroute... prisonnier... l'évasion... le refus de la défaite... la haine de cet occupant qui veut dominer le monde... mieux vaut mourir debout que de se donner l'illusion de survivre sous la botte qui vous écrase... le maquis... les voyages à Londres... les sauts en parachute et de nuit... les combats... l'embuscade... l'arrestation... ne sait pourquoi il ne fut pas fusillé... puis le départ pour un voyage qui le conduirait aux derniers degrés de la déchéance et de l'abomination... dans le wagon le premier contact avec la folie et la mort... l'arrivée au camp... les flons-flons de l'orchestre... la faim et le froid... la peur... les coups... le travail exténuant... les appels interminables dans le vent glacial de l'aube... la torture... les pendaisons... les exécutions... chaque semaine le tri de ceux qui étaient à epu près valides et de ceux qui partiraient en fumée... l'insupportable odeur de chair brûlée... les monceaux de cadavres que les fours ne pouvaient absorber... puis à la fin, le bombardement... l'instant où ils se sont rendus compte que les gardes-chiourmes avaient fui... une dizaine de jours à attendre l'arrivée des Russes... les journées les plus terribles... la faim, le typhus, la mort plus que jamais présente... des cadavres partout... eux totalement indifférents à ce qui pouvait advenir... trop épuisés pour craindre la mort ou se réjouir de leur proche délivrance...
« De ces quelques mois passés là-bas où nous étions moins que des bêtes, poursuit-il, j'ai tiré deux conclusions : la première est de nature à désespérer. La seconde permet de garder foi en l'homme. Ces conclusions, je veux vous en faire part, et mon souhait serait qu'elles s'impriment en vous et y demeurent. Pour que vous puissiez profiter de mon expérience. Pour que ce que j'ai enduré vous aide à devenir plus tard des hommes lucides, vous aide à bien vous conduire, vous aide à affronter la vie avec un maximum de clairvoyance.
La première de ces conclusions, fort banale, procède d'un simple constat. Elle peut s'énoncer ainsi : en toute bonne conscience – un jour, je reviendrai sur ce point – l'homme est capable d'infliger à d'autres hommes les choses les plus terribles, les plus atroces. En les écrasant et les humiliant, en les contraignant à perdre toute dignité et à se mépriser eux-mêmes, il vise à tuer leur âme, à les transformer en loques, en déchets puants et repoussants, de sorte qu'à la fin, hébétés, vidés de toute humanité, ne se reconnaissant plus le droit de vivre, ils en viennent à être des victimes consentantes, à collaborer avec la machine de mort qui travaille à les anéantir. Cela est le premier point. Mais il faut aussi savoir qu'à l'opposé, l'homme peut faire montre d'un dévouement, d'une générosité, d'un héroïsme absolument admirables. Lors de mon prochain cours, je vous raconterai comment des déportés n'hésitèrent pas à mettre leur vie en jeu pour venir en aide à un camarade. Mais là encore les choses ne sont pas simples. Car parmi nous il n'y avait pas que des gens remarquables. Certains se comportaient de manière honteuse, qui ne m'indignait pas moins que les crimes les plus ignobles perpétrés chaque jour par les Allemands. Donc, lorsque devenus adultes, vous chercherez à sondre ce mystère qu'est l'être humain, à vous faire une juste idée de ce que nous sommes, il vous faudra ne pas perdre de vue que nous avons au moins deux versants. N'en voir qu'un en méconnaissant l'autre, c'est obligatoirement commettre une grave erreur. Si vous ne considérez en l'homme que ce qui le porte au bien, vous êtes d'une certaine manière des idéalistes, et vous serez bien souvent déçus. A l'inverse, si vous ignorez sa meilleure part et vous obnubilez sur ce qui le rend redoutable, malfaisant, vous n'aurez de lui qu'une vision réductrice, inexacte, donc fausse. En ce cas, il est fort probable que vous vivrez dans la défiance, voire le ressentiment ou la haine. Ce qui pourrait vous conduire à tirer cyniquement la conclusion qu'il faut rejeter toute morale, être de ceux qui exploitent et écrasent les autres, ceux qui, le cas échéant – je n'oublie pas que vous êtes de futurs militaires – les réduisent à merci, leur infligent des sévices, ou même les éliminent.
Vous avez peut-être déjà eu l'occasion d'observer cette lutte quasi incessante qui se déroule en vous, ces besoins contraires qui s'entrecombattent. Alors, une fois adultes, que ferez-vous ? Serez- vous de ceux qui cèdent à leurs mauvais penchants, ceux qui ajoutent à la souffrance et au malheur d'autrui ? Ou bien serez-vous de ceux qui luttent pour faire régresser l'ignorance, la bêtise et le mal, ceux qui ont le désir de construire un homme dont nous n'aurions plus rien à craindre, un homme qui ne serait plus capable de commettre les atrocités que notre tragique époque vient de connaître ?
La seconde conclusion à laquelle je suis parvenu, non moins banale que la première,est également née d'un constat. Un constat qui m'a amené à découvrir que l'homme possède des ressources de courage, de ténécité, d'énergie absolument insoupçonnables. Aux prises avec les pires circonstances, prisonnier des situations les plus désespérées, il trouve en lui les moyens de se rendre quasiment invincible, de déjouer ce qui est conçu pour l'avilir et l'éliminer. S'il veut, il peut même vaincre sa peur de la mort. Et lorsqu'il est affranchi de cette peur, il possède une force et une liberté qui lui permettent de tout défier, tout affronter.
Au maquis, j'avais un grand ami, un homme qui était pour moi comme un frère. Peu de temps avant que je sois arrêté, il est d'ailleurs mort à mes côtés, la gorge traversée par une balle. Un jour, alors que nous étions traqués par les Allemands et que nous grelottions, enfouis dans la neige, je maugréais, maudissais cette vie que nous menions. Il est vrai que nous étions épuisés. Depuis trois jours, nous n'avions guère ni mangé ni dormi et l'avenir était des plus sombres. Il me rappela à l'ordre, puis conclut, comme s'il émettait une évidence :
« - Si on sait s'y prendre, on peut être heureux même en enfer. »

