La Voie du Milieu
"La fin de la souffrance" Le Bouddha dans le monde. Pankaj Mishra. Essai. Editions Buchet/Chastel, 2006.
Traduit de l'Anglais (Inde) par France Camus-Pichon.
Pankaj Mishra, jeune écrivain indien auteur de « Une terrasse sur le Gange » ( Calmann-lévy, 2003) et de reportages pour de grands journaux anglais, indiens et américains, signe avec « La fin de la souffrance » un essai consacré au Bouddhisme.
A l'origine de cette démarche, c'est l'envie d'écrire un roman historique sur le personnage du Bouddha qui a incité Pankaj Mishra à collecter une importante documentation afin de donner corps à son projet.
C'est donc le résultat de ses recherches qui nous est ici présenté sous la forme d'un essai mais aussi d'un récit de voyage agrémenté de faits autobiographiques et de réflexions personnelles.
Tout commence en 1992 quand, après avoir terminé ses études et, fermement décidé à vivre de sa plume, Pankaj Mishra quitte New-Delhi pour s'installer dans un petit village du nord de l'Inde à proximité des contreforts de l'Himalaya. C'est à ce moment là que va peu à peu s'éveiller son intérêt pour la figure et la philosophie du Bouddha.
Comme la majorité des indiens, Pankaj Mishra ne connaît, à cette époque, quasiment rien de ce personnage qui, pour la plupart, appartient au domaine du mythe. Il constate que, par un étrange paradoxe, l'Inde, pays où est né le Bouddha et où s'est développée sa doctrine, est une nation où le Bouddhisme est largement méconnu et fort peu représenté comparativement à beaucoup d' autres pays d'Asie.
Il décide alors de se rendre sur les lieux que le Bouddha a fréquenté il y a deux mille cinq cents ans: le lieu de sa naissance tout d'abord, Lumbini près de la capitale du royaume des Sakya, Kapilavastu dont son père, Sudodhana était le Roi. Il se rend également à Bodh Gaya, là où le jeune Gautama Siddharta parvint à l'illumination et acquit, de ce fait le titre de « Bouddha » ( l'Eveillé), ainsi qu'à Sarnath et Bénarès, lieux de méditation où le philosophe exposa sa doctrine devant des disciples de plus en plus nombreux.
En même temps qu'il retourne sur les lieux emblématiques de l'histoire du Bouddha, Pankaj Mishra relate les observations et réflexions qu'il a pu faire au cours de ses déplacements dans une Inde qui s'ouvre à l'économie de marché mais reste aussi fermement ancrée dans ses traditions sociales et religieuses. Il évoque ce sentiment d'attirance-répulsion qu'éprouvent nombre d'indiens face à un monde occidental hégémonique pourvoyeur de biens matériels et de haute technologie mais cruellement dénué de spiritualité.
Pankaj Mishra ne manque évidemment pas de revenir sur ce qui constitue la philosophie bouddhiste : impermanence du Moi et du monde phénoménal, loi du Karma et de la réincarnation, méditation et action, compassion, etc...
Il retrace également l'histoire et la propagation du Bouddhisme, ses particularismes géographiques et culturels ainsi que son rapport au cours des siècles avec les civilisations occidentales chrétiennes et musulmanes, les interprétations qui ont pu en être faites à travers la vision de philosophes tels que Nietzsche ou Schopenhauer.
Mettant en parallèle notre époque contemporaine et celle où vécut le Bouddha, il met le doigt sur de nombreuses similitudes : troubles sociaux et religieux, expansionnisme des plus puissantes nations, rapports sociaux basés sur l'avidité, la haine et l'attrait du pouvoir, croyances illusoires, etc...
Il analyse également à cette occasion la spectaculaire progression du bouddhisme dans les sociétés occidentales contemporaines, l'engouement qu'il suscite malheureusement auprès de personnes issues en grande majorité de milieux socio-culturels privilégiés en opposition avec les masses des pays émergents qui se tournent, elles, vers des systèmes de pensée plus radicaux tels que le fondamentalisme musulman. Il en tire ainsi l'amer constat lors d'un reportage qu'il effectue au Pakistan, près de la frontière afghane :
« Jamais je n'aurais cru éprouver autant de tristesse devant tout ce gâchis humain – ces jeunes gens dont les ancêtres avaient jadis édifié l'une des plus belles civilisations de l'histoire, et qui vivaient désormais dans des sociétés malades à la solde ou à la botte de l'Amérique, pratiquement sans autre perspective qu'une brève carrière de kamikaze.
L'avenir qu'on leur avait naguère fait miroiter s'était révélé sans lendemain. Dans ce meilleur des mondes possibles, tous les habitants de la planète devaient porter une cravate, aller au bureau ou à l'usine, pratiquer le contrôle des naissances, avoir une famille de deux enfants, posséder une voiture et payer des impôts. Mais il n'y avait pas assez d'établissements scolaires publics pour préparer les jeunes gens en question à la modernité, et peu d'emplois attendaient ceux qui avaient fait des études.
