Declamatio
"ALBUCIUS" Pascal Quignard. Roman. P.O.L. 1990.
« Rien n'est parvenu jusqu'à nous que des fragments, des citations, des ruines. Je suis Eugène Viollet-le-Duc remettant debout ou inventant Notre-Dame ou le château de Pierrefonds ».
« Je n'ai pas le dessein en composant ces pages de dérouler comme un fil la vie d'Albucius Silus. J'évoque une oeuvre que je juge méconnue. J'indique quelques sons, quelques lumières peut-être qui se portaient sur un corps. Je prélève à vrai dire les traits qui m'émeuvent, parce qu'ils m'émeuvent, soit encore qu'ils justifient des défauts dont la présence chez autrui m'apaise. »
C'est en conséquence de cela que Cestius surnomma Albucius « inquietator », l'homme qui troubla et agita la quiété de la langue latine.
« Albucius Silus « inquiéta » le roman romain. Il aimait les mots bas, les choses viles, les détails réalistes ou surprenants. Un jour qu'on demandait à Albucius ce qu'il fallait entendre par le « sermo cotidianus » (la langue de tous les jours), celui-ci répondit : "Il n'est rien de plus beau que de placer dans une déclamation une phrase qui procure de l'embarras à celui qui la dit. " Tel est le critère du sordide : un sentiment de gêne nous avertit de sa présence. Reste à s'approcher de lui, à s'en saisir et à le tisser à l'oeuvre d'art. Le plus bas devient le plus touchant. »
« L'intrigue qui passait pour la plus pathétique de toutes celles qu'il a déclamées, disait Arruntius, était intitulée Potio ex parte mortifera (Le breuvage plus ou moins mortel). Les auditeurs ne retenaient pas les marques de leur impatience. Le breuvage plus ou moins mortel est une espèce d'intrigue policière qui fait songer aux romans d'A.M.C. Christie.
LE BREUVAGE PLUS OU MOINS MORTEL
Potio ex parte mortifera
Lors des proscriptions de Pompée, une femme accompagne son mari proscrit. Un jour, elle se réveille brusquement au milieu de la nuit, la couche vide à son côté. Elle se lève. Elle surprend dans l'ombre de l'atrium son mari en larmes tenant une coupe d'Egypte à la main. Elle lui demande pourquoi il a quitté le lit conjugal et quel était le motif qui lui ôtait le sommeil. Il lui répondit que c'était du poison pour mourir. Elle le pria de lui en donner une partie parce qu'elle n'envisageait pas de vivre sans lui. Il but la moitié de la coupe. La femme finit la coupe. L'épouse mourut seule, hurlant dans une crise de coliques. Dans le testament qu'elle avait laissé, on vit qu'elle avait institué pour unique héritier son mari. Revenu dans sa patrie, les proscriptions éteintes, le mari est accusé d'empoisonnement par le père de la morte.
- Il est le seul des proscrits que les proscriptions aient enrichi.
- J'aimais ma femme. Elle m'aimait. Il n'est pas pire souffrance que celle où je suis : je survis à la seule personne avec qui j'aimais vivre.
L'argument que présentait Albucius possède la précision des enquêtes anglo-saxonnes de la fin du siècle dernier : « Summis fere partibus levis et innoxius umor suspenditur, gravis illa et pestifera pars pondere suo subsidit. » (Presque toujours le liquide léger et inoffensif reste suspendu à la surface, la partie pesante et mortelle est entraînée au fond par son propre poids.) Albucius résumait l'intrigue ainsi : « Bibit iste usque ad venenum, uxor venenum. » (Lui a bu jusqu'au poison, sa femme le poison.)
« Je restitue comme je peux ce qui reste de ces fantômes d'oeuvres.
LES DEUX MAINS DE PHIDIAS
Phidias remissus amissis manibus
Première scène : les Athéniens prêtent Phidias aux Eléens en sorte que le sculpteur fasse un Jupiter olympien. Ils établissent le contrat suivant : ou ils rendent Phidias ou ils versent aux Athéniens cent talents.
Deuxième scène : Phidias sculpte Dieu. La statue finie, les Eléens accusent Phidias d'avoir soustrait de l'or au temple en fondant la statue. Ils lui coupent les mains comme sacrilège. Ils le rendent aux Athéniens, et les deux mains qui étaient siennes dans une boîte incrustée. Les Athéniens réclament en vain les cent talents aux Eléens. Ils intentent un procès :
- Jam Phidiam commodare non possumus. (Maintenant nous ne pouvons plus prêter Phidias.) Le tort que vous nous avez fait est entier.
- Vous possédez celui qui a conçu.
- Nous n'avons pas la main.
- Nullement. Vous avez les mains que nous vous avons remises dans la boîte.
- Elles sont coupées.
- Que le sacrilège prenne à témoin le dieu qu'il a trahi.
- Il prend à témoin le dieu qu'il a fait. Vous avez sacrifié au dieu son auteur.
- Les dieux n'ont pas d'auteur.
- Si nous avions conclu ce contrat, c'était pour les mains de Phidias.
- Vous aviez dit « Phidias rendu » et nous avons rendu Phidias et jusqu'aux mains de Phidias dans une belle boîte incrustée.
- Superest homo sed artifex periit. (L'homme reste mais l'artiste est mort.)
- Il est moins nécessaire d'orner les temples que de venger les dieux qui les ont consacrés.
- Ces mains qui suscitaient des dieux ne peuvent même plus implorer le visage d'un chien ou les seins d'une femme.
