Le dernier chant des Makahs


"L'Hiver indien" Frédéric Roux. Roman. Grasset & Fasquelle, 2007.



Quand Stud Gorch sort de prison après avoir écopé d'une peine de six ans pour agression, le moins que l'on puisse dire c'est que son séjour derrière les barreaux l'a changé. À force de séances de musculation, il a largement dépassé le quintal et son corps est recouvert de tatouages. Lorsque son jeune frère Percy le découvrira un matin affalé sur le lit, il lui faudra quelques instants avant de réaliser que cette chose colossale et peinte de la tête aux pieds est bien son frère.
Mais Stud n'a pas subi qu'une métamorphose physique, l'ennui pendant ces longues années passées au pénitencier l'ont poussé à réfléchir sur le sens de sa vie. Aussi a-t-il décidé de ne plus toucher à un verre d'alcool, mais mieux encore, de retrouver et de faire revivre les rites ancestraux de son peuple.

Car Stud et son frère Percy sont des indiens Makahs, une tribu apparentée aux Kwakiutls et dont le territoire se trouve au nord de l'État de Washington. Les Makahs étaient réputés pour être d'adroits pêcheurs de saumons mais aussi de grands chasseurs de phoques et de baleines. Mais en 1855, ils durent céder leur territoire aux États-Unis qui en contrepartie leur offrirent généreusement la jouissance d'une petite réserve à Neah Bay.


C'est ici, à Neah Bay que vivent encore de nos jours les indiens Makahs. C'est ici que Stud Gorch revient, dans ce lieu où lui et son frère ont toujours vécu, dans cette réserve qui, à l'instar de tant d'autres réserves indiennes en Amérique du nord, n'est qu'un ramassis de vieilles baraques croulantes et de caravanes défoncées, cernées de carcasses de voiture rouillées entre lesquelles déambulent des chiens pouilleux et des indiens pris de boisson. Le destin des Makahs n'est en effet guère enviable : repoussés sur un bout de terre au bord du Pacifique, leur existence, pour la plupart, se partage entre chômage, alcoolisme et petite délinquance. Les frères Gorch sont de ceux-là : sans emploi et sans revenus, ils vivent de menus larcins et de trafics en tous genres afin d'assurer leur approvisionnement en alcool et en nourriture. Aussi, quand Stud décide d'en finir avec cette existence et expose son projet à son petit frère, celui-ci n'en croit pas ses yeux. Il s'agit de renouer avec une tradition ancestrale qui a fait le fierté des Makahs : la chasse à la baleine.
Bien que réticent au départ, Percy – qui est plus habitué à chasser les femmes que les baleines – va se laisser entraîner dans cette aventure. Mais pour chasser une baleine au harpon sur une barque, il ne suffit pas d'être deux, il faut des rameurs. Les deux frères vont donc faire appel à leurs connaissances.

Le premier enrôlé sera Howard, « l'intellectuel » du groupe, un vieil alcoolique, vétéran de la guerre du Vietnam, amateur de littérature et qui écrit en secret des poèmes, occupation qu'il cache à ses proches comme une maladie honteuse. Il y aura aussi Dale, le fils d'Howard, qui a fait la guerre du Koweït et qui, en froid avec son père, est parti travailler à Portland.

Stud ira chercher aussi Greg Bishop, une sorte d'ogre qui vit retiré dans les bois et qui terrorise à lui tout seul les habitants de Cœur d'Alene en sculptant nuitamment avec sa tronçonneuse les arbres de la ville, quand il ne décapite pas les lampadaires. Ce mode d'expression pourrait à la rigueur apporter un atout culturel à la petite ville si les sculptures de Greg s'inspiraient des totems traditionnels amérindiens, mais l'ogre à la tronçonneuse ne sculpte que des effigies d'Elvis Presley. « Cœur d'Alene pouvait donc s'enorgueillir, depuis que le géant s'était installé à sa périphérie, de la plus importante collection d'Elvis Presley sculptés à la tronçonneuse du nord de l'Idaho et même du monde dit civilisé : vingt-sept exemplaires pour être précis, situés quelquefois à plusieurs mètres de hauteur, qui couvraient à peu près toute l'étendue de la carrière du chanteur et la palette chatoyante de ses différentes tenues, depuis sa première apparition à l'Ed Sullivan Show jusqu'à ses concerts à Hawaii. »