Le jeune garçon, tombant des nues car n'ayant jamais entendu des camps de concentration lors de son enfance paysanne dans l'Ain demande alors naïvement à son professeur pourquoi, si Dieu existe, a-t-il permis une telle abomination ?

« Si ta question s'adresse non au professeur, mais à l'homme que je suis, je me sentirai autorisé à te dire que, selon moi, Dieu n'existe pas. Depuis le fond des âges, l'homme est dans un tel effroi face à la vie, la mort, l'immensité de l'univers et de ce qu'il ignore, qu'il a éprouvé le besoin d'imaginer un père tout-puissant, un père qui a pour rôle de le guider, le protéger, le consoler, un père qu'il ne cesse d'implorer et à qui il demande de dispenser largement bonheur, réussite, richesse, un père qui lui assure qu'après avoir été jeté en terre, il ressuscitera puis jouira d'une existence et d'une félicité éternelles. Tout cela est si puéril, si dérisoire. Comment l'homme peut-il pareillement se leurrer, fonder sa vie sur un tel tour de passe-passe, croire en un Dieu qui est le produit de sa propre invention ? Cela est pour moi un mystère. D'ailleurs, que Dieu existe ou non, quelle importance! En revanche, ce qui importe au plus haut point, c'est ce que nous sommes, et la manière dont nous nous conduisons avec autrui. Cet autre moi-même, mon semblable, est-ce que je le respecte, le traite en égal, fais preuve de rectitude dans mes rapports avec lui ? Ou au contraire, est-ce que je ne cherche pas, subtilement ou non, à le dominer et l'exploiter ? A l'abaisser et l'humilier ? Ces questions, vous aurez à vous les poser cent fois le jour et tout au long de votre existence. Et ce que je souhaite, ce que je voudrais, c'est que par vos actes, vos paroles, votre comportement, vous leur donniez de bonnes réponses, je veux dire des réponses qui feront que vous n'aurez pas à avoir honte de vous. »

Ces discussions ainsi que les débats intérieurs qu'entretiendra le jeune garçon sur les notions du Bien et du Mal, du choix moral que chacun de nous est un jour appelé à faire, l'amèneront peu à peu à grandir, à ne plus prendre pour argent comptant les concepts que la société lui a inculqué depuis sa plus tendre enfance. Ce sera l'heure de la révolte. Révolte contre les punitions arbitraires de certains officiers tyranniques, brutes avinées et sadiques, révolte aussi contre la soumission à l'ordre établi, révolte enfin contre Dieu et le commerce qu'entretiennent les hommes avec Lui.

