Chasseurs de Nuages



"La Théorie des Nuages" Stéphane Audeguy. Roman. Gallimard, 2005

« Quand virginie Latour commence à travailler pour Akira Kumo, elle n'a bien évidemment, de toute sa vie, jamais pensé aux nuages. D'une façon plus générale, comme tout le monde, elle n'a presque jamais pensé ; ou alors juste un peu, en classe de terminale, le vendredi matin, dans le but exclusif de rédiger des dissertations de philosophie.Mais, contrairement à beaucoup de ses camarades, Virginie Latour a aimé penser, même au lycée ; elle a aimé cet exercice patient, laborieux, désertique et peuplé. Après les études tout s'est passé très vite, il y a eu les transports en commun, les courses et le ménage, le travail salarié. Ca a été fini parce que la pensée est un travail, parce qu'il faut des conditions spéciales pour penser : un peu de silence, un peu de temps, un peu de régularité, un peu de talent aussi. Il faut s'entraîner et certainement on pourrait, en théorie du moins, penser n'importe où, penser en faisant ses courses, par exemple, penser en poussant son chariot vers les caisses. Mais il y a la musique, mais il y a les lumières trop blanches, mais il y a les variations de température entre le secteur des vêtements et celui des armoires frigorifiques, qui donnent des maux de tête. Et pourtant Virginie s'était juré de faire attention : elle avait tellement craint, quand elle avait commencé à travailler pour de bon, de ne plus penser du tout, qu'elle avait décidé de réserver chaque semaine une demi-heure, assise dans une pièce bien chauffée, sur son canapé, rien qu'à penser. Et naturellement, chaque fois, il s'était passé ce qui devait se passer : elle s'était assoupie.S'agissant du travail, Virginie Latour fait partie de l'immense et infortunée majorité des personnes qu'aucune vocation n'a jamais visitée. La seule chose qui puisse se comparer chez elle à une passion est son goût pour la langue anglaise. Mais c'est tout. C'est par défaut qu'elle a échoué dans ce métier de bibliothécaire. »


Et c'est ainsi que Virginie Latour se retrouve détachée de son administration pour assister le couturier japonais Akira Kumo dans la tâche de classification de sa bibliothèque consacrée à l'étude des nuages. Au fil des jours, celui-ci va relater à la jeune femme l'étrange et fascinante histoire de l'étude des nuages ainsi que de tous ceux qui leur ont consacré leur vie, depuis la première classification de ces corps gazeux (Cirrus, Stratus, Cumulus) établie par l'anglais Howard au début du XIXè siècle jusqu'au surprenant voyage autour du monde de Richard Abercrombie, en passant par le destin du peintre Carmichael, qui effacera peu à peu de la partie inférieure de ses toiles tout élément naturel ou humain pour ne représenter en dernier lieu que la vaste étendue des cieux.


Le récit de ces « chasseurs de nuages » alterne avec la relation qui finit par s'établir entre Virginie Latour et Akira Kumo, une relation qui ira au delà de la mort et transformera à jamais l'existence terne et monotone de la jeune femme.
Au fil des chapitres, ces deux personnages vont se découvrir mutuellement et finir par livrer leurs secrets. On découvrira ainsi que le destin d'Akira Kumo fut à tout jamais bouleversé par un certain nuage qui s'étendit au dessus d'une ville japonaise un matin d'aout 1945.
Car les nuages que Stéphane Audeguy énumère au fil de son roman ne sont pas que ces poétiques et inoffensives masses de vapeur d'eau qui se déplacent sous un ciel d'azur, ce sont aussi des nuages mortels, nuages brûlants et mortels de cendres volcaniques, nuages atomiques, nuages de gaz ypérite ravageant les troupes engagées dans les combats de la première Guerre Mondiale...


