Mors Omnia Vincit
"La Porte des Enfers" Laurent Gaudé. Roman. Actes Sud, 2008.
Un matin de l'été 1980, à Naples, Matteo De Nittis, chauffeur de taxi, conduit son fils Pippo à l'école. Exaspéré par les embouteillages, il a garé sa voiture et a décidé de finir le trajet à pied. Alors qu'ils arrivent tous deux à proximité de l'établissement scolaire, des coups de feu éclatent et voilà le père et son fils au milieu d'une fusillade. C'est en effet à ce même endroit et au même moment que deux clans de la Camorra ont décidé d'en découdre. Matteo se jette à terre en serrant son fils afin de le protéger. Quand tout s'arrête, Matteo se redresse, indemne. Mais Pippo, lui, ne se relèvera plus jamais : touché par une balle perdue, l'enfant a été tué sur le coup.
Commence alors, pour Matteo et sa femme Giuliana, un long cauchemar. Leur fils de six ans est mort et, c'est bien compréhensible, ils ne peuvent admettre cette disparition, cet absurde, injuste et douloureux coup du sort.
Matteo erre toutes les nuits sans but au volant de son taxi dans les rues de Naples, ne s'arrêtant même plus pour prendre des clients.
Quant à Giuliana, elle n'est plus que l'ombre d'elle-même et à l'abattement succèdent peu à peu la haine et le désir de vengeance.
Cette vengeance, elle pense l'accomplir en la personne de Matteo qui va découvrirpar l'entremise d'une lettre anonyme, la photo, l'adresse et l'identité de l'homme responsable de la mort de leur enfant : il s'agit d'un petit cacique de la pègre napolitaine dénommé Toto Cullaccio.
Giuliana exhorte alors son mari et le presse d'accomplir sa vengeance. Matteo ressort d'une armoire un vieux pistolet et s'apprête à faire justice. Il tuera Cullaccio et quand il rentrera chez lui, Giuliana lavera sa chemise rougie du sang de l'assassin de leur enfant.
Mais Matteo De Nittis n'est pas un héros de cinema et, au moment où il tiendra en joue Cullaccio, il renoncera à faire couler le sang.
Rentré chez lui, Giuliana ne lui pardonnera pas sa faiblesse et décidera d'abandonner son mari.
Pour Matteo, le cauchemar va continuer, lancinant, aggravé par le départ de Giuliana. Le soir même, alors qu'il a repris ses errances dans la nuit napolitaine, une étrange cliente va s'imposer dans son taxi. Grâce à elle, il va faire la rencontre, dans un café, de quelques singuliers personnages : un professeur à la sulfureuse réputation, un vieux curé en révolte contre les autorités du Vatican, le patron de ce fameux café ainsi que sa cliente qui est en fait un travesti prostitué.
Alors que Giuliana sombre peu à peu dans la folie, Matteo va apprendre de la bouche même du vieux professeur qu'il existe peut-être une solution pour ramener son fils à la vie et le rendre à sa mère. Il ne s'agit ni plus ni moins que de se rendre aux Enfers. D'après le professeur, les Enfers ne sont pas un mythe, ils existent réellement et il suffit, pour s'y rendre, d'emprunter une des portes qui subsistent encore dans de discrets endroits.
S'il n'a pas pu mener à bien sa vengeance, Matteo est prêt à tout tenter pour ramener son fils d'entre les morts. Suivant les directives du professeur, il va trouver une des entrées du monde souterrain et, accompagné du vieux prêtre, il va s'enfoncer dans les entrailles de la terre en direction du monde des morts...
Avec ce roman, Laurent Gaudé revisite le mythe d'Orphée et nous offre un conte qui commence comme un polar pour se muer peu à peu en un récit qui donne la part belle au fantastique. On pense aussi à la « Divine Comédie » dans ce périple au royaume des morts où Matteo est accompagné et guidé par le vieux curé Mazerotti qui joue le rôle de Virgile, le poète qui sert de guide à Dante Alighieri dans sa visite des Enfers.
L'Enfer, d'ailleurs, tel qu'il est décrit par Gaudé, diffère peu de la vision de Dante et de toute la tradition qui veut que le pays des morts soit un séjour de souffrance, peuplé d'ombres tourmentées qui évoluent dans un décor cauchemardesque.
On pourra reprocher à l'auteur cette vision naïve et conventionnelle du monde d'en-bas, directement héritée de l'iconographie chrétienne. Les personnages qui apparaissent dans ce roman sembleront aussi assez stéréotypés : la prostituée au grand coeur, le vieux curé rebelle... mais Gaudé, et c'est ce qui fait le charme de ses romans, aime à jouer avec les clichés et restituer des images et des ambiances chargées de sens, quasi-cinématographiques, afin de mieux planter le décor et d'emmener le lecteur dans un récit dont il pourra facilement imaginer le contexte et les acteurs.
On pourra aussi lui reprocher dans cet ouvrage une certaine tendance au pathos en l'image de ce couple déchiré par la disparition brutale de leur enfant, mais cette critique n'est peut-être envisageable que par des personnes qui n'ont encore jamais eu à faire face au décès subit d'un être aimé.
« La porte des Enfers » ne sera sûrement pas l'un de mes romans préférés de Laurent Gaudé mais j'ai quand même éprouvé un grand plaisir à lire ce récit qui, à la manière d'un conte nous fait basculer du quotidien le plus banal vers la fantaisie d' un monde onirique riche en symboles. Quant à la charge émotive de ce roman, elle est indéniable (quoiqu'un peu pesante à la longue) et nous ramène, comme tout grand roman, à une grande interrogation que s'est posée et que se posera encore longtemps l'humanité : à savoir l'inéluctabilité de la mort, le chagrin consécutif à la disparition d'êtres chers et les fantasmes qui ressurgissent de manière obsessionnelle lorsque l'on se voit confronté à ce drame : voir nos disparus revenir à la vie.
"L'île des morts" Peinture d'Arnold Böcklin
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