Baroque italien


"L'affreux Pastis de la rue des Merles" Carlo Emilio Gadda. Roman. Editions du Seuil, 1963

Traduit de l'italien par Louis Bonalumi.



Certains romans sont à eux seuls de véritables univers. Le lecteur qui ose s'y aventurer risque de s'y égarer pour longtemps, voire de s'y perdre à force de tâtonner, d'explorer, de contempler, de démêler les inextricables écheveaux d'une écriture si généreuse qu'elle confine à l'exubérance.
Tel est le cas de « L'affreux Pastis de la rue des Merles » de Carlo-Emilio Gadda, roman protéiforme, anarchique et baroque qui tient à la fois du genre policier, de la farce, de l'étude de moeurs et du roman social, récit allégorique et parabole de la fécondité, guide touristique de la Rome de l'entre-deux guerres et étude sociologique de sa population pléthorique, mouvante et bigarrée.
C'est tout cela le roman de Gadda, un « Pastis » où tout semble enchevêtré de manière désordonnée, un récit où la prose – je devrais dire les proses, tellement les styles alternent, varient et se superposent – se déverse tel un flot inépuisable et amphigourique, garni et entrelardé de références érudites, mais aussi un véritable catalogue de dialectes, patois et jargons populaires reflétant cette Babel qu'a de tous temps été l'Urbs Romaine.

Mais avant tout, l'affreux Pastis dont il est question dans ce roman – et qui sous-tend le récit – c'est le vol, puis l'assassinat survenus les 14 et 17 mars 1927 au 219 de la Via Merulana, immeuble cossu et résidence de nouveaux riches. C'est là que la Comtesse Zelaméo se voit détroussée de ses bijoux et que trois jours plus tard, sur le même palier et dans l'appartement d'en face, est retrouvée égorgée Liliane Balducci.
Commence alors pour don Ciccio, de son vrai nom Francesco Ingravallo, inspecteur détaché à la « mobile », une confuse et capricante enquête qui lui fera rencontrer de bien pittoresques personnages au cours de ses investigations dans les quartiers et faubourgs de la Ville Eternelle.
Sous les ordres du commissaire en chef Fumi et secondé par ses deux limiers : Gaudenzio, surnommé Beau-Blond, et Pompée, alias Lapompe, dit Le Grappin, don Ciccio va tenter de démêler cet inextricable Pastis, ce qui va donner lieu à un récit fantasque et chatoyant où l'on croisera maints personnages grotesques, issus de la plèbe où de la bourgeoisie : maquerelles et fils de famille, concierges opulentes et ecclésiastiques prodigues en commérages, petites frappes de faubourgs et hauts fonctionnaires du ministère de l'Economie Nationale tels le Commendatore « Filippo » Angeloni :

« Grand, l'pardessus en berne, la brioche tournant à la poire, les épaules en creux, un tantinet St-Galmier-Badoit, la fiole mi-apeurée mi-mélancolique, avec, pour manche, un pif magistral propre à jouer les trompettes de Jéricho dans un mouchoir, m'sieu Filippo, bien que Gommandeur, et du ministère, m'sieu Filippo cependant, c'était manifeste, avait un air, oui, un je ne sais quoi... une tristesse, une inquiétude, et à la fois, une sorte de réticence en regardant le commissaire Ingravallo. Un peu comme s'il craignait de perdre un appui lors de la chute prochaine du ministère (laquelle ne se produisit, du reste, les bananes tombant avec le régime, que le 25 juillet 1943). Un drôle de corbeau, quoi, embouqueté dans son col de pardessus et son écharpe élégiaque. Un gros clerc de cadastre, tout en noir ; un de ceux qui nichent de préférence entre Saint-Louis-des-français et la Minerva. Invisibles au passant distrait ou hâtif, à l'heure propice, pas à pas, ils déambulent dans leurs chères petites rues, depuis l'arc de Saint-Augustin et la Scrofa, par la rue des Coppelle ou l'Pozzo delle Cornacchie, jusqu'au bout, tout en haut, à Santa Maria in Aquiro. Il leur advient même, à l'occasion, de s'aventurer mollo mollo dans la rue Colonna, voire de s'engager, agoraphobiques, su les pavés d'Piazza di Petra, dédaignant au passage le coup d'blanc et la pizza snobinarde du Napolitain. Il leur arrive aussi, par le boyau d'Via di Pietra, de déboucher su l'Corso – mais il faut que ce soit un samedi gras – face aux devantures de l'Encyclopédie Treccani et aux montres les plus séduisantes du joaillier Catellano. Par temps de carême, ils se contentent, lugubres et cauteleux, de longer Sandra Chiara, passant sous les glob' des deux hôtels, jusqu'à l'Eléphant surmonté d'son charmant obélisque, jusqu'aux r'vendeurs d'chapelets et de Madones en vrac. Ou bien, à pas comptés toujours, y redescendent, évitant d'un poil un vélo, pour emprunter la Palomella et raser l'derrière du Panthéon, sur le chemin du retour désormais, comme vaguement déçus par le crépuscule.
Voilà quelques années, le Commendatore Angeloni avait transporté ses pénates rue Merulana, vu la démolition des rues Parlamento et Campo Marzio, où il créchait depuis toujours. Un fin gourmet, le sieur Filippo, à en juger par les petits paquets, truffes ou autres gâteries, qu'il se livrait à lui-même, avec toute la prévenance et la dévotion requises, en les portant bien droits, sur sa poitrine, comme pour leur donner à téter. Des emballages de charcutiers de luxe, bourrés de galantine ou de paté de foie, ficelés au bolduc bleu ciel. A l'occasion, on les lui apportait à domicile, au 219, dernier étage. On les lui « tendait », comme on dit à Florence : coeurs d'artichauds à l'huile et veau braisé. »

Roman policier donc, farce littéraire aussi, (dont le plus grotesque d'entre tous les personnages, bien que seulement évoqué de loin en loin mais dont l'ombre funeste plane sur tout le récit, n'est autre que Mussolini), « L'affreux Pastis de la Rue des Merles » est aussi et surtout une oeuvre allégorique où tout nous renvoie aux anciens mythes de la Fécondité. Tout ici est métaphore : propos , situations, caractères... et tout ici nous parle de procréation, de l'explosion de l'instinct génésique dans cette Rome éternelle, ce ventre immense qui est à l'origine de l'occident, cette matrice usée, déchirée, meurtrie par l'Histoire mais qui continue inlassablement de pondre encore et encore des multitudes d'êtres humains qui iront s'agglomérer à la masse grouillante de l'espèce. Le vieux mythe originel de l'enlèvement des Sabines – acte qui participa de la création de Rome - reprend vie ici, sous nos yeux, tel un ancien rite incessamment rejoué et commémoré.
C'est tout cela « L'affreux pastis de la rue des Merles », et c'est bien plus encore, une oeuvre magistrale, baroque et vertigineuse, un roman que l'on dirait écrit par Rabelais, Swift et Lawrence Sterne, puis qui aurait été revu et corrigé par Céline, Thomas Pynchon et James Joyce.

Commentaires

Anonyme a dit…
Gadda un style et une aisance une richesse incomparable...

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