Mais ce qui sous-tend avant tout ce roman, c'est le symbolisme de l'impermanence et de la fragilité des êtres, des sentiments et des choses, à l'instar de ces nuages qui traversent les cieux en modifiant leurs formes au gré des échanges air/eau.
C'est également une approche « holiste » du monde sensible symbolisée ici par le très convoité Protocole Abercrombie dont l'auteur, au cours de son périple halluciné autour du monde – dans l'intention de photographier et classifier les nuages sous toutes les latitudes – va déceler dans chaque forme, que ce soit celle d'un nuage, d'une oreille, d'un sexe féminin ou d'un coquillage, la même perfection esthétique ainsi que de troublantes analogies formelles combinées à une logique de singularité démontrant l'unicité formelle de chaque élément.
De la même manière ce roman se caractérise par son aspect protéiforme, par ses récits mis en Abyme, par ses fausses digressions et l'impression d'éparpillement qui en résulte. Tout cela est en fait habilement amené par Stéphane Audeguy qui donne à son récit l'aspect d'un nuage, d' une forme en perpétuelle métamorphose et dont les personnages aux sentiments et aux physiques ( volontairement ) estompés, donnent à l'ensemble un aspect fugace et vaporeux.


Poétique et instructif, troublant et sensuel, classique par certains aspects et résolument contemporain par d'autres, « La théorie des nuages » de Stéphane Audeguy est un roman d'une sobriété et d'une originalité remarquables de par sa construction, sa singularité narrative ainsi que par son argument principal. Une oeuvre fascinante.




Pour finir, quelques instants nuageux avec un extrait du film « Koyaanisqatsi » réalisé par Godfrey Reggio en 1983.




Koyaanisqatsi - Cloudscape
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Commentaires

Anonyme a dit…
En te lisant, me viennent plusieurs réflexions. 1) Si je ne connaissais pas ce livre, je mettrais mon réveil à sonner aux aurores demain matin pour trouver une librairie ouverte un dimanche !
2)Je n'arrive pas à croire qu'un auteur, un éditeur, un journal, un hebdo, un producteur radio-tv, que sais-je encore, un ministre même(horreur et damnation ! es-tu corruptible ?) ne t'aient pas encore contacté pour écrire, réécrire quoi que se soit. Monsieur C. Sauvage, svp faites qq chose pour Pascal, que de talent perdu, pas pour nous bien sûr, mais pour la langue française et nos médias qui parfois feraient bien d'en prendre de la graine !
3)Car moi quand je lis ça, j'ai carrément plus envie d'écrire la moindre phrase ...
Même te dire que je suis contente d'avoir partagé ce plaisir de lecture me parait d'une platitude sans nom !
BOUALI Pascal a dit…
Ooops...Je suis rouge comme une pivoine. Merci beaucoup Moustafette (mais je ne mérite pas de tels éloges).
Marie302 a dit…
Oui le commentaire de moustafette c'est tout ce(le bien) que je pense.
J'ai d'abord été séduite par ce livre, à tel point que là dès que je finis d'écrire ce commentaire je file sur fnac, amazon ou priceminister l'acquérir.
Deuxièment tout itou ;-)) votre note, Pascal, m'a sidérée, époustouflée. Elle est tout simplement ma gni fi que !
Pour le tertio de moustafette j'adhère aussi, je pense que je n'ouvrirai jamais de blog, hé je me sentirais ridicule ;)
Anonyme a dit…
Quant à moi :
1) Je l'avais mis de côté après avoir beaucoup apprécié son dernier ouvrage "Fils unique"
2) Je l'avais remonté dans la pile après le commentaire de Moustafette
3) Je crois que je vais le mettre dans la pile des heureux élus "pour les vacances" après le tien :-))))

Et quand je l'aurai lu, je ferai directement un lien sur ton superbe commentaire :-)))
Anonyme a dit…
Ah!!!! J'aime beaucoup le message de Moustafette! C'est ce que je pense depuis que j'ai découvert ce blog.
Et si nous nous groupions, nous les admirateurs de l'écriture du Bibliomane?

L'autre Marie, celle du forum, celle qui tutoie:)
BelleSahi a dit…
Je suis admirative. Quel billet ! ça c'est de la critique littèraire !
Anonyme a dit…
Et comment résister après un si bel article ??? Un roman qui verse dans la poésie, je ne peux que noter ! ;-)
Anonyme a dit…
Tout à été dit! Je suis entièrement d'accord avec vos critiques!!
Anonyme a dit…
Il est vraiment partout ce livre! Et bien en évidence sur ma liste ;)
(très beau billet en passant! :))

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