Goncourt 2006
LES BIENVEILLANTES. Jonathan LITTELL. Roman.Gallimard 2006.
Il est rare que je lise le Goncourt l'année même où il a été décerné. D'abord parce que de manière générale le choix du lauréat m'apparaît trop souvent partial. Ensuite, il ne suscite pas nécessairement mon intérêt en ce qui concerne le sujet du récit où la manière dont il est traîté. Et plus prosaïquement, je préfère acheter trois où quatre livres de poche plutôt que d'avoir à casser ma tirelire pour la seule et vaine satisfaction de posséder "le Goncourt."
Mais comme cette année on me l'a gracieusement prêté ( merci Annaïg ), je me suis donc attelé à la lecture de cet imposant pavé de neuf cents pages qui à fait ( et continue à faire ) couler beaucoup d'encre.
Je viens donc de refermer Les Bienveillantes et, à l'instar des critiques et avis que j'ai pu lire avant et au cours de ma lecture, je suis partagé sur l'impression que m'a laissé ce roman.
Tout d'abord, j'en ressors vaguement nauséeux après avoir dû suivre pendant près d'une semaine de lecture le parcours de Maximilian Aue, cadre de la SS et artisan de la "solution finale."Après avoir assisté à tous ces massacres, après avoir été l'auditeur de toutes ces conversations sur l'idéologie nationale-socialiste et après avoir enduré les délires pornographico-scatologiques du narrateur, j'éprouve, le livre achevé, une impression de malaise, voire de dégoût.
Je pense que en cela Jonathan Littell à atteint le but qu'il s'était fixé en écrivant ce livre: nous inspirer de la répulsion pour les personnages qu'il met en scène, nous faire toucher du doigt l'abomination d'une idéologie perverse et mortifère.
Pour arriver à ses fins, Littell ne nous épargne rien en usant de descriptions d'une violence trop souvent outrancière: on ne compte plus les litres de sang et les entrailles déversés, les yeux giclant des orbites, les crânes fracassés répandant la matière cervicale.
On peut regretter aussi une phraséologie censée tomber à propos mais qui hélas s'égare parfois et frise le mauvais goût: "[...] mais très souvent dans la journée ma tête se met à rugir, sourdement comme un four crématoire." (p.14)
Cette accumulation de descriptions sordides et sanguinolentes, si elle peut s'avérer nécessaire pour décrire la barbarie du nazisme, finit, à force de répétitions, par écoeurer le lecteur, voire même à susciter en lui une forme d'indifférence face à la souffrance d'autrui. Mais ne serait-ce pas là non plus le but recherché par Littell? Ne cherche-t-il pas à faire de nous , à l'instar de ses personnages, des êtres insensibles et dénués de toute compassion? des êtres pour qui la mort de l'autre, homme, femme ou enfant, n'est somme toute qu'une chose dérisoire? Car plusieurs fois au cours du récit, le narrateur veut nous démontrer que ces atrocités ne sont pas le fait d'abominables sadiques mais de personnages ordinaires:vous, moi, le voisin de palier...Que dans des circonstances différentes chacun de nous pourrait devenir un de ces tortionnaires. Robert Merle l'avait déjà démontré avec La mort est mon métier en dressant le portrait d'un Rudolf Hoess dévoué et obéissant aux ordres, sans états d'âme et reportant les responsabilités de ses actes sur ses supérieurs. Le personnage principal du roman de Littell ,lui, assume pleinement ses responsabilités et justifie celles-ci par l'ambition et la foi qu'il porte envers l'idéal national-socialiste. Maximilian Aue et ses comparses, loin d'incarner des brutes sanguinaires, apparaissent plutôt comme des arrivistes soucieux de leur carrière, prêts à tout pour arriver au sommet: des Golden Boys du nazisme. Littell fait donc de ces personnages des êtres qui ne sont après tout pas si différents de certains d'entre nous, de ceux qui sont prêts à tous les compromis, de ceux qui sont prêts à sacrifier toute morale sur l'autel de la réussite sociale.
Là où le bât blesse, c'est que, dans sa description d'un personnage qu'il voudrait ordinaire afin de nous faire ressentir le risque pour chacun d'entre nous de devenir un bourreau, Littell nous dresse le portrait d'un personnage qui, justement, n'est pas ordinaire. Maximilian Aue, frère incestueux, soupçonné de matricide et doté de pulsions et de fantasmes sexuels troubles ne peut que nous sembler différent, en marge, ce qui empêche le lecteur de s'identifier à lui et par conséquent de se positionner en tant que tortionnaire potentiel.
Au crédit de ce livre, on peut également saluer l'énorme travail de reconstitution historique qui plonge le lecteur dans une immersion totale. La somme de détails et de faits de la grande et de la petite Histoire est proprement phénoménale et révèle un travail de documentation gigantesque.
En bref, Les Bienveillantes, malgré son caractère parfois outrancier, son argumentaire troublant et dérangeant, est une oeuvre puissante et vertigineuse, un roman-miroir qui invite chacun de nous à s'interroger sur sa propre humanité.
Commentaires
Je n'ai pas réussi à surpasser ce sentiment de profond malaise que tu évoques... et je crains ne jamais pouvoir le surpasser d'ailleurs...
Tu as raison, je n'y avais pas pensé, si Maximilian avait été plus "banal", plus ordinaire en somme, le roman y aurait sans doute encore gagné en force..
Je serai curieuse de le lire,car je crois,oui,et fermement,que chacun d'entre nous peut devenir un tortionnaire en puissance.C'est cette banalité qui est effrayante.Le problème est que là,le personnage,comme vous l'ecrivez,est dejà particulier...ça me desole un peu.
Je suis en general méfiante face au Goncourt,mais je me ferai violence cette fois-ci.
Merci infiniment de ce billet,qui tombe à point pour ma petite personne.
Très bon comentairefpeeg