"Pitié, ô hommes, pour la vierge"


"La grande poursuite" Tom Sharpe. Roman. Gallimard, 1988

Traduit de l'anglais par Laurence.



Frensic est un agent littéraire londonien renommé. Avec son associée Sonia Futtle, il est à la tête d'une agence honorable et respectée des maisons d'édition mais dont les affaires semblent malheureusement au creux de la vague. Pourtant, Frensic est un expert dans l'art de débusquer le manuscrit qui fera un succès commercial et il n'hésite d'ailleurs pas à en retoucher quelques-uns afin d'en assurer le succès commercial.


« A trente ans à peine, il s'était taillé parmi les éditeurs la réputation enviable d'un agent qui ne recommandait que des livres qui se vendaient. On pouvait escompter, d'un roman de chez Frensic, qu'il n'avait besoin d'aucune modification et que de peu de travail de fabrication. Ils faisaient exactement quatre-vingt mille mots, sauf pour les romans historiques qui en faisaient cent cinquante mille, leurs lecteurs étant plus voraces. Ils commençaient par un boum, se poursuivaient avec d'autres boums et avaient une happy end dans un plus grand boum encore. En bref, ils contenaient tous les ingrédients si prisés du public.
Mais si les romans que Frensic soumettait aux éditeurs n'avaient besoin que de peu de modifications, ceux qui arrivaient sur son bureau – oeuvres d'auteurs ambitieux – ne ressortaient que rarement de son étude sans de profondes transformations. Comme il avait découvert les ingrédients du succès populaire dans L'Eclat de l'amour, Frensic les appliquait à tous les livres qui passaient entre ses mains, de telle sorte qu'ils ressortaient du travail de réécriture comme des plum-puddings ou des vins coupés : il y incorporait du sexe, de la violence, des frissons, de la romance et du mystère, et parfois même une pincée d'intellectualisme pour les rendre culturellement honorables. L'honorabilité culturelle était importante pour Frensic. Cela lui assurait des articles dans les meilleurs journaux et donnait l'impression aux lecteurs de participer à une croisade pour la consécration de la pensée. La teneur de la pensée restait, quant à elle, bien entendu, brumeuse. Elle se situait en deçà de ce qui est en général considéré comme tel, mais sans elle, les auteurs de Frensic auraient perdu une partie du public qui méprisait les simples romans d'aventures. De ce fait, il insistait toujours sur la profondeur de la pensée, et bien que dans l'ensemble il considérât avec intelligence et finesse que si on l'utilisait en grandes quantités elle était aussi mortelle pour les chances de succès d'un livre qu'une pinte de strychnine dans un consommé, elle avait, à doses homéopathiques, un effet tonifiant sur les ventes. »


Mais malgré son flair et son talent pour dénicher les succès commerciaux, Frensic voit ses affaires péricliter. Des manuscrits qu'il a proposés aux maisons d'édition sont refusés, un des auteurs qu'il a lancé est assigné en justice pour diffamation et ne se verra pas réédité. C'est à point nommé qu'arrive sur son bureau un manuscrit dont l'auteur tient absolument à garder l'anonymat. Ce roman intitulé « Pitié, ô hommes, pour la vierge » traite sans pudeur de la relation amoureuse d'un adolescent avec une femme de quatre-vingts ans. Aussitôt, Frensic sent qu'il tient là de quoi monter un « coup » littéraire qui va lui rapporter de juteux bénéfices. Il se met aussitôt en relation avec une respectable maison d'édition qui a connu de par le passé ses heures de gloire mais qui s'achemine peu à peu vers la faillite. Qu'importe ! Frensic mise avant tout sur la respectabilité et le renom de cet illustre éditeur. Quant à l'argent, c'est sur un éditeur américain, Hutchmeyer, que compte Frensic.

