Balzac et moi


"Eugénie Grandet" Honoré de Balzac. Roman. Le Livre de Poche, 1972.



Il existe des romans et des auteurs incontournables. Balzac fait partie de ceux-ci.

Pourtant, je l'avoue, je suis passé à côté de l'oeuvre immense de cet auteur et c'est seulement maintenant ( à plus de quarante ans ) que je découvre l'univers fascinant de la « Comédie Humaine. »


C'est peut-être un peu tard et beaucoup pourront s'étonner que je n'aie pas eu l'occasion de l'étudier lors de mes années de collège et de lycée. Hé bien non, je n'ai pas eu cette opportunité et mes professeurs de français successifs ont orienté leur choix sur d'autres auteurs que celui-ci. Je les en remercie à posteriori car qui ne se souvient de ces lectures scolaires obligatoires qui finalement ne faisaient que nous rendre assommantes certaines oeuvres qui, lues délibérément, nous eussent autrement passionnés. Je pense par exemple à ce cher Stendhal avec sa « Chartreuse de Parme » qui, dans le contexte d'une lecture scolaire, m'est apparue à l'époque interminable et soporifique.

Grâce à vous, Messieurs les Professeurs, j'ai écarté les oeuvres de Stendhal de mes envies de lecture pendant de longues années et c'est seulement depuis quelques années que j'envisage de ressortir l'exemplaire poussiéreux et jauni qui dort paisiblement au fond de ma bibliothèque afin de me replonger, près de trente ans plus tard, dans les états d'âme du jeune Fabrice Del Dongo, personnage que je considérai alors comme mièvre et imbuvable. Avais-je alors la maturité nécessaire pour apprécier pleinement cet ouvrage ? J'en doute et la faute n'incombe pas seulement à mes professeurs de français d'alors, mais aussi et surtout à mon manque d'intérêt et de connaissance de la littérature "Classique."

Je relirai donc un jour « La Chartreuse de Parme » et, maintenant que tant d'années ont passé, je trouverai sûrement un grand intérêt à lire les pages de Mr. Henri Beyle.


Donc, je ne vous remercierai jamais assez, Messieurs les Professeurs, en ayant fait d'autres choix que celui-ci, d'avoir évité de m'infliger une lecture laborieuse des romans de Mr. De Balzac. Je puis ainsi découvrir avec délices et sans préjugé aucun, l'oeuvre foisonnante de ce géant de la littérature française.

L'initiation ( réussie ) s'est faite avec « Le Père Goriot » et c'est donc avec « Eugénie Grandet » que j'ai accompli mon second pas dans l'univers balzacien.


Le néophyte que je suis ne tentera pas ici de disséquer et d'analyser l'oeuvre de Balzac; ce serait bien présomptueux de ma part là où tant d'autres l'ont fait depuis tant d'années, du lycéen au critique littéraire, avec beaucoup plus d'arguments et de talent que je ne saurai en déployer.


Quelles sont alors mes impressions au sortir de la lecture de ce roman ? D'abord la langue : ample, riche et colorée; le style aussi : limpide et harmonieux, classique mais sans afféteries, laissant souvent transparaître un humour sous-jacent, ainsi qu'un talent incomparable dans la description des êtres et des choses pour lesquels le lecteur ressent toute la minutie apportée à l'observation des caractères et des physionomies.

Ainsi est-ce un délice de lire comment, en quelques lignes, Balzac croque le portrait de Mme Grandet-mère :

« Madame Grandet était une femme sèche et maigre, jaune comme un coing, gauche, lente; une de ces femmes qui semblent faites pour être tyrannisées. Elle avait de gros os, un gros nez, un gros front, de gros yeux, et offrait au premier aspect, une vague ressemblance avec ces fruits cotonneux qui n'ont plus ni saveur ni suc. Ses dents étaient noires et rares, sa bouche était ridée, et son menton affectait la forme dite en galoche. C'était une excellente femme, une vraie La Bertellière. L'abbé Cruchot savait trouver quelques occasions de lui dire qu'elle n'avait pas été trop mal, et elle le croyait. Une douceur angélique, une résignation d'insecte tourmenté par des enfants, une piété rare, une inaltérable égalité d'âme, un bon coeur, la faisaient universellement plaindre et respecter. »

Lire Balzac c'est comme observer les caricatures de Daumier, c'est voir évoluer devant soi ces étranges personnages aux visages grotesques, ces notables et ces bourgeois aux trognes grasses ou démesurément allongées, ces figures sur lesquelles transparaissent le caractère matois ou naïf, jouisseur ou spirituel, cupide ou glouton, rapace ou étourdi...
Mais l'aspect physique des personnages n'est pas le plus important chez Balzac. Ces physionomies servent avant tout à souligner ce qui est prépondérant, c'est à dire l'étude quasi entomologique des tempéraments, cette description hyper-réaliste des caractères qui donnent aux protagonistes un relief si appuyé qu'ils nous semblent prendre vie au fil des pages et acquièrent de ce fait une telle épaisseur que, de personnages romanesques ils se muent en archétypes de la nature humaine.


