Chagrin d'écolière
"J'apprends" Brigitte Giraud. Roman. Editions Stock, 2005
Elle s'appelle Nadia et elle vit quelque part dans la région lyonnaise. Elle a six ans et tous les jours elle va à l'école. C'est le milieu des années 60 et Nadia apprend à lire, à écrire, à compter. Elle aime l'école.
« J'aime l'école, un endroit où tout le monde se déploie, où tout est neuf, où tout commence. Où tout est vierge sur des feuilles blanches. J'aime ce monde de peinture à l'eau, de crayons de couleur, de papier crépon. Un monde de feutrine, de coton, de ficelle. Un monde de transformation. J'aime les matières qu'on découpe, la paire de ciseaux qui crisse sur la feuille immaculée, le pot de colle qui sent l'amande, le crayon bien taillé. J'aime le temps occupé, les consignes qui rassurent, les gestes nouveaux. J'aime être accompagnée, encouragée. Protégée. J'aime quand on range le matériel, quand on met chaque chose à sa place. J'aime la chronologie, le découpage du temps. J'aime construire avec mes mains, avec des mots, j'aime élaborer, inventer, échafauder. J'aime être loin de la maison. »
« L'école est un monde d'automne et d'hiver, de feuilles mortes qu'on ramasse sur le chemin, qu'on observe, qu'on colle dans des cahiers. Feuilles de platane, de marronnier, de peuplier. C'est un monde de soleils pâles, de lumière artificielle, de ciels bas, de flaques dans la cour. De pluie contre les vitres, de rafales de vent qui font bouger les stores. Un lieu avec des gants cousus aux manches des anoraks. Un univers de jaune et d'ocre, de gris et de blanc. Des bogues, des coques, des châtaignes, des noix. De la boue sous les semelles, de la neige et la promesse de vacances qui arrivent sans bonheur. »
Car Nadia et sa soeur sont nées en Algérie pendant la guerre d'indépendance. Leur père était soldat dans l'armée française et elles ne savent pas pourquoi elles n'ont plus leur vraie mère, ni si celle-ci est toujours vivante, quelque part en France ou de l'autre côté de la Méditerranée. Que s'est-il passé ? C'est ce que Nadia voudrait savoir.
Alors elle apprend, sans relâche, pour comprendre le monde et les choses. Mais parfois ce qu'elle apprend au tableau noir ou dans les livres scolaires ne cesse de la troubler et de susciter ses interrogations.
« Les châteaux forts ont quatre tours, des créneaux et un pont-levis. Les prisonniers sont enfermés dans des oubliettes. Autour du château, il y a des douves. Les chevaliers ont des armures et s'affrontent lors de tournois. Les troubadours vont chanter et danser de château en château. Les hommes du Moyen Âge jettent de l'huile brûlante sur les assaillants depuis le haut des créneaux. Ils partent en croisade et se battent contre les Arabes. Les Arabes sont nos ennemis. »
Mais pour Nadia, le mystère sur ses origines reste toujours entier. Devant le miroir elle se trouve le type méditerranéen. Rachid, un camarade de classe « qui a l'oeil » lui demande si elle ne serait pas « un peu algérienne » mais que ce soit au sein de sa famille ou au collège, la loi du silence règne.
« J'apprends l'Empire byzantin, le monde musulman, l'Empire carolingien. J'apprends la chrétienté, les seigneurs et leurs vassaux. J'apprends les rois de France, Christophe Colomb et Vasco de Gama.
J'apprends Mahomet, le Coran, l'organisation de la mosquée. J'apprends les mots prophète, médine, hégire, sourate. Rien sur l'Algérie. »
Dans « J'apprends », Brigitte Giraud nous restitue tout un monde, celui de l'école d'abord avec ses leçons, ses poésies, ses couleurs et ses odeurs, mais elle nous décrit aussi tout un pan de la société française au lendemain de la guerre d'Algérie, une société figée qui hésite entre le repli sur soi et la libération des moeurs, une société où le regard de l'autre se fait juge et condamne parfois dans un éclair d'intolérance et de suspicion.
Fait de courts paragraphes, le roman de Brigitte Giraud nous offre une succession de scènes de la vie quotidienne de ces années 60 et 70, scènes dont la brièveté formelle décuple l'efficacité et plongera le lecteur dans un univers de souvenirs et de sensations exhumées de ces mondes lointains et enfouis qui sont ceux de notre enfance et de notre adolescence.
Quête des origines, quête de la connaissance et de l'identité, le roman de Brigitte Giraud est un ouvrage pétri de nostalgie, de souvenirs tendres et douloureux. Un texte qui, sous son aspect faussement naïf et désinvolte nous renvoie à une période troublée de notre histoire dont les cicatrices, jamais pansées, ne cessent de suppurer malgré la chape de silence dont les autorités françaises ont tenté de la recouvrir.
« J'apprends » a reçu le Prix Armorice 2006.
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