Les 108 brigands des Monts-Liang
Traduit du chinois par Jacques Dars.
Aussi populaire en Chine que le sont en Occident « Don Quichotte » ou « Les trois mousquetaires », « Au bord de l’eau » est peut-être le classique de la littérature chinoise le plus célèbre dans tout l’Empire du Milieu.
S’inspirant de faits réels survenus lors du premier tiers du XIIe siècle, dans les dernières années de la dynastie des Song du Nord, le récit relate les aventures d’une armée de hors-la-loi insurgés contre le pouvoir sous le règne de l’Empereur Hui-Zong.
C’est cependant au tout début du XIVe siècle que prend forme le roman sous la plume de Shi Nai-an, aidé par Luo Guan-zhong, auteur lui aussi d’un autre très célèbre roman épique : « Les Trois Royaumes ».
Puis, c’est au XVIIe siècle qu’un autre érudit, Jin Sheng-tan, revit, corrige et annote l’œuvre de Shi Nai-an. C’est cette version qui nous est donnée ici, traduite du chinois par Jacques Dars. On peut cependant déplorer que les éditions Gallimard ne nous proposent pas dans la collection Folio la version complète de l’œuvre, version complète que le lecteur ne pourra apprécier que s’il est à même de s’offrir ce roman dans l’édition de La Pléiade. Il est en effet fort regrettable qu’un ouvrage tel que celui-ci soit amputé de ses derniers chapitres, comme ces sharewares, logiciels que l’on peut télécharger gratuitement mais dont il faudra payer pour acquérir la version complète.
Ceci dit, les quelques 1800 pages proposées ici en deux tomes suffiront à emporter le lecteur dans cet époustouflant roman-fleuve peuplé de personnages hauts en couleurs et de batailles épiques. On y assistera - et c’est ce qui fait le corps principal du récit - à la constitution de l’armée des 108 brigands des marais des Monts-Liang. Ce n’est d’ailleurs pas un récit, mais une multitude de récits qui composent cet ouvrage. Chacun d’eux introduit un ou plusieurs personnages et nous fait partager le cheminement qui les conduira l’un après l’autre à rallier le repaire des hors-la-loi.
Qu’ils soient fonctionnaires de l’empire, marginaux, bonzes itinérants ou généraux, grands stratèges ou maîtres d’armes, tous vont se trouver en conflit avec l’administration impériale, et plus particulièrement avec l’arrogance, l’injustice et la cupidité des mandarins et des ministres.
Épris de justice, ceux qui sont devenus -le plus souvent par la force des choses - des brigands, vont s’allier sous le commandement de Song-Jiang.
Tous ne sont pas, cependant, des exemples d’honnêteté et d’héroïsme : certains tiennent des auberges où le client égaré peut finir, après avoir été drogué et détroussé de ses biens, comme plat principal des futurs hôtes. D’autres, comme Li-Kui, le Tourbillon Noir, peuvent s’abandonner à une frénésie de violence comparable à celle des berserkirs des sagas scandinaves et peuvent aller - pour enrôler un candidat réticent - jusqu’à assassiner un enfant pour que cet homme intègre et innocent, accusé de ce meurtre, soit obligé de fuir et d’intégrer malgré-lui la bande des marais.
Cependant, ce qui prévaut chez les hors-la-loi des marais des Monts-Liang, c’est une fraternité sans faille, et lorsque l’un d’entre eux se trouve en danger, les autres n’hésitent pas un seul instant avant de lui porter secours.
On fera donc connaissance, au fil de la lecture, avec de nombreux et fascinants personnages dont les sobriquets, souvent menaçants, parfois complètement surréalistes, prêtent souvent à sourire : ainsi les frères Ruan, surnommés pour chacun : « Trépas-instantanée », « Mort-prématurée » et « Yama-vivant » (Yama est le dieu des Enfers dans le panthéon bouddhique) ou encore Cao Zhang : « Le démon -du-couperet ». D’autres sont affublés de surnoms d’une étrange poésie, comme Shi Qian : « La-puce-sur-le-tambour », Tong Wei « le Crocodile-hors-de-son-trou » ou Chao Gai : « Le Roi-céleste-porteur-de-pagodes ».
Quant aux femmes -redoutables guerrières - qui se sont agrégées à la bande, elles ne sont pas en reste : citons Gu, « La Tigresse », Sun-la-cadette « l’Ogresse » et Hu la-troisième, « La-vipère-d’une-toise ».
Le récit, quant à lui, se lit d’une traite, sans temps mort, et chaque fin de chapitre nous invite à entamer celui qui suit afin de savoir ce qu’il va advenir des protagonistes du moment. Les péripéties et les coups de théâtre se succèdent à grande vitesse et ne laissent au lecteur que bien peu de temps pour reprendre haleine. Tout ceci est habillé d’une talentueuse traduction qui use à bon escient de mots et d’expressions tirées du vocabulaire médiéval, dont on retrouvera la signification précise dans le glossaire situé à la fin de l’ouvrage. On y apprendra ainsi ce qu’est un bouffiel, un cacque-trippes, un claque-patins, un patte-pelu, une ragote, un garbouil, une corsecque, un maheutre, un harpailleur….
Il n’est pas étonnant qu’ « Au bord de l’eau » ait été adapté en Chine d’innombrables fois, que ce soit au théâtre, à l’opéra, au cinéma, à la télévision, en bandes-dessinées, en dessins-animés, tant la matière y est riche, tant les complots, les intrigues, les duels et les batailles y sont nombreux et variés. Chacun des multiples personnages qui composent ce récit pourrait à lui seul être le sujet d’un roman à part entière, chaque chapitre fourmille d’actions, de rebondissements et de coups de théâtre, de telle sorte que l’on peut parler ici d’un roman « picaresque » avant la lettre.
Épique, grandiose, héroïque, tel est le roman de Shi Nai-an, un roman de chevalerie sorti tout droit de l’univers médiéval chinois, une œuvre aussi distrayante qu’intelligente qui, malgré ses 1800 pages, se laisse dévorer avec un plaisir ineffable.
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