La Grande Peur


"Le complot contre l'Amérique" Philip Roth. Roman. Gallimard, 2006

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun.



C'est à une surprenante et terrifiante uchronie que nous invite Philip Roth avec « Le complot contre l'Amérique. »

L'auteur prend ici comme postulat la victoire de Charles Lindbergh aux élections présidentielles américaines de 1940. Franklin Delanoe Roosevelt et le Parti Démocrate cèdent le pouvoir au célèbre aviateur soupçonné, et bientôt convaincu, de complaisance envers le troisième Reich d'Adolf Hitler.
Commence alors pour les minorités des Etats-Unis une longue période de défiance et d'inquiétude qui ira crescendo jusqu'au dénouement final.

Philip Roth nous décrit ces années noires, ces « mauvais jours » où règne « la peur perpétuelle », en mettant en scène sa famille et lui-même durant cette époque.

Mêlant adroitement ses souvenirs autobiographiques à une situation politique imaginaire, Roth nous entraîne dans un roman semblable à ces cauchemars qui sont d'autant plus effrayants qu'ils se rapprochent de manière troublante de la réalité.

L'auteur se décrit à l'âge de huit ans dans son environnement familial, celui d'une famille juive de Newark confrontée à la sombre réalité échappée des urnes : un gouvernement populiste, manipulateur et fermement déterminé à ne pas entraver la politique expansionniste et mortifère de l'Allemagne nazie.
On assiste ainsi, à travers les yeux du jeune Philip Roth, à la montée en puissance, entre juin 1940 et octobre 1942, d'un gouvernement appuyé par les partis d'extrême droite et le Ku-Klux-Klan, élaborant graduellement une politique d'exclusion et de répression des minorités semblable à celle qui eut lieu en Allemagne dans les années 30. Ces mesures iniques finissent bientôt par toucher de plein fouet la famille Roth et les proches de celle-ci. Peu à peu les libertés sont restreintes et les minorités sont contraintes soit à émigrer vers le Canada, soit à subir les mesures discriminatoires édictées par l'administration Lindbergh.Cette montée en puissance d'un régime crypto-fasciste se conclura par un déchaînement de violence qui n'aura rien à envier à la « Nuit de Cristal » déclenchée par les nazis dans l'Allemagne de 1938.


Le jeune Philip, quant à lui, traverse ces années tant bien que mal, et du haut de ses huit ans assiste au déchirement des membres de sa famille, dont certains, comme son frère et sa tante affichent naïvement et ouvertement leur complicité envers un régime dont ils ne réalisent pas les inavouables desseins. Il décrit aussi le désespoir de ses parents, représentants de la classe moyenne, convaincus d'être des américains comme les autres et que l'on ne reconnaît soudain plus que comme des « juifs », une minorité chargée de tous les défauts, dont, entre autres, celui de clamer son hostilité au troisième Reich, d'encourager le peuple américain à prendre les armes contre l'Allemagne de Hitler, et d'être ainsi à l'origine du « complot contre l'Amérique »


Même si ce contexte inquiétant semble assez éloigné des préoccupations d'un enfant, le petit Philip ressent toutefois au fond de lui-même le climat angoissant et dangereux qui s'installe peu à peu dans la société américaine. Cette angoisse s'exprime particulièrement dans un de ses rêves concernant sa passion d'enfant pour les collections de timbres :


