Insoumise
"La passion selon Juette" Clara Dupont-Monod. Roman. Grasset & Fasquelle, 2007.
Georges Duby, dans son ouvrage "Dames du XIIème siècle" (Gallimard, 1995), évoquait, entre les figures célèbres d'Héloïse et d'Aliénor d'Aquitaine, une personnalité féminine méconnue : Juette.
« En 1172, une fille nommée Ivette, ou plutôt Juette, vivait à Huy. Dans cette petite ville de l’actuelle Belgique, alors en pleine expansion économique, l’argent coulait à flots. Juette avait treize ans. Son père, receveur des impôts que l’Evêque de Liège levait dans le pays, était riche. Il prit conseil de sa parenté et choisit pour elle un époux.Juette n’a pas compté dans l’Histoire. Elle est loin d’avoir occupé dans l’esprit des hommes, ses contemporains, la place que tenaient Aliénor ou Héloïse. J’évoque cependant son image parce que le récit de sa vie s’est conservé. Un religieux de Floreffe l’écrivit vers 1230.Il était bien informé : l’abbé de son monastère venait de recevoir la dernière confession de la mourante, et lui-même avait été son confident. Il l’avait écoutée parler. Il s’est efforcé de rapporter fidèlement ce qu’il avait entendu. Par lui, par cette biographie consciencieuse, fourmillant de détails précis, un écho nous parvient des paroles d’une femme. Transformées, certes, par le passage de la langue vulgaire au latin d’école, par les préjugés du transcripteur, par les exigences du discours hagiographique.[…] Toute locale qu’ait été cette aventure féminine, elle en dit long sur ce que les hommes de ce temps pensaient des femmes.
[…] Juette ne s’était pas enfuie de la maison paternelle pour échapper au mariage. Elle n’était pas non plus parvenue à convaincre son époux de ne pas la déflorer et de poursuivre à ses côtés dans la chasteté commune. Docile, cette enfant s’était laissé donner, elle s’était laissé prendre et, comme tant de pucelles livrées jeunettes aux brutalités de l’accouplement, elle ne s’en était jamais remise. »
C'est ce personnage qui a inspiré à Clara Dupont-Monod le sujet de son dernier roman "La passion selon Juette".
Juette a treize ans quand son père prend la décision de la marier. Rien que de très banal pour l'époque. En ce XIIème siècle, c'est la norme. Pourtant, Juette est encore une enfant, une enfant qui aime se raconter des histoires et en entendre de la part de son ami et confident, le moine Hugues de Floreffe. A ses côtés elle écoute les histoires de chevalerie, les romans arthuriens, l'histoire du Chevalier à la Rose, celle de Tristan et Iseult...
Juette rêve de chevaliers. Elle idéalise ces hommes au cours de ses rêveries qu'elle appelle "ses histoires". Ces chevaliers , elle les imagine comme des anges justiciers, des parangons de pureté et de loyauté, des êtres éclairés par la foi et l'héroïsme.
Mais cet univers, elle va devoir l'abandonner brutalement car son père a décidé de la marier et elle devra chaque soir subir les assauts d'un homme qui se couche sur elle, qui remue et qui la pénètre avant de rouler sur le côté et de s'endormir.
Alors Juette comprend. Elle voit ce que sont réellement les hommes, avec leurs rires, leur soif de domination, avec leurs grosses voix et leurs grandes mains velues. Elle, à qui l'on a appris la simplicité et l'humilité pour s'adresser à Dieu, ne comprend pas cet orgueil et cette avidité des hommes, qu'ils soient prêtres ou laîcs. Tous n'ont qu'une obsession : posséder. Posséder le pouvoir, posséder la richesse, posséder les femmes. Voilà de quoi sont faits les hommes.
Alors Juette va se révolter. Elle ne va pas crier, taper, ni se débattre. Non, elle va subir en silence les attouchements de son mari, se laisser faire un enfant pour qui elle n'éprouvera qu'indifférence, et vivre sa vie d'épouse comme on porte un masque, sans en éprouver ni joie ni plaisir. Mais au fond d'elle-même, Juette brûle de l'envie de se rebeller contre l'ordre établi par les hommes, ce système qui souille tout ce qu'il touche.
Juette va souhaiter que tous les hommes disparaissent de la surface de la terre, son mari en premier.
Dieu a-t-il entendu sa prière ? Cinq ans après son mariage, son mari meurt subitement. Juette va-t-elle pouvoir recouvrer sa liberté et ses rêves d'enfant ? Non. Car si Juette n'a plus de mari, elle a toujours un père qui ne souhaite qu'une chose : la remarier.
Juette va refuser et demander à intégrer l'ordre des veuves, une communauté de béguines où elle va se dévouer au service des lépreux. Par son exemple et par son voeu de respecter un idéal de pauvreté évangélique, Juette et sa communauté, au même titre que les Cathares et les Vaudois dont les idées se répandent dans toute l'Europe, va s'attirer les foudres du clergé et va devoir lutter jusqu'à risquer sa vie pour préserver son indépendance, ainsi que sa conception sociale et religieuse de l'ordre du monde.
Avec le personnage de Juette, Clara Dupont-Monod nous offre un texte d'une écriture sublime, traversé d'éclairs de poésie et de sensualité. A travers le destin d'une femme que l'histoire a longtemps oubliée, elle nous dresse le portrait d'une personnalité hors du commun, d'une jeune femme qui ne renoncera jamais à son individualité pour se fondre dans le moule que la société a construit pour elle et ses semblables.
Par son refus de l'ordre établi, par sa révolte contre l'oppression masculine, Juette est une figure qui transcende les frontières et les époques. L'histoire de Juette n'est pas qu'une anecdote de l' histoire médiévale, elle est de tous les instants, de tous les combats, qu'ils soient présents, passés et à venir, pour l'émancipation des femmes. Magnifique.
L' avis de Florinette, de Lily, de Clarabel, de Gambadou, de Malice, de Goelen, de Nina, d'Ephémerveille, de Chatperlipopette.
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