Vae Victis !


"Suite française" Irène Némirovsky. Roman. Editions Denoël, 2004



« Suite française » devait à l'origine comporter cinq volets. Le destin dramatique d'Irène Némirovsky – déportée puis assassinée à Auschwitz en 1942 – en a voulu autrement.
De cette « Comédie Humaine » de la France occupée n'existent que les deux premières parties : « Tempête en juin » qui dépeint l'exode des populations lors de la débâcle de juin 40, et « Dolce » dont l'action se passe un an plus tard, qui décrit la vie au sein d'un petit village du centre de la France dont la population se voit contrainte d'accueillir et d'héberger des troupes allemandes.
Le projet d'Irène Némirovsky était de faire partager au lecteur le destin de divers personnages récurrents au fil des évenements qui secouent la France sous l'occupation. On retrouve ainsi dans « Dolce » certains des personnages apparus dans « Tempête en juin » et l'on assiste ainsi à l'évolution de leurs sentiments et à leurs diverses prises de position face à la situation dramatique dans laquelle est plongé le pays.


« Tempête en juin » relate donc ce grand exode de juin 1940 où la population se lance à corps perdu sur les routes de France, fuyant un ennemi victorieux et ayant enfoncé les dernières lignes de défense de l'armée française. Bourgeois, paysans, ouvriers, hommes, femmes , enfants, vieillards, se bousculent tel un troupeau affolé en un flot continu de voitures et de charrettes encombrées d'assemblages hétéroclites de meubles et de matelas, de souvenirs de famille, de vaisselle et d'argenterie, de vêtements et de bijoux, de nourriture et de billets de banque destinés à assurer l'ordinaire au cours de cette fuite en avant où tout s'achète et se revend à prix d'or. Car il en va dans cet exode comme de la vie ordinaire : les plus fortunés sont les plus aptes à se procurer de l'essence et des vivres. Les autres, quant à eux, se voient contraints de marcher à pied et d'endurer les affres de la faim.
Ces évenements dramatiques sont l'occasion pour Irène Némirovsky de dépeindre sans concessions la société française d'alors. Et le constat qu'elle en retire est bien peu reluisant. On assiste ainsi à un florilège de bassesses et de petites lâchetés, à une anthologie de l'égoïsme ordinaire et du « chacun pour soi » qui ne font honneur ni à ces français jetés sur les routes ni aux habitants des régions traversées.

Tous ces bourgeois bien-pensants, ces banquiers, ces artistes et esthètes parisiens, emplis de morgue et attachés à leurs petits privilèges qui feront d'eux des collaborateurs convaincus et des fidèles du régime de Vichy, nous sont décrits ici avec une lucidité et un réalisme stupéfiants.

De cette galerie de tristes portraits, seules quelques figures se démarquent de cet océan de médiocrité et de veulerie, ce sont, entre autres, les Michaud par exemple, modestes employés de banque parisiens, personnages dignes et sincères qui, face aux épreuves du sort, ne jetteront pas leur sens moral aux orties.
Au dessus de cette marée humaine grouillante et affolée, de cette mêlée inextricable d'humains, de voitures, de camions, de chevaux, Irène Némirovsky nous dépeint une nature immuable et lumineuse, indifférente à la cruauté des hommes, la beauté de ces journées ensoleillées de juin, la douceur des crépuscules traversés du vol des hirondelles, la fraîcheur des sous-bois propices au repos après ces journées d'errance sous un ciel immense et bleu.


La deuxième partie « Dolce » se déroule un an plus tard, dans le village de Bussy où l'on retrouve certains des personnages rencontrés dans le premier volet.
C'est l'heure de la France occupée, l'heure du couvre-feu, de Radio-Londres que l'on écoute en cachette, l'heure du marché noir et de la collaboration.
Les habitants de Bussy se voient contraints d'accueillir et d'héberger les troupes allemandes. Cette cohabitation entre villageois et forces d'occupation va susciter tempêtes et passions au sein de cette petite communauté où chacun épie son voisin, où le moindre regard, le moindre geste peuvent être interprétés comme un signe de résistance à l'occupant ou au contraire comme la manifestation d'une volonté de pactiser avec l'ennemi.

Ici aussi, Irène Némirovsky fait preuve d'un extraordinaire talent dans l'observation et la description des mentalités provinciales. Elle dépeint ces visages fermés, impénétrables, ces regards qui épient à l'abri des rideaux et des volets clos, ces mots qui blessent plus sûrement qu'une arme, ces petites insinuations perfides qui révèlent un océan de malveillance et de duplicité. Elle excelle à décrire cette société de petits notables provinciaux collaborateurs et hypocrites, prêts à tous les compromis avec l'occupant, à toutes les dénonciations, pour conserver l'image surranée qu'ils se font de leur propre prestige ; ce sont aussi ces riches fermiers, avares et cupides, thésaurisant au fond de leurs resserres des quantités impressionnantes de vivres alors que le reste de la population s'évertue chaque jour à trouver de quoi se sustenter.
Quant aux troupes allemandes, Irène Nemirovsky ne laisse pas ses personnages céder à un manichéisme simpliste. Ces hommes sont certes perçus par les habitants comme des occupants mais ils sont aussi considérés comme des hommes que l'on a transplantés loin de leurs foyers et de leurs familles. Ces soldats, qui dans ce cas s'avèrent finalement, et à la surprise générale, polis et respectueux, sont traîtés avec une certaine bonhomie par la population et finissent par entamer le dialogue avec les habitants.

Mais chacun sait, d'un côté comme de l'autre, que la moindre étincelle peut mettre le feu aux poudres et que ceux qui aujourd'hui se saluent avec déférence peuvent demain s'entretuer si les circonstances viennent à l'exiger.

Cette situation troublante, qui fait de l'ennemi votre locataire, sera cause de maints égarements et de dilemmes existentiels pour les différents protagonistes de ce récit.


Après « Dolce » Irène Némirovsky avait projeté d'écrire trois autres volets au cours desquels le lecteur aurait pu suivre les destins croisés des différents personnages découverts dans "Tempête en juin" : « Captivité, Batailles, La paix ».

Son arrestation suivie de sa déportation puis de son assassinat nous priveront à tout jamais de l'intégralité d'une oeuvre qui, par bien des aspects, et surtout par le talent et la maîtrise narrative de l'auteur, pourrait aisément être comparée à la « Comédie Humaine » de Balzac ainsi qu'à « Guerre et Paix » de Tolstoï.
L'avis de Clarabel , de Malice, et de Majanissa

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