Le dernier membre de l'équipage sera Chris Klookshood, un escroc obsédé sexuel qui propose à ses clientes sur le retour des séances de thérapie assez spéciales pour lesquelles il utilise un salmigondis de niaiseries New-Age. « Il mélangeait à l'usage des crédules différentes bouillies : le yoga himalayen, les pierres censées être magnétiques, les pentagrammes, le Yi-King, sainte Rita, Vishnu, les pyramides d'Egypte, les hymnes rastas, le bouddhisme décaféiné, les tarots, les pendules, les gris-gris et, depuis quelques années, le jacuzzi et l'hypnose. »


Cette fine équipe va donc proposer son projet aux anciens du conseil tribal qui, pour le coup, vont se trouver bien embarrassés. Si certains approuvent l'idée qui fera sortir de l'oubli le peuple Makah et permettra ainsi de faire revivre les hauts faits de leur histoire commune, d'autres regrettent que ce projet soit l'œuvre d'une bande de bons à rien imbibés d'alcool dont certains ont de plus maille à partir avec la justice. Quoi qu'il en soit, le projet de Stud Gorch sera approuvé, mais c'est sans compter avec les opposants de la chasse à la baleine. En effet, dès que la nouvelle se propage, arrivent de partout journalistes et écologistes, les uns pour rendre compte du déroulement des hostilités entre indiens Makah et défenseurs de la nature, les autres pour saboter et interdire la chasse au cétacé. Le plus enragé des opposants à cette chasse sera le « Colonel » Saul Holmes, un activiste charismatique, égocentrique et poseur, toujours face à l'objectif lorsqu' une camera se présente (imaginons Bernard Kouchner en activiste écolo et l'on pourra se faire une idée du personnage).


Le moins que l'on puisse dire, c'est que le projet de Stud Gorch va déchaîner les passions dans et autour de la réserve de Neah Bay. Et nos hardis chasseurs de baleines, alternant séances de purification et beuveries homériques, sont loin de se douter jusqu'où va les entraîner cette aventure.

On pourrait croire, à première vue, que « L'hiver indien » est un roman américain, écrit par un auteur que l'on pourrait situer entre Russell Banks et Tristan Egolf. Ce roman a pourtant été écrit par un français, Frédéric Roux, qui nous livre ici un ouvrage remarquable à tous points de vue. On retrouve en effet dans ce roman la dimension épique propre aux grands romans d'outre-Atlantique, peuplés de personnages dont l'extravagance et la singularité s'accordent avec la démesure du paysage. Extravagants, atypiques pour nos mentalités d'européens, ces personnages n'en sont pas moins des héros ordinaires, comme ces indiens Makahs, piégés entre deux cultures : la leur, qu'ils ne connaissent plus et qu'ils tentent maladroitement de reconstituer, et celle des autres, des blancs, à laquelle ils n'appartiendront jamais.


Superbe parabole sur la liberté mais aussi sur l'acculturation et la déculturation des peuples soumis à la loi des vainqueurs, « L'hiver indien » , roman flamboyant et déjanté, est de ces ouvrages qui ne se laissent pas facilement oublier tant la force du propos, la présence des personnages et la qualité du récit y sont superbement maîtrisés. Un très grand et très beau roman.




Commentaires

In Cold Blog a dit…
Heureusement qu'il y a les éditions de poche pour remettre certains romans sous les feux des projecteurs.
Personnellement, j'étais complètement passé à côté de celui-ci lors de sa sortie "officielle".
Et ce que tu en dis me fait croire que ça serait bien dommage que je ne répare pas cette "bévue". :)
BOUALI Pascal a dit…
Ce serait dommage, en effet, de passer à côté.

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