« On disait de Hutchmeyer qu'il était l'éditeur le plus illettré du monde, et parce qu'il avait commencé comme manager, il avait ADAPTE ses dons pugilistiques au commerce du livre et avait tenu, un jour, jusqu'à huit rounds avec Mailer. On disait aussi qu'il ne lisait jamais les livres qu'il achetait et que les seuls caractères qu'il savait lire étaient ceux des chèques et des billets de banque. On disait qu'il était propriétaire de la moitié de la forêt d'Amazonie et que quand il regardait un arbre, tout ce qu'il y voyait, c'était un protège-livre. On disait beaucoup de choses sur Hutchmeyer, la plupart désagréables, et bien que chacune contînt une parcelle de vérité, elles atteignaient un tel degré de contradiction lorsqu'on les rassemblait que Hutchmeyer se retranchait derrière elles pour garder le secret de sa réussite. Cela au moins, personne ne le remettait en question. La réussite de Hutchmeyer était immense. Légendaire de son vivant, il hantait les pensées des éditeurs pendant leurs insomnies, ceux-là mêmes qui avaient refusé Love Story alors que le livre allait faire un tabac, repoussé Forsyth et ignoré Ian Flemming, et qui maintenant se retournaient dans leur lit, se maudissant de leur stupidité. Hutchmeyer, quant à lui, dormait d'un sommeil profond. »


Le richissime américain, humant le plus que probable best-seller, accepte de financer une avance sur recettes de deux millions de dollars mais à une seule condition : l'auteur devra se rendre aux Etats-Unis pour y faire la promotion de son roman. Et c'est là que le bât blesse pour Frensic : l'auteur tient absolument à rester anonyme et ne souhaite pas effectuer cette opération promotionnelle. Que faire ? Et si utiliser un prête-nom s'avérait être la solution de secours ? D'autant plus que Frensic traîne derrière lui depuis quelques années un obscur auteur qui s'est toujours vu refuser son ouvrage et que Frensic, par compassion envers cet écrivaillon, encourage sans cesse à remanier son oeuvre. Cet homme, Peter Piper, après maintes tergiversations et après avoir obtenu la promesse que son propre roman « A la recherche d'une enfance perdue » serait ensuite édité, accepte de se faire passer pour l'auteur du sulfureux best-seller.
Peter Piper traverse donc l'Atlantique et c'est à partir de ce moment que tout va déraper. Entre un accueil ultra-médiatisé aux Etats-unis qui va dégénérer en émeute sanglante, une soirée explosive dans le Maine, une fuite éperdue qui le conduira jusqu'en Louisiane en compagnie d'une nymphomane siliconée et liftée de cinquante-huit ans, Peter Piper ne va cesser d'accumuler bourdes et gaffes au risque de faire péricliter tout l'échafaudage médiatico-commercial mis en place par Frensic et Hutchmeyer.
Frensic devra de son côté tout faire pour tenter de recoller les morceaux et essayer de mener à bien la finalisation de son projet éditorial. Mais c'est sans compter sur l'aveuglement de Piper et son obstination à faire éditer son propre roman. Frensic devra faire preuve de sagacité et d'une redoutable détermination pour arriver à ses fins. Et si finalement la solution la plus simple ne consistait pas à trouver le véritable auteur de « Pitié, ô hommes, pour la vierge » ? Mais là aussi, la surprise risque d'être de taille...


« La grande poursuite » est un roman hilarant et décapant, une attaque humoristique et critique d'une certaine conception de l'édition qui ne vise qu'à faire de l'argent. Féroce attaque contre la littérature-marketing, ce livre est à rapprocher de l'excellent « Bonheur, marque déposée » de Will Ferguson (éditions 10/18) pour sa critique acerbe des milieux éditoriaux de plus en plus enclins à négliger la qualité des textes au profit du succès commercial immédiat et du chiffre d'affaires. Road-movie déjanté, « La grande poursuite » est un récit jubilatoire qui se lit d'une traite, une comédie à l'anglaise pleine de surprises et de rebondissements. Un grand Tom Sharpe à conseiller comme remède à la morosité.

Commentaires

Sophie a dit…
J'ai de plus en plus envie de lire cet auteur; je l'ai mis dans mes envies...
Anonyme a dit…
Tu m'as convaincue ! Je le note précieusement, et il n'est pas impossible que je succombe lors de mon prochain tour en librairie !!
Anonyme a dit…
De Sharpe, j'avais lu "Le bâtard récalcitrant", qui m'avait diverti, mais que j'avais quand meme trouvé un brin gentillet, avec des personnages hauts en couleur, mais une histoire un peu simpliste. Je pensais m'arrêter là, mais finalement, je redonnerais bien une chance à cet auteur avec ce livre que je ne connaissais pas. En tout cas, je lui accorderai plus volontiers une chance avec celui-ci qu'avec les Wilt qui me semblent plus dans le même moule que "Le bâtard"...

Merci d'en avoir parlé :-)

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