Sarajevo Trio





Le Cycle du "Monstre" Enki Bilal. Bande-Dessinée. Casterman - Les Humanoïdes Associés, 1998, 2003, 2006, 2007.

Ils sont tous trois orphelins, deux garçons et une fille, Nike, Amir et Leyla, nés en Aout 1993 lors du siège de Sarajevo.

Ils ont partagé la même chambre d'hopital tandis qu'autour d'eux la tuerie faisait rage.

Trente trois ans plus tard ( en 2026 ) ils vont tenter de se retrouver.

C'est ainsi que commence la tétralogie du « Monstre » , le nouveau cycle de bandes-dessinées réalisé par Enki Bilal et qui ( à moins d'une surprise ) s'achève avec l'album « Quatre ? »
Tétralogie? Rien n'est moins sûr au vu des derniers développements du récit.
Bilal nous réserverait-il une pentalogie ? C'est fort possible. Mais pour le moment lui seul pourrait apporter une réponse à cette interrogation.

Le cycle du « Monstre » nous emmène aux quatre coins du monde, dans un récit à trois voix, celles de Nike, Amir et Leyla. De New-York à Moscou, de Sarajevo au désert du Nefoud, d'Irkoutsk à Paris, nous suivons les tribulations des trois personnages dont les destins restent irrémédiablement et plus que jamais liés.

Nous les suivons dans un monde futuriste qui semble être la projection inquiétante de notre présent : un monde où la haute technologie sert les desseins d'affairistes et d' intégristes religieux de tout poil.

Bilal nous décrit, à travers ses dessins et son scenario, un monde déliquescent, gangrené, sale et usé, un monde sans espoir ni insouciance, une vision du futur résolument pessimiste et effrayante.

Cet univers sombre et crépusculaire, qui , mieux que Bilal pourrait le décrire ? Ses planches nous offrent des images cruelles et oniriques, belles à faire peur, des images qui semblent s'affranchir des codes traditionnels de la bande-dessinée pour glisser subrepticement vers un univers pictural d'inspiration quasi « Baconienne. »
Car comment ne pas penser à l'univers pictural de Francis Bacon face au visage de Sutpo Rhawloe, « ...de la pure bouillie cosmique, gazeuse, et de surcroît spiralée... » ?

Sutpo Rhawloe, alias Holeraw, alias Optus Warhole, est le Deus Ex Machina de cette histoire, un personnage protéiforme qui ne révélera son but et ses origines qu'à la toute fin du récit. Warhole, comme en son temps Andy Warhol, ( l'homonymie n'est pas involontaire ) utilise l'art pour explorer trois thèmes fondamentaux : l'image et le pouvoir qu'elle exerce sur les masses, la société de consommation, et la mort. Sous les traits de Holeraw, il réalisera de nombreux « happenings » sanglants qui décriront métaphoriquement ses desseins réels et son évolution comportementale qui ne seront révélés que dans le dernier acte de la série.

On le voit, le cycle du « Monstre » est un récit complexe, une histoire à tiroirs, une réflexion sur la mémoire, l'art, le pouvoir, sur l'intégrisme religieux et économique et donc de l'obscurantisme qui en découle.
Complexe, voire confus, ce récit ne laisse pas de dérouter le lecteur qui arrive à se perdre dans les multiples rebondissements et retournements de situations du scenario.

Atypique aussi pour des lecteurs habitués à des formes de narration plus classiques, le cycle du « Monstre » est avant tout un monologue intérieur ( Nike, le personnage principal n'est-il pas l'anagramme de Enki ? ) où Bilal tente de renouer avec ses racines et le passé récent de son pays d'origine, la Yougoslavie « pays à peine disloqué que déjà sorti des mémoires. »

On ne peut, par contre, que rester muets devant la richesse graphique de ces quatre albums qui révèlent un Bilal en perpétuelle évolution dans son expression artistique.

Les formes sagement encrées, détourées et hachurées de ses débuts ont cédé la place à un univers quasi-pictural qui s'exprime à grands renforts d'acrylique, de crayon graphite et de pastels gras. Chaque dessin est un tableau fourmillant de détails,aux couleurs souvent éteintes mais rehaussées par des pointes de couleurs vives qui éclairent chaque scène.