Et quoi de plus universel chez l'homme que l'avidité, l'appétit de lucre ? Que ce soit dans « Le père Goriot » ou dans « Eugénie Grandet », l'argent est omniprésent et constitue la principale préoccupation des acteurs du récit. Grâce à l'argent, des hommes issus du peuple et ayant fait fortune comme Grandet et Goriot côtoient une noblesse désargentée et intéressée, sont hypocritement flattés par celle-ci et arrivent même, comme Delphine de Nucingen, née Goriot, à contracter une alliance matrimoniale.
L'argent est tout, l'argent peut tout. Il est à l'origine de toutes les trahisons, de tous les abandons. Goriot et Eugénie Grandet l'apprendront à leurs dépens : l'argent corrompt même les rapports humains que l'on pourrait croire les plus nobles, la piété filiale pour Goriot, l'amour pour Eugénie Grandet.
Balzac, à propos du père Grandet, fait en aparté l'amer constat d'une société déjà vouée à Mammon :

« Les avares ne croient pas à une vie à venir, le présent est tout pour eux. Cette réflexion jette une horrible clarté sur l'époque actuelle, où, plus qu'en aucun autre temps, l'argent domine les lois, la politique et les moeurs. Institutions, livres, hommes et doctrines, tout conspire à miner la croyance d'une vie future sur laquelle l'édifice social est appuyé depuis dix-huit cents ans. Maintenant le cercueil est une transition peu redoutée. L'avenir, qui nous attendait par delà le requiem, a été transposé dans le présent. Arriver per fas et nefas au paradis terrestre du luxe et des jouissances vaniteuses, pétrifier son coeur et se macérer le corps en vue des possessions passagères, comme on souffrit jadis le martyre de la vie en vue de biens éternels, est la pensée générale! Pensée d'ailleurs écrite partout, jusque dans les lois, qui demandent au législateur : « Que paies-tu ? » au lieu de lui dire : « Que penses-tu ? »
Quand cette doctrine aura passé de la bourgeoisie au peuple, que deviendra le pays ? »

A lire ces lignes, on peut se demander ce que penserait Balzac de notre XXIè siècle ancré dans le matérialisme et la course folle aux profits de toutes sortes.
Il ne serait sûrement pas déconcerté par ce qu'il verrait de nos pratiques contemporaines.

Ainsi, dans « Le père Goriot », il prête ces propos à Vautrin s'adressant au jeune Rastignac :

« Savez-vous comment on fait son chemin ici ? Par l'éclat du génie ou par l'adresse de la corruption... L'honnêteté ne sert à rien... Je vous défie de faire deux pas dans Paris sans rencontrer des manigances infernales... Voilà la vie telle qu'elle est. Ca n'est pas plus beau que la cuisine; ça pue tout autant, et il faut se salir les mains si l'on veut fricoter; sachez seulement vous bien débarbouiller : là est toute la morale de notre époque. Si je vous parle ainsi du monde, il m'en a donné le droit, je le connais. Croyez-vous que je le blâme? Du tout. Il a toujours été ainsi. Les moralistes ne le changeront jamais. L'homme est imparfait... »


Balzac était-il un visionnaire? Peut-être. Mais il fut avant tout un homme lucide, témoin de son époque et de ses moeurs. Si ses observations du comportement humain nous semblent aujourd'hui encore si justes et si actuelles, c'est parce qu'il a su déceler et décrire ( c'est là ce qui fait la marque des grands auteurs ) l'universalité propre à certaines personnalités, ces caractères indissociables de la nature humaine qui sont de tous les horizons et de toutes les époques.

Commentaires

Anonyme a dit…
Tout à fait d'accord avec toi pour Balzac ! Moi aussi j'ai eu un peu de mal au lycée, mais ensuite quel régal ! De temps en temps, quand je n'ai rien à lire (heu c'est rare...) ou que je suis chez quelqu'un où ne trainent que quelques classiques, j'en prends un et je suis à chaque fois époustouflée par le style, la modernité des thèmes et la justesse des descriptions. Vive Balzac donc !!
J'aime bien aussi les adaptations TV que l'on nous ressort de temps en temps :-)
Anonyme a dit…
Tu es vraiment un as de la critique, je suis toujours impressionnée de te lire. Continue comme ça, c'est tellement agréable de venir lire tes billets!
Anonyme a dit…
J'approuve kalistina!
Balzac...j'aime, j'aime, j'aime, moi non plus je n'en ai jamais étudié, même pas à la fac, je suppose que les enseignants préfèrent faire étudier des auteurs un peu moins connus, ce qui au fond n'est pas mal on plus...Si tu ne les pas lu, je te conseille "le cousin Pons" et "le curé de Tours": on trouve dans celui-ci un personnage de vieille fille absolument épouvantable..;)