« Je ne prie plus, ne mets plus les pieds à la chapelle, et ai bien conscience que je ne suis pas assez intelligent pour tenter d'aborder ces vastes questions auxquelles un adulte sait répondre. Aussi je m'en tiens à ce que noptre professeur d'éducation civique nous a dit le jour où me fut révélée l'existence des camps de concentration.Si dieu est grand et tout-puissant, il n'a aucun besoin de mes louanges. S'il n'est qu'amour, alors il doit spontanément manifester sa bonté. A l'inverse, s'il n'est pas bon, si même il est un Dieu méchant, ce que tant de choses nous porteraient à supposer, quel intérêt aurions-nous à l'implorer, à vivre dans la soumission et la crainte, à entretenir le moindre rapport avec lui ? Ne vaut-il pas mieux ne compter que sur soi-même, ne se tenir debout que par ses propres forces ?
Mais, avait poursuivi notre professeur, dans l'hypothèse où Dieu n'existerait pas, il ne faudrait pas commettre l'erreur de considérer que tout est permis. L'exigence morale est en chacun et il incombe à chacun de lui obéir. Et pourquoi, avait-il ajouté, ne serions-nous pas capables de mener des vies authentiquement morales sans l'espoir d'obtenir une rétribution dans l'au-delà ? Bien des croyants s'efforcent d'être irréprochables, mais uniquement par égoïsme, pour s'assurer un profit, gagner la vie éternelle. Il n'y a là ni plus ni moins qu'une sorte de marchandage, et ce marchandage est profondément immoral. »

Mais cette année ne sera pas uniquement celle de l'éveil à une conscience lucide de la destinée humaine, cette année sera aussi celle de l'éveil des sens. Car entre l'adolescent et la femme de son chef de section vont peu à peu se tisser des liens, d'abord de complicité puis ensuite de tendresse et d'amour charnel. Déchiré entre l'amour qu'il porte à cette femme et le respect qu'il porte à son chef, persuadé de trahir la confiance que lui fait celui-ci, il vivra des moments de doute et de désespoir intense. Pétri de l'idéalisme propre à l'adolescence, il sera abasourdi d'apprendre la terrible menace qui pèse à chaque instant sur la femme qu'il aime. Tourmenté par tous ces évenements, écartelé par ses émotions contradictoires, la discipline sévère et les brimades que lui inflige un sous-officier vont lui devenir insupportables. Sa résolution de ne plus se laisser humilier va l'entraîner dans une spirale de violence et de règlements de comptes qui lui vaudront d'être battu, emprisonné et prêt à être renvoyé.

C'est donc à un récit d'initiation que nous convie Charles Juliet, sa propre initiation, racontée avec force et simplicité, ce moment si délicat dans la vie de chaque être humain où l'enfance s'efface devant la complexité du monde pour enfin atteindre l'âge d'homme. Avec « L'année de l'éveil », Charles Juliet nous offre une oeuvre magnifique, empreinte de tendresse et de douleur, un remarquable récit autobiographique où s'expriment tous les conflits, toutes les souffrances, tous les déchirements de ce périlleux passage de l'existence qu'est celui de l'adolescence.
"L'année de l'éveil" a été porté à l'écran en 1990 par Gérard Corbiau.

Commentaires

Anonyme a dit…
Et encore une fois un magnifique commentaire, mon cher Bibliomane!
Qui donne envie de pleurer avec Charles Juliet sur tout ce que l'on peut faire subir à un enfant.
Je vais lire Lambeaux.
Anonyme a dit…
Après avoir lu et aimé "Lambeaux" je continuerai bien avec celui-là !!
Éric a dit…
Le livre a l'air admirable, servi par un très bon commentaire ; ce qui accroît, une fois de plus, ma LAL !
BOUALI Pascal a dit…
Je vous le conseille vivement !
Lily a dit…
J'ai Lambeaux sur ma table de nuit depuis peu d'ailleurs.. Nul doûte que je continuerai par celui-là.
Merci !

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