La main du Maître











"Le Maître de La Tour-du-Pin" Jan Laurens Siesling. Roman.

Editions Le temps qu'il fait, 1988.


« C'était mon destin de n'être personne d'autre que le Maître de la Tour-du-pin. Dans mon cas on peut le dire. Je ne l'ai pas cherché.
Il m'a fallu tomber gravement malade pour m'arrêter dans cette bourgade et recevoir la commande la plus importante de ma carrière. Il m'a fallu périr ou presque pour imposer ma gloire à une parcelle du monde et joindre mon titre à son nom.
Le dicton populaire veut que la beauté soit le fruit de la souffrance. Je le crois. »

Vers le milieu du XVIème siècle, un homme, de retour d'Italie, tombe malade après avoir traversé les Alpes. Pris de fièvre, il est recueilli à l'Hôtel-Dieu Saint-Antoine de La Tour-du-Pin. Là, soigné par les nonnes et réconforté par sa compagne, il va peu à peu retrouver ses forces. Pendant sa convalescence, il va lier connaissance avec l'abbesse qui apprendra que la spécialité de cet homme est la peinture. Disciple des grands maîtres flamands Josse de Clèves et Heynderick de Francfort, il fera la rencontre de grands noms de la peinture comme Quentin Matsijs, le fondateur de l'école d'Anvers.
L'abbesse va alors commander à cet homme qui ne vit que par et pour la peinture, un triptyque qui ornera le choeur de la salle des malades. Soucieux de remercier la communauté des moniales qui l'a si bien soigné et recueilli, l'homme va accepter et réaliser cette commande. Ayant eu l'aval de l'évêque de Vienne, celui-ci va demander au peintre de rédiger à son attention un document où il explicitera son expérience de maître d'atelier.
L'homme va donc se lancer dans la réalisation du triptyque ainsi que dans la relation de sa vie, depuis son enfance jusqu'à son arrivée à l'Hôtel-Dieu de La tour-du-Pin. Il va narrer son enfance dans le Brabant, ses premières années d'apprentissage du métier de peintre chez le Maître de Kalkar, sa découverte des oeuvres de Jan Van Eyck et Roger de la Pasture (Van der Weyden), puis son départ pour Alkmaar aux Pays-Bas où il entrera au service de Maître Cornelis.
Il découvrira au cours de ces années les oeuvres de Hans Memling et Gérard David, puis il partira pour Anvers, capitale des arts où, devenu maître d'atelier, il entrera aus ervice de Heynderick de Francfort.

Après avoir passé une dizaine d'années à Anvers et avoir noué une amitié avec le peintre Josse Van Cleve qui lui reproche amicalement son style pictural dur et désuet : « Nordique » disait-il, ou « tedesca », c'est-à-dire « allemand » ou « barbare ». Il me montra son art suave, souple, doux. « Serenissima », disait-il. Il aimait la musique, il jouait du luth. Il aimait le bon vin. Il était gentil. Il riait, lorsqu'il peignait. C'est lui qui a voulu que j'aille en Italie, parfaire ma main. Il me donnait les noms des peintres à visiter. Il me donnait des introductions chez certains. Sa très bonne réputation m'a valu mieux qu'une bourse d'argent. »

A Francfort, il fera la connaissance de Hans Sebald Beham, l'ami et successeur d' Albrecht Dürer. Continuant son chemin vers le Sud, en passant par Bâle et Innsbruck, il va atteindre l'Italie en arrivant à Venise où il travaillera quelques semaines pour l'atelier de Titien avant de continuer sa route.
A Urbino, il verra son premier Raphaël et à Rome il admirera les oeuvres de Michel-Ange. Mais c'est à Florence qu'il pourra se repaître des peintures de Giotto et Cimabue, de Leonardo, de Rosso et de Pontormo. Il fera également la connaissance de Vasari.
Dans la chapelle Portinari de l'Hôtel-Dieu de Santa Maria Nuova, il connaîtra l'extase mystique et picturale face à une Nativité attribuée à Hugo Van der Goes.
C'est au cours de son voyage de retour qu'il tombera malade, épuisé par la marche dans le froid et la neige, et sera recueilli par les moniales de l'hospice de La Tour-du-Pin.

Il lui faudra deux ans pour venir à bout du triptyque qui ornera le choeur de la salle des malades. On le verra réaliser la partie centrale du retable consacrée à la Déploration du Christ, partie centrale entourée des deux volets représentant la Montée au Calvaire et la Descente de Croix ainsi qu'un Ecce Homo et un Saint-Jérôme.
Le peintre anonyme verra son oeuvre achevée le jeudi saint d'avril 1542, mais sa joie devant l'oeuvre accomplie sera effacée par un coup du sort qui mettra un terme à cet épisode de sa vie.
Venu de nulle part, anonyme, le maître de La Tour-du-Pin reprendra la route le jour de la Résurrection. Nul ne le reverra.

« Avez-vous prêté attention aux mains dans le retable de la Tour-du-Pin ? Les mains du Christ ? Celles de sa mère ? Les mains de Madeleine ?
Je dirais presque : avez-vous reconnu la main du maître ? Je prononce ces mots sans ostentation, en sincère humilité. C'est aux mains qu'on reconnaît le maître. Les mains de Roger. Les mains de Léonard. C'est dans les lignes de la main qu'on discerne la nature du peintre. Là il révèle sa personnalité, son style, qu'on appelle : sa main. Là il se trahit.
Un soir j'ai observé le retable et j'ai constaté qu'il avait une manière propre. C'était ma manière, personne d'autre. C'était ma main.
Je me suis senti seul, très seul.
J'ai regardé ma main. Ses lignes. Sa paume.
J'ai vu que de l'unique paume plusieurs doigts sortaient. Ils s'écartaient doucement. Ils s'éloignaient les uns des autres, chacun dans sa direction. Seul. »

S'inspirant de la tradition locale qui veut que le triptyque de La Tour-du-Pin ait été réalisé par un peintre anonyme en reconnaissance de son accueil et de sa guérison par les moniales de l'hospice Saint-Antoine, Jan Laurens Siesling prête vie et donne la parole à cet artste inconnu.
Il nous entraîne ainsi à la suite de cet homme et nous décrit son existence, son apprentissage de la peinture, ses influences et ses techniques picturales. Il nous plonge en plein XVIème siècle, à l'époque des grands maîtres de la peinture flamande et italienne, dans un récit sobre et lumineuxqui évoque, sans fioritures, sans outrances et sans effets dramatiques, le monde tel qu'il pouvait apparaître alors à un homme en quête d'une perfection artistique alliant (n'oublions pas que nous sommes à l'époque des Guerres de religion ) beauté formelle et beauté spirituelle. Traçant le portrait de ce peintre inconnu, Jan Laurens Siesling nous offre un récit superbe, érudit et dépouillé, où émotion et émerveillement transparaîssent à chaque page.
Un chef'-d-oeuvre.








Le Triptyque de la Tour-du-Pin

Les avis de Nina et de Gachucha.

Commentaires

Anonyme a dit…
Merci pour cette belle critique mais merci encore plue pour les portraits du Fayoum qui défilent actuellement sur ton blog !!!
Je les adore (j'ai bien sûr un livre sur le thème) et j'en ai vu quelques uns au Louvre et n'avais vraiment pas été décue par leur beauté !!!
merci Pascal !
Anonyme a dit…
Je l'avais déjà noté et tu ne fais que confirmer les autres avis, même si certains sont plus tempérés ! Le plus dur est de le trouver maintenant car ce n'est pas une grande maison d'édition et je ne suis pas sûre que ma biblio l'ait !

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