Je pense que je vais relire Eugénie Grandet cet été, ton message m'en a donnée envie :)
Anonyme a dit…
Je fais partie de ceux qui y ont eu droit au lycée et qui n'ont jamais remis le nez dedans contrairement à Zola. Faudrait peut-être que je retente, en tout cas ton article m'invite à y penser.
Anonyme a dit…
Mon Dieu... Quand je me souviens de ces traumatismes! Mais je m'y remets doucement, progressivement! Et c'est vrai que c'est quand même très beau tout ça!
BOUALI Pascal a dit…
Merci à toutes pour ces compliments et ces encouragements qui me font chaud au coeur. J'espère avoir réussi avec mes mots à vous donner ou redonner envie de lire Balzac.

Fantaisie héroïque: Je lirai certainement les romans de Balzac que tu me conseilles.Et puis d'autres aussi, je ne compte pas m'arrêter en si bon chemin même si je ne sais pas encore quand j'entamerai le prochain ( tant de livres à lire, tant d'auteurs à découvrir...)

Kalistina : pas de quoi être impressionnée par mes petits commentaires, je suis loin d'être un spécialiste de la critique de romans et ne suis qu'un petit amateur. N'ayant pas fait d'études littéraires et n'ayant même pas le Bac, je m'essaie à la rédaction de ces critiques en dilettante et en y mettant ce que je peux de "Feeling."Je suis en tout cas très flatté par le fait que mes "Fiches de Lecture" soient appréciées.

Cathe : Les adaptations Tv dont tu parles se font de plus en plus rares et les lois de l'audimat et de la crétinisation à outrance font que Julie Lescaut rapporte plus de parts de marché que César Birotteau. C'est triste. Sinon, je me souviens d'une adaptation du "Curé de Tours" avec Jean Carmet; adaptation que j'avais beaucoup apprécié.

Moustafette et Chiffonnette : Lancez-vous dans Balzac et oubliez les mauvais souvenirs scolaires, vous ne le regretterez pas. Parole de bibliomane !
Anonyme a dit…
Je ne suis pas tout-à-fait d'accord avec toi: pas sur Balzac, que j'admire énormément, mais sur les profs qui nous dégoûtent de certains auteurs. Ce n'est pas totalement vrai, je pense. Lire un livre, c'est très comparable à une rencontre: ce qui se passe à ce moment-là est une question de moment, d'envie, d'inspiration. Et puis aussi d'âge et d'expérience. Alors il doit y avoir aussi un peu de notre "faute" si nous nous détournons des classiques pendant nos années d'école. En tous cas, il me semble qu'il est plus facile à présent (enfin, un peu plus vieux!) de les apprécier à leur juste valeur.
BOUALI Pascal a dit…
C'est vrai Ekwe, j'ai tendance parfois à exagérer. et il est vrai que grâce à certains profs j'ai découvert Zola, Sartre, Malraux, etc... Pour ce qui est de Stendhal j'étais sûrement trop jeune et pas assez familier de ce style de littérature. Ce fut donc un fiasco.C'aurait pu l'être également avec Balzac si j'avais eu à l'étudier à cette époque.Mais il est vrai et tu le fait remarquer justement, la faute n'incombe pas seulement à mes profs d'alors mais aussi à moi et mes dispositions du moment. Je te remercie de me le faire remarquer.
BOUALI Pascal a dit…
Ekwe : J'ai donc procédé à une mise au point sur mon commentaire afin de nuancer mes propos.
Anonyme a dit…
désolée, mais moi Balzac? jamais pu.... brrrrrrr Eugénie grandet en..heu...je ne sais plus quelle classe, 3° peut-être ?? m'en a dégoûtée à tout jamais. Quoique, j'ai adoré "les Chouans", mais c'est très atypique dans son univers... mais bon, après tout, il ne faut jamais dire "jamais", vous m'auriez presque tentée là...
BOUALI Pascal a dit…
Pikocoa, il faut se laisser tenter et ne pas rester sur de mauvaises impressions.
lolo71 a dit…
Totalement d'accord avec toi : des oeuvres lues trop tôt, particulièrement dans le cadre scolaire, peuvent nous dégoûter de certains auteurs, voire de la lecture. C'est ce qui m'est arrivé avec "Le père Goriot", étudié en 3ème. Je l'ai relu récemment (24 ans après) et je l'ai tout simplement découvert. Et le prochain, grâce à ton billet, sera certainement "Eugénie Grandet". Bravo pour ton blog, j'y ai pioché ça et là quelques idées de lecture (Alexeï Tolstoï entre autres). Merci

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