Terrain de fouilles


"LES CHAMPS D'HONNEUR" Jean Rouaud. Roman. Editions de Minuit, 1990.



Avec « Les Champs d'Honneur », Prix Goncourt 1990, Jean Rouaud entamait une suite romanesque en cinq volumes évoquant tour à tour les membres d'une famille de la région nantaise issue de la bourgeoisie locale mais dont les riches heures appartiennent déjà au passé.
Ce travail d'archéologie familiale débute à l'occasion de trois décès survenus en un laps de temps restreint, quelques semaines d'intervalle, avec d'abord le père, puis la vieille tante de celui-ci et ensuite le grand-père maternel.


Ces disparitions sont l'occasion que saisit le narrateur pour établir de ces trois figures familiales un portrait plein de malice et de tendresse. A travers ceux-ci, c'est toute l'histoire d'une famille qui se dessine sous nos yeux, une sorte d'arbre généalogique où s'esquissent des caractères et des personnalités, des anecdotes drôles et touchantes,des évenements de la petite et de la grande histoire qui s'assemblent peu à peu à la manière d'un puzzle fait de petits riens qui s'assemblent ensuite en un tableau précis et détaillé.


Jean Rouaud nous fait ainsi pénétrer petit à petit dans l'intimité de ce clan, sous le ciel délavé de la Loire-Atlantique, à la recherche d'un passé révolu, dégageant les strates du souvenir dans le but de faire remonter au grand jour les faits et les gestes oubliés, les mille petits détails qui font de tel ou tel membre de la famille une personnalité à part entière, une entité unique détentrice de singularités spécifiques qui en font, pour ses proches, un être irremplaçable dont la disparition laissera ceux-ci inconsolables.


La narration est ici sublimée par la prose simple et profondément envoûtante de Jean Rouaud qui, tel un moderne Proust, nous enchante et nous émerveille en nous contant mille petites choses ordinaires. Ainsi, par la grâce de l'écriture, la pluie, phénomène habituel et banal dans cette région nantaise, donne à Jean Rouaud l'occasion de nous offrir un morceau d'anthologie littéraire ( lire l'extrait cité par Chatperlipopette ) où chaque phrase sonne juste et ne peut laisser indifférent quiconque a essuyé ces averses soudaines et ces ondées interminables que génère l'Océan Atlantique.
On s'amusera des déambulations automobiles à bord de la 2 CV Citroën du grand-père, véhicule prenant eau de toutes parts, livré à la conduite erratique de son pilote. On sourira également lors de l'évocation de la tante Marie, ancienne institutrice retraitée de l'enseignement catholique, vieille fille confite en dévotions et entourée d'images pieuses.


Peu à peu se dessine, comme en négatif, autour de ces personnages, l'image d'un autre, un grand oncle, Joseph, mort au cours de la Grande Guerre. Car c'est vers cette hécatombe de 1914-1918 que nous entraîne imperceptiblement Jean Rouaud, creusant le passé couche après couche, dégageant sous les sédiments les vestiges d'existences brutalement interrompues par cette « Grande Histoire » qui s'est imposée dans la Petite, tranchant les vies par milliers à l'occasion d'une des plus grandes boucheries qu'ait connu le XXè siècle.


C'est à partir de ce moment que le récit de Jean Rouaud, commencé sous le signe d'une certaine légèreté, bascule peu à peu vers son dénouement dramatique, vers la description dantesque des « Champs d'Honneur » dont sa plume talentueuse nous évoque l'horreur :


« Paysage de lamentation, terre nue ensemencée de ces corps laboureurs, souches noires hérissées en souvenir d'un bosquet frais, peuple de boue, argile informe de l'oeuvre rendue à la matière avec ses vanités, fange nauséeuse mêlée de l'odeur âcre de poudre brûlée et de charnier qui rend sa propre macération ( des semaines sans se dévêtir ) presque supportable, avec le vent quand le vacarme s'éteint qui transmet en silence les râles des agonisants, les grave comme des messages prophétiques dans la chair des vivants prostrés muets à l'écoute de ces vies amputées, les dissout dans un souffle ultime, avec la nuit qui n'est pas cette halte au coeur, cette paix d 'indicible volupté, mais le lieu de l'attente, de la mort en suspens et des faces noircies, des sentinelles retrouvées au petit matin égorgées et du sommeil coupable, avec le jour qui s'annonce à l'artillerie lourde, prélude à l'assaut, dont on redoute qu'il se couche avant l'heure, avec la pluie interminable qui lave et relave la tache originelle, transforme la terre en cloaque, inonde les trous d'obus où le soldat lourdement harnaché se noie, la pluie qui ruisselle dans les tranchées, effondre les barrières de sable, s'infiltre par le col et les souliers, alourdit le drap du costume, liquéfie les os, pénètre jusqu'au centre de la terre, comme si le monde n'était plus qu'une éponge, un marécage infernal pour les âmes en souffrance... »


Premier d'une série de cinq romans, « Les Champs d'Honneur » est une oeuvre poignante où sous une apparente légèreté se dessinent en filigranes les tragédies qui ont marqué le XXè siècle. Servi par l'écriture puissamment évocatrice de Jean Rouaud, ce superbe roman empreint de grâce, d'humour, de tendresse et d'émotions, incite à une lecture appliquée, voire à de multiples relectures, afin d' apprécier à leur juste valeur la captivante narration et la beauté formelle d'un texte superbement ciselé et charpenté.
Les cinq volumes :
-"LES CHAMPS D'HONNEUR"
-"DES HOMMES ILLUSTRES"
-"LE MONDE A PEU PRES"
-"POUR VOS CADEAUX"
-"SUR LA SCENE COMME AU CIEL"

Commentaires

Marie302 a dit…
NAN les rumeurs, la chanson et... les livres -même bons- disent faux: il pleut PAS plus sur Nantes qu'ailleurs en France. Nan!
Katell a dit…
C'est comme pour Brest et la Bretagne en général: pas plus de précipitations qu'ailleurs, seulement elles sont réparties sur toute l'année! Il n'empêche que rouaud a des mots merveilleux pour parler de la pluie!
Marie302 a dit…
Je suis tout à fait d'accord (et surtout sur la valeur de Rouaud!) mais pour Nantes la chanson de Barbara a vraiment lié la pluie et cette ville. C'est devenu une association évidente, une expression du langage commun, "il pleut sur Nantes"...

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