Le 7ème Prix des lecteurs du Télégramme # 8
"Le soldat et le gramophone" Saša Stanišić. Roman. Editions Stock, 2008
Traduit de l'allemand par Françoise Toraille.
« Grand-père Slavko a pris mon tour de tête avec la corde à linge de grand-mère, il m'a donné un chapeau de magicien, un chapeau pointu en papier en me disant : En fait, je n'ai pas encore l'âge de ce genre d'âneries, et toi, tu ne l'as déjà plus.
Il m'a donné un chapeau de magicien décoré d'étoiles jaunes ou bleues avec des traînes jaunes ou bleues, j'ai ajouté un petit croissant de lune et deux fusées triangulaires découpées dans du papier, l'une pilotée par Gagarine, l'autre par grand-père Slavko.
Grand-père, personne ne me verra avec ce chapeau-là !
J'espère bien !
Au matin de sa mort, grand-père Slavko a taillé une badine pour m'en faire une baguette magique en déclarant : Le chapeau et la baguette possèdent un pouvoir magique. En portant le chapeau et en brandissant ta baguette, tu seras le plus puissant magicien du possible et de l'impossible dans l'ensemble des États non-alignés. Ton pouvoir aura une portée révolutionnaire particulière tant qu'il s'exercera en conformité avec les idées de Tito et en accord avec les statuts du Parti communiste yougoslave.
Je doutais de la magie, je ne doutais pas de mon grand-père. L'invention, c'est le don le plus précieux, l'imagination, la plus grande des richesses, retiens bien ça, Aleksandar, avait dit grand-père d'un ton grave en me posant le chapeau sur la tête, retiens bien ça et imagine un monde plus beau. Il m'avait tendu la baguette. Je ne doutais plus de rien. »
Le jour où il fait ce cadeau à son petit-fils, grand-père Slavko meurt d'un arrêt cardiaque, au moment même où, à Tokyo, Carl Lewis bat le record du monde du 100 mètres. « Grand-père Slavko est mort en 9 secondes 86, son cœur a couru au coude à coude avec Carl Lewis – le cœur s'est arrêté pendant que Carl fonçait comme un fou. Grand-père cherchait à reprendre son souffles, Carl levait les bras en l'air, avant de se jeter sur les épaules un drapeau américain. »
Lui et sa famille vivent près de Višegrad, en Bosnie.
Cette disparition annonce malheureusement bien d'autres malheurs dans cette province qui est, pour peu de temps encore, la République socialiste de Bosnie-Herzégovine. En effet, en 1992, suite aux velléités d'indépendance de cette ancienne province de la République fédérale yougoslave, l'armée yougoslave déclenche les hostilités contre les ressortissants d'origine bosniaque (majoritairement musulmans) et croates (d'obédience catholique). La suite, tout le monde la connaît : une guerre terrible qui se joua à deux heures d'avion de Paris et fut la honte de la communauté européenne et des Nations-Unies.
C'est cette période tragique qui nous est racontée ici par Saša Stanišić, dans ce roman en partie autobiographique. Saša Stanišić est né en 1978 et a grandi lui aussi à Višegrad. Comme Aleksandar, le personnage principal de son roman, il est le fils d'un père serbe et d'une mère bosniaque. Comme lui, il va devoir émigrer en Allemagne avec ses parents mais refusera plus tard de les suivre vers les États-Unis. Quand la guerre aura cessé, il reviendra sur les lieux de son enfance afin de retrouver sa grand-mère et tous ceux qui ont de près ou de loin figuré dans la première partie de son existence.
Car dans ce roman, si la guerre est bien présente, avec son cortège d'horreurs, c'est surtout sa famille et la communauté de cette ville de Višegrad que Saša Stanišić s'applique à nous décrire.
Ce récit fourmille en effet de personnages hauts en couleurs, tous décrits avec une infinie tendresse.
C'est le grand-père Slavko, bien sûr, mais c'est aussi Milenko Pavlović, arbitre de football et conducteur de bus à la gachette facile, surnommé "le Morse" en raison de ses impressionnantes moustaches, qui partira de Višegrad un beau matin après avoir trouvé sa femme en compromettante posture avec le buraliste du quartier, et qui reviendra un an plus tard en compagnie d'une autre mère pour son fils Zoran : Milica, aussi appelée "la Coccinelle".
Ce sont aussi les arrière grands-parents d'Aleksandar qui organisent une fête à tout casser pour inaugurer la mise en fonction de toilettes modernes. Tous les invités se pressent évidemment pour essayer mais c'est à l'arrière grand-père que revient la primeur de s'asseoir en premier sur le trône de faïence, d'autant plus que pour l'occasion il s'est retenu pendant quatre jours ! L'arrière grand-mère d'Aleksandar n'est pas en reste : elle découvre un soir, après avoir regardé Superman à la télévision, une météorite dans son jardin dont elle est convaincue qu'elle est constituée de Kryptonite. Elle fera cuire l'aérolithe dans sa soupe de carottes, et convaincue que celle-ci lui donnera une force au moins égale à celle du super-héros, tentera de déraciner un chêne en lui faisant une prise de judo...
On découvrira ainsi au fil des pages nombre de personnages et de faits tour à tour cocasses et émouvants, relatés sous la plume de Saša Stanišić avec tendresse et poésie. On y verra bien sûr de quelle manière un soldat s'y prend pour réparer un gramophone, mais aussi pourquoi certains silures de la Drina portent des lunettes, comment épouser une rivière, pourquoi les princesses autrichiennes ressemblent toutes à Bruce Lee, combien de fois est mort le Maréchal Tito, pourquoi les petits poissons mordent mieux le matin (surtout quand on leur crache dessus), pourquoi Mr. Spok est privé de vacances à la mer, comment maigrir en faisant un régime à base de prunes et de viande hachée, etc...
Mais tout cela ne doit pas occulter le drame qui s'est joué dans cette partie de l'Europe, avec son cortège de massacres, de pillages, de viols et de destructions.
Mais tout cela ne doit pas occulter le drame qui s'est joué dans cette partie de l'Europe, avec son cortège de massacres, de pillages, de viols et de destructions.
C'est en filigranes que nous sont décrites toutes les atrocités commises lors de cette période et Saša Stanišić nous relate ces faits avec retenue, dignité et sobriété, sans tomber dans le piège du sensationnalisme et du morbide. L'horreur est là, omniprésente, mais elle ne doit pas éclipser les forces de la vie et cette formidable capacité qu'ont tous les personnages de ce roman à surmonter l'indicible.
Cet incroyable appétit de vie, c'est ce qui ressort de tous les protagonistes du récit de ce jeune homme d'une trentaine d'années au visage d'adolescent qui nous livre ici un texte d'une qualité exceptionnelle, une œuvre dense et poétique, baroque, poignante, et magique.
Saša Stanišić
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