La marche en avant de l'histoire devait laisser la plupart d'entre eux sur le bord de la route. Il ne leur resterait que l'illusion du progrès, savamment entretenue par une multitude de programmes d' « aide », de prêts du FMI et de la Banque mondiale, de grands discours sur les vertus du libéralisme économique et de la démocratie pour lutter contre le sous-développement. Et pourtant le mirage de la modernité brandi par leurs Etats, et par le système économique et politique régnant à l'échelle mondiale, avait exercé un attrait assez puissant pour déraciner ces jeunes gens des villages de leur enfance.
Tel était le sort qu'avaient connu mon père et tant d'autres avec lui, mais chaque année le passage du vieux monde au nouveau devenait plus difficile pour la majorité de la population. Désormais interminable, il semblait broyer de plus en plus de gens : des centaines de millions d'individus hébétés, désarmés, attirés par des promesses de justice et d'égalité vers un monde incompréhensible, dont ils étaient censés exploiter les ressources déjà en cours d'épuisement pour se hisser à leur tour au niveau de revenus dont seule jouissait sur la planète une minorité appartenant aux classes moyennes.Aux yeux des plus révoltés d'entre eux, la modernité apparaissait comme une gigantesque montagne, au sommet de laquelle un petit groupe les regardait gravir centimètre par centimètre les pentes escarpées, leur jetant parfois une corde usée, mais le plus souvent d'énormes rochers. Ils savaient qu'il ne restait ni peuples ni territoires inconnus à conquérir et à exploiter. Ils ne pouvaient que déboiser leurs propres forêts, polluer leurs propres lacs et rivières, chercher à contrôler, et donc à opprimer leur propre population, leurs femmes et leurs minorités.
Ayant perdu la protection offerte par leur morale traditionnelle, leurs formes spécifiques de solidarité et de gouvernement, ils espéraient échapper au chaos et se régénérer en rejoignant des mouvements autoritaires comme ceux du nationalisme hindou ou de l'islamisme, et en abandonnant leurs rêves à des démagogues comme Ben Laden. »
« Vivre dans le présent, avec un haut degré de conscience et de compassion se manifestant dans le moindre de nos actes et la moindre de nos pensées, voilà qui peut paraître un remède individuel à une détresse individuelle. Mais l'épanouissement et la moralisation de la vie quotidienne faisaient partie de la réponse à la fois audacieuse et originale du Bouddha à la crise intellectuelle et spirituelle de son temps – crise provoquée par l'éclatement des petites communautés et la disparition de la morale traditionnelle. Dans la plupart de ses propos et de ses actes, il tentait d'apaiser la souffrance d'êtres humains qui, privés des consolations autrefois apportées par la foi et la collectivité, se trouvaient abandonnés à eux-mêmes dans un vaste monde empli d'étranges tentations et de nouveaux dangers.
C'était la condition humaine telle que la décrivirent ensuite avec ironie et passion Baudelaire, Kierkegaard, Nietzsche et Dostoïevski. Le Bouddha ne s'était toutefois pas contenté de descriptions poétiques et de lamentations éloquentes. Non seulement il avait diagnostiqué la nouvelle impasse intellectuelle et spirituelle à laquelle étaient confrontés les hommes en cette période de changements tumultueux, mais il avait tenté d'en sortir. Ce faisant, il s'en prit à nombre de certitudes sur lesquelles reposent encore les systèmes économiques et politiques d'aujourd'hui.Dans un monde de plus en plus souvent défini par des conflits entre des individus et des sociétés poursuivant avec une agressivité croissante leurs intérêts respectifs, il révéla l'interdépendance de ces individus comme de ces sociétés. Il remit en cause le fondement de la perception que les humains ont d'eux-mêmes – une identité stable, essentielle – en démontrant l'existence d'un moi pluriel, instable, qui possède à la fois la capacité de souffrir et celle de mettre fin à cette souffrance. En fin psychologue, il enseigna une méfiance radicale envers le désir, comme envers ses sublimations que sont les séduisants concepts d'idéologie et d'histoire. Il proposa une discipline morale et spirituelle aboutissant rien moins qu'à un mode entièrement nouveau de voir et d'appréhender le monde. »
On le voit, bien plus qu'une simple biographie du Bouddha et une explication de la philosophie bouddhiste, « La fin de la souffrance » de Pankaj Mishra est un ouvrage extrêmement complet qui embrasse de nombreux sujets gravitant autour de cette discipline, un rapport sans concessions sur les qualités et les défauts d'un système de pensée élaboré par un homme qui se voulait avant tout un thérapeute de l'esprit humain, et par là même de la société, plutôt qu'un prophète, un messie, ou un chef religieux. Le message du Bouddha, par delà ses deux mille cinq cents ans d'existence, reste encore un message d'actualité, un don inestimable pour l'humanité présente et à venir.
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