- Ces mains, quand elles se sont portées sur l'ivoire et l'or du temple, n'imploraient ni dieu ni l'art. »
Il nous retrace parallèlement à la biographie d'Albucius les heurs et malheurs de cette époque fertile en rebondissements qui a vu se dérouler,entre autres, la conjuration de Catilina suivie de son procès par Cicéron, la course au pouvoir à laquelle se livrent Pompée, Crassus et César , l'ascension puis la prise de pouvoir de ce dernier, son assassinat suivi de l'intronisation du premier empereur de la Rome antique : Auguste.
C'est l'occasion pour pascal Quignard de dresser avec truculence et irrévérence les portraits de ces grandes figures historiques que furent Jules Cesar, marcus Tullius Ciceron et l'empereur Auguste, portraits contrastant avec l'image hiératique,marmoréenne et édulcorée que l'on peut encore s'en faire de nos jours.
Mais d'entre tous, c'est bien évidemment d'Albucius dont il fait le personnage principal de son ouvrage. Les empereurs romains et leurs hauts faits ne sont que la toile de fond devant laquelle évolue Albucius, auteur excentrique, fétichiste, obnubilé par les mains coupées, les rhinoceros et les marabouts, époux malheureux d'une femme acariâtre et jalouse, père d'une fille disgrâcieuse et alcoolique, farouchement attaché à un vieux saladier en bois de chêne noir ayant appartenu à sa bisaïeule, et accoutumé à boire chaque matin un bol de lait de femme qu'il aimait à déguster tiède.
Quelle est, chez Quignard, la part de réel, la part de l'invention ? Peu importe. Avec Albucius, il nous dresse le surprenant portrait d'un homme ayant vécu par, et pour la littérature, d'un homme ayant déjà, il y a deux mille ans, défini la liberté et la servitude qu'éprouve chaque homme qui s'adonne à cette étrange passion qu'est l'écriture romanesque.
Mais d'entre tous, c'est bien évidemment d'Albucius dont il fait le personnage principal de son ouvrage. Les empereurs romains et leurs hauts faits ne sont que la toile de fond devant laquelle évolue Albucius, auteur excentrique, fétichiste, obnubilé par les mains coupées, les rhinoceros et les marabouts, époux malheureux d'une femme acariâtre et jalouse, père d'une fille disgrâcieuse et alcoolique, farouchement attaché à un vieux saladier en bois de chêne noir ayant appartenu à sa bisaïeule, et accoutumé à boire chaque matin un bol de lait de femme qu'il aimait à déguster tiède.
Quelle est, chez Quignard, la part de réel, la part de l'invention ? Peu importe. Avec Albucius, il nous dresse le surprenant portrait d'un homme ayant vécu par, et pour la littérature, d'un homme ayant déjà, il y a deux mille ans, défini la liberté et la servitude qu'éprouve chaque homme qui s'adonne à cette étrange passion qu'est l'écriture romanesque.
« Albucius disait : « Les hommes sont les abeilles. Ils régurgitent leur vie sous forme de récit pour ne pas demeurer hébétés dans le silence comme sont les fous et les malheureux. A chaque retour de la nuit, ils restituent, amassent, partagent et dévorent les sucs qu'ils ont récoltés et le récit de leur quête. Ce sont les veillées et ce sont les rêves. » Il disait : « Je ne suis pas sûr que les récits des hommes soient plus volontaires que leurs rêves. J'ai le souhait qu'ils soient aussi impérieux si ce sont des romans (declamationes). Les romans sont aux jours ce que les rêves sont aux nuits. Quelles bêtes prédatrices pourraient-elles supporter que leur vie épouse autre chose que l'image d'une espèce d'affût et de course, de désir et de proie ? Nous nommons cela le sens de la vie. Nous aimons les mots qui sont impressionnants. Ils ne peuvent pas vivre sans remâcher un petit lambeau de couenne, sans remâchonner quelque chose de la victime. Les livres que composent les hommes depuis Troie, depuis Albe, ne sont pas plus cultivés ou civilisés que le miel ne l'est au regard de ces insectes jaunes et noirs qui volent et qui prélèvent leur butin dans le sexe des fleurs. Que celui qui coupe les fleurs que les nations contiennent sache qu'il extermine non seulement les mouches jaunes mais les astres où elles prennent repère. Les ruches s'étiolent. Le miel du retour est raréfié. Les auteurs de roman ou de conte (declamationes sive saturae) sont des araignées qui tissent des fils perlés de rosée dans le désordre des sentiments et des jours. Ils nous permettent de nous réciter une leçon que notre attention même rend impossible et qui nous fait passer en hâte d'un peu de flottaison dans l'obscurité du sexe d'une femme à la désintégration de la lumière où vécut notre désir dans la mort où il s'éteint. Ils élaborent la douleur. Ils donnent un nom à la peine ou à la vengeance. Ils préservent une proie à nos vies. Mellifères ou lettrés, Pénélopes ou épeires, tels sont les noms qu'ils portent en tremblant ! »
Commentaires
Ces deux là étaient faits pour se rencontrer. J'aime bcp le dernier extrait que tu cites. Ce livre est noté.
Une question,pourquoi cette citation concernant Pierrefonds? (J'ai une passion pour ce village et son château)
S'il se compare à Viollet-le-Duc dans cet ouvrage consacré à Albucius, c'est qu'il pense agir de même que l'architecte qui a conjointement, lors de ses restaurations de sites historiques, respecté à la lettre la réalité historique, et a aussi, d'autre part, laissé une grande part à l'imaginaire comme on peut le constater avec les gargouilles de la galerie supérieure de Notre-Dame qui sont de pures créations de l'esprit "romantique" de Viollet-le-Duc car elles n'ont jamais existé au moyen-âge.