« Dans mon rêve, j'allais chez Earl avec ma collection de timbres serrée sur la poitrine quand soudain quelqu'un se mettait à me poursuivre en criant mon nom. Je me faufilais dans une allée et remontais me cacher vers les garages pour vérifier qu'aucun timbre n'avait glissé quand j'avais trébuché dans ma fuite et fait tomber l'album sur le trottoir où nous jouions à « Je déclare la guerre ». En prenant la page où j'avais fixé la série du Bicentenaire de Washington, émise en 1932, avec des timbres allant du marron à un demi-cent au jaune à dix cents, j'eus un choc. Ce n'était plus Washington qu'on voyait sur les timbres. Identique en haut de chacun, écrite en caractère que je savais être romains et blancs, à simple ou double interligne, on lisait toujours la légende « Poste Américaine ». La couleur des timbres était inchangée, elle aussi. Celui à deux cents était rouge, celui à cinq cents bleu, celui à huit cents vert olive, et ainsi de suite ; tous les timbres avaient leur taille réglementaire, le cadre des portraits conservait son dessin original, sauf qu'à la place d'un portrait de Washington différent sur chacun des douze, c'était toujours le même qui revenait : celui de Hitler. [...]
Au moment où je regardais la page d'en face, pour voir s'il était arrivé quelque chose, et quoi, à ma série des parcs nationaux, dix timbres émis en 1934, je tombai du lit et me réveillai par terre, en hurlant cette fois. Sur Yosemite en Californie, sur le Grand Canyon dans l'Arizona, sur Mesa Verde dans le Colorado, Crater Lake dans l'Oregon, Acadia dans le Maine, Mount Rainier dans le Washington, Yellowstone dans le Wyoming, Zion dans l'Utah, Glacier dans le Montana, les Great Smoky Mountains dans le Tennessee, sur tous, dans les falaises, les bois, les rivières,les pics, les geysers, les gorges, la côte granitique, l'eau d'un bleu profond et les hautes cascades, sur tout ce que l'Amérique avait de plus bleu, de plus vert, de plus blanc, et qui devait être préservé à jamais dans ces réserves des origines, était imprimée une croix gammée noire. »


Uchronie effrayante et talentueuse, roman de politique-fiction, « Le complot contre l'Amérique » m'est apparu aussi comme une critique à peine voilée de l'Amérique de George W. Bush, une administration isolationniste et populiste, prête à flatter les plus bas instincts de certains représentants de la société, un gouvernement flirtant ouvertement avec des théories politico-religieuses nauséabondes et prêt à aliéner les libertés individuelles en prenant pour prétexte là aussi un « complot contre l'Amérique ».


Reflet d'une Amérique qui aurait pu être, ou reflet d'une Amérique en devenir, « Le complot contre l'Amérique » de Philip Roth nous invite à réfléchir sur notre passé et sur les leçons que nous devons tirer de celui-ci afin de ne pas retomber de manière incessante dans certaines impasses qui pourraient se révéler fatales. Il nous met ainsi en garde sur l'extrême fragilité de nos démocraties face à l'attrait de certains hommes et dogmes « providentiels », il nous montre ainsi du doigt l'imperceptible frontière qui s'étend entre une civilisation digne de ce nom et une société s'abandonnant à la barbarie.
L'avis de In Cold blog.

Commentaires

Marie302 a dit…
Passionnant ce texte, merci une nouvelle fois. J'ai sauté d'ici au site de ma Bibliothèque pour réserver l'ouvrage! Enfin pour ce qui est des enseignements du passé j'aimerais bien y croire mais je pense que c'est utopique, l'histoire de l'humanité est un éternel recommencement.
Anonyme a dit…
Hahaha, je retrouve une de mes rares interventions sur un blog, je n'ai pas changé d'avis......
Je recopie donc:

D'un blog à l'autre.....:):)
Moi j'ai beaucoup aimé. Comme les trois d'avant, ceux de la trilogie, mais pour d'autres raisons. Parce qu'il permet de s'apercevoir à quel point une opinion publique est manipulable. Par la peur. Par la répétition de raisonnements simplistes. Comment cette opinion peut basculer du jour au lendemain, sans rien de rationnel.....Parce qu'en lisant ce livre, on comprend ce qui a pu se passer ailleurs. En d'autres temps? Pas sûre, ça marche encore très très bien. Enfin, moins longtemps. Grâce beaucoup, je pense aux nouvelles technologies d'information et de communication ( cf les élections espagnoles après les attentats, un mensonge, une affirmation ont fait basculer un vote....)
Et puis, il écrit toujours aussi bien, ce Philip Roth. Enfin, la traduction est excellente:):)
Anonyme a dit…
Il est sur mon étagère à attendre sagement celui-là...depuis longtemps déjà. Car si j'aime les thèmes abordés par Roth, en particulier dans ce livre, j'ai du mal avec son écriture et j'espère à chaque fois... que ce sera différent. Ton message me remet l'eau à la bouche cependant.
marcel a dit…
hello
visitez jewisheritage.fr et inscrivez vous sur le forum
shalom
Anonyme a dit…
Depuis que j'ai découvert Roth, je vais de merveille en merveilleet de découverte en découverte... Je viens de terminer l'écrivain des ombres... Ton article fait bien envie :-)

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