La fin de l'innocence


"Le petit copain." Donna Tartt. Roman. Plon, 2003
Traduit de l'américain par Anne Rabinovitch.


Donna Tartt, qui m'avait époustouflé avec le « Maître des illusions » a peut-être surpassé avec « Le petit copain » le talent qu'elle avait déployé pour son premier roman.Son livre est une plongée en apnée dans le monde de l'enfance, une brillante évocation de l'univers propre aux pré-adolescents confrontés à leurs propres angoisses ainsi qu'aux sombres réalités du monde qui, alors qu'ils se dépouillent peu à peu des lambeaux de l'innocence, leur apparaît dans toute sa complexité et sa noirceur.
L'héroïne de ce roman, Harriet, douze ans, est une fillette intelligente et dotée d'une forte personnalité,passionnée de lecture et « pilier » de la bibliothèque locale. Alors qu'elle n'avait que quelques mois, son grand-frère, Robin, qui faisait la joie de toute sa famille, est retrouvé assassiné, pendu à un arbre du jardin. De ce drame atroce et jamais élucidé, la famille d'Harriet ne se remettra jamais. Livrée à elle-même, Harriet grandit au sein de cette famille dont le père, personnage pathétique, inconsistant et volage, mène sa carrière dans une grande ville du Tennessee, visitant de loin en loin sa femme et ses filles. Charlotte, la mère d'Harriet, vit ,elle, comme une ombre depuis la mort de son fils, gavée de tranquillisants, ayant abandonné toute vie sociale,murée dans ses regrets. Sa grande soeur, Allison, jeune fille à la beauté diaphane et au caractère introverti a déjà franchi le cap qui sépare l'enfance de l'adolescence et les préoccupations d'Harriet lui deviennent peu à peu étrangères.
Harriet ne peut trouver d'écoute et d'affection qu'auprès d'Ida Rhew, la domestique de la maison, de sa grand-mère Edith ( surnommée Edie) , ainsi que de ses grands-tantes Libby, Addy et Tat.
C'est dans la torpeur d'un été interminable qu'Harriet, nourrie des lectures de Conan Doyle, de Stevenson et de Kipling, décide de faire la lumière sur la mort de son frère et de venger celui-ci. Très vite ses soupçons se portent sur un membre d'une famille de marginaux locaux, connu pour ses démêlés avec la justice. Aidée par Hely, un camarade d'école, Harriet va mener ses investigations et tenter de faire payer au coupable la dette de son crime resté impuni. Mais sa quête de la vérité s'avèrera semée d'embûches et lui fera entrevoir un monde bien éloigné de celui des jeux d'enfants, un monde où règnent la misère, la violence et la dépravation.
Mené de main de maître, ce récit en forme d'intrigue policière tient en haleine le lecteur jusqu'à son ultime dénouement et l'on se prend à trembler pour Harriet et son ami Hely, entraînés aux frontières d'un monde effrayant où rôdent criminels et trafiquants de drogue.
Mais « Le petit copain » c'est aussi le portrait d'une certaine Amérique, celle des états du sud riverains du Mississipi, ces états qui ont perdu de leur superbe après la Guerre de Sécession et dont la population blanche ne s'est jamais remise de l'abolition de l'esclavage. Ici, le racisme ordinaire est encore omniprésent, accroché aux moindres détails de la vie quotidienne: les afro-américains sont en majorité pauvres et relégués à des tâches subalternes, domestiques où jardiniers, sous-payés et méprisés même par les blancs plus pauvres qu'eux qui trouvent en eux un exutoire à leurs frustrations : « Un Noir pauvre a du moins l'excuse de ses origines, disait Edie. S'il se trouve aussi bas, le Blanc pauvre ne peut s'en prendre qu'à son propre caractère. Bien sûr, il ne le fera pas. Ca voudrait dire qu'il doit assumer la responsabilité de sa paresse et de son comportement minable. Non, il préfère de beaucoup rouler des mécaniques, brûler des croix et tout mettre sur le dos des Noirs, plutôt que d'essayer d'avoir de l'instruction et de s'améliorer d'une manière ou d'une autre. »
« Le petit copain » c'est aussi la description acérée d'une petite ville endormie, avec ses quartiers résidentiels paisibles où résonne le bruit des tondeuses à gazon, où les voisines épient leurs prochains derrière les rideaux de leur cuisine, c'est aussi ses périphéries miteuses, baraques de guinguois et friches industrielles où se déroulent les petits trafics en tous genres, où échouent toutes les errances, où s'achèvent tous les espoirs.
C'est aussi le portrait d'une famille qui autrefois comptait parmi les notabilités locales, qui a peu à peu perdu de son éclat et de sa fortune mais qui reste l'héritière d'une certaine culture qu'elle entretient tant bien que mal face au déferlement d'une société de consommation qui privilégie la sottise et le matérialisme. Cette famille est avant tout une formidable galerie de portraits de femmes,à tous les âges de la vie, dotées chacune du caractère et des aspirations qui leur sont propres, face à la maternité, au deuil, aux désillusions, à la vieillesse et à toutes les autres petites cruautés et tribulations de la vie.
Le roman de Donna Tartt est un récit d'une profondeur et d'une puissance narrative extraordinaires. La vision qu'elle apporte de la fin de l'enfance et de l'innocence dénote une maîtrise rarement égalée, si ce n'est peut-être par le grand Stephen King dans sa nouvelle « The Body » dont Rob Reiner a filmé l'adaptation cinématographique, le superbe et émouvant « Stand by me » ( voir vidéo).
« Le petit copain » est un roman sombre et magnifique, envoûtant, érudit et poignant, une mosaïque d'ombres et de lumières à l'image des jeux de reflets du feuillage au dessus des eaux du Mississipi.
Superbe.

Commentaires

Anonyme a dit…
J'avais bien aimé "Le Maître des illusions" en son temps, mais ayant eu des retours négatifs sur "Le petit copain" je n'avait pas eu envie de le lire. Ta critique est tentante, mais c'est encore un pavé...
BOUALI Pascal a dit…
Hé oui! encore un pavé, mais qui se laisse lire avec plaisir, d'autant plus que l'intrigue passionnante pousse à en savoir plus comme pour un polar. Finalement on arrive vite au terme de ces 600 pages et je me suis étonné d'être si rapidement arrivé à la fin de ce roman.
Anonyme a dit…
Je n'ai encore rien lu de Donna Tartt, malgré les bons échos que j'en avais ici et là. Mais ta critique me donne envie d'essayer ce titre. Je le note !
Anonyme a dit…
J'ai adoré "Le maître des illusions" et j'en garde un souvenir très marqué... J'avais tenté "Le petit copain" mais j'avais peu de temps quand je l'avais commencé et je n'étais pas dans le bon moment pour entreprendre un pavé... Finallement j'ai bien le goût de l'essayer à nouveau!

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