Les personnages, quant à eux, semblent toujours aussi figés et stéréotypés que dans les précédentes parutions de l'auteur mais n'est-ce-pas là ce qui fait la « patte » de Bilal, ce style si particulier qui l'a rendu célèbre et a fait de son oeuvre un univers graphique à nul autre pareil ? Certains peuvent s'en agacer mais peut-on reprocher à un artiste d'avoir son propre style et par là même de l'exploiter ?
Bilal est, et reste Bilal, il n'est pas JacquesTardi, il n'est pas Hergé, il n'est pas Moebius où William Vance. Chaque artiste développe et entretient son propre style graphique. Libre au lecteur, ensuite, d'apprécier ou non celui-ci.
D'autres ont critiqué, à propos de la tétralogie du « Monstre » les inégalités et l'aspect sybillin du récit. Il est vrai que Bilal est plus dessinateur que scénariste et l'on peut parfois regretter l'époque de sa fructueuse collaboration avec Pierre Christin ( que l'on pense à « Partie de Chasse » ou aux « Phalanges de l'Ordre Noir » ) mais qui pourrait blâmer cet auteur d'avoir des choses à dire et de vouloir retranscrire sur la page ses démons intérieurs ? N'a-t-il pas, après tout, connu la consécration à la suite de la parution de la trilogie « Nikopol » , travail lui aussi très personnel et qu'il a adapté plus récemment avec le long-métrage « Immortel » ?

Il vaut mieux éviter d'entrer dans un débat stérile et reconnaître tout simplement que Enki Bilal est à l'origine d'un univers qui n'appartient qu'à lui, un style graphique qui l'a rendu célèbre internationalement et a fait de lui l'une des plus grandes figures du monde de la bande-dessinée.








Commentaires

In Cold Blog a dit…
Je ne peux qu'adhérer à ton analyse que je trouve très pertinente. Et à en coire les chiffres astronomiques de la première vente aux enchères de ses oeuvres, l'univers de Bilal compte de nombreux fans.
Anonyme a dit…
Complètement hermétique à la BD mais lui, je prends les albums sans le texte, sans hésiter.
Anonyme a dit…
Bon, je ne lis pas de BD. Ton slide est super !
Marie302 a dit…
Enki Bilal est plus qu'un dessinateur, qu'auteur de bandes dessinées, il a une touche sublime et le grand art (peut-être que ça s'appelle du génie même) de créer un univers propre. Quelqu'un de rare.
C'est lui qui dorénavant fait la couv' du Magazine Littéraire (voir par ex la dernière parution: un Montaigne sublimé, transcendé..) et depuis je trouve que cette vénérable revue a gagné en image de style et de modernité.
Je m'arrête au plan pictural mais il y aurait encore tant d'autres choses à dire sur Enki Bilal !
Merci merci pour vos pages à son sujet. Bonne journée!
Marie
BOUALI Pascal a dit…
Certes, il y en aurait beaucoup à dire sur l'oeuvre de Bilal. J'ai donc dû me restreindre et faire court car sinon je crois que j'aurais pu être beaucoup plus disert(limite pesant)sur la question. Je suis un fan de la première heure ( fin des années 70 )et j'ai enfin pu approcher le "Maître" dimanche dernier lors du festival "Etonnants Voyageurs."
J'en suis revenu avec un album dédicacé ( la déesse Bastet de la trilogie Nikopol) et une repro du fameux portrait de Montaigne : "Que Scais-je?"
Marie302 a dit…
Raaaah je suis jalouse là !

+ sérieusement: votre note est parfaite mais ..hum maintenant que vous le dites la version longue m'aurait bien tentée (il faudrait une option, comme pour un dvd), car non je ne pense pas que vous pourriez être pesant bien au contraire. Enfin il est vrai que le format blog n'est pas fait pour les thèses ni les romans-fleuves, soyons raisonnables.
Je suppose que vous n'avez pu manquer "Immortel (ad vitam)" au cinéma, avez-vous aimé? C'est le seul film de ma vie que je sois retournée voir le lendemain (une 1ère fois en anglais, la seconde en français.. pour mieux voir les images:)
BOUALI Pascal a dit…
Je n'aurai raté ce film pour rien au monde.Une réussite.Un chef d'oeuvre visuel.
Anonyme a dit…
enthousiasme partagé...

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