Les Infortunes de la Vertu




"Histoire de Tom Jones" Henry Fielding. Roman. Gallimard, 1964
  Traduit de l'anglais par Francis Ledoux.

Henry Fielding (1707-1754) est sans conteste, au même titre qu’ Alexander Pope, Laurence Sterne, Daniel Defoe ou Jonathan Swift, l’un des plus importants auteurs britanniques du XVIIIe siècle.


Ses premiers romans : Jonathan Wild et Joseph Andrews lui ont valu une certaine notoriété mais c’est avec l’ « Histoire de Tom Jones, enfant trouvé » que Fielding va passer à la postérité.

Le but avoué de Fielding dans la composition de cet ouvrage est de « louer la bonté et l’innocence » et que celles-ci « ne peuvent presque jamais se trouver endommagées que par l’imprudence; et que c’est elle seule qui les attire dans les pièges que leur tendent la fourberie et la scélératesse. » Ainsi, Fielding avoue s’être « efforcé de contraindre par le rire les hommes à abandonner leurs folies et leurs vices favoris. »

Roman moralisateur, certes, « Tom Jones » appartient à cette catégorie, Fielding déclarant « dès l’abord de ce livre qu’il ne trouvera dans tout son cours rien de préjudiciable à la cause de la religion et de la vertu, rien qui ne soit conforme aux règles les plus strictes de la décence ou dont la lecture puisse offenser le regard le plus chaste. »

Pourtant, la lecture de « Tom Jones » n’est pas exempte de certains éléments qui ont dérangé nombre de lecteurs suite à sa parution en 1749.
Ce roman, qui se présente comme une comédie de mœurs, n’est en effet pas dénué de certains éléments qui pour l’époque ont pu paraître relativement choquants. Fielding s’en prend tout d’abord à la condition féminine de son époque où la sujétion à la gent masculine est inscrite dans l’ordre social et pèse sur les femmes considérées en tous points comme des êtres inférieurs qui ne peuvent s’accomplir socialement que par le mariage, la dot qu’il procure, et enfin la procréation d’héritiers mâles. Fielding s’élève donc (il n’est en cela pas le premier) contre l’institution du mariage, en particulier les mariages « de raison » ou mariages « arrangés » qu’il qualifie à plusieurs reprises au cours de son ouvrage de « prostitution légale ».

Quant à la prétendue infériorité de la gent féminine, elle sera plusieurs fois battue en brèche par certains personnages féminins apparaissant au cours du roman, à l’exemple de Mme Western qui n’hésite pas à proclamer à son frère, un grossier personnage qui menace de la frapper : « Vos corps sont plus forts que les nôtres, non vos cervelles. Croyez-moi, il est bon pour vous que vous puissiez nous battre ; sans quoi, telle est la supériorité de notre intelligence que nous ferions de vous tous ce que sont déjà les hommes braves, sages, spirituels et polis : nos esclaves. »

Les hommes sont ainsi souvent brocardés au cours de ce roman, et pas seulement les brutes comme le squire Western, mais aussi ceux que l’on qualifierait aujourd’hui d’intellectuels, tels les deux précepteurs de Tom Jones, le théologien Thwackum, dont la foi confine au fanatisme, et le philosophe Square dont les raisonnements se trouvent perpétuellement écartelés entre platonicisme et aristotélisme. Il va sans dire que ces deux raisonneurs, convaincus l’un comme l’autre du bien-fondé de leurs spéculations respectives, se haïssent cordialement et sombrent à maintes reprises dans le ridicule, voire dans la bassesse pour ce qui est de Thwackum à la fin du roman.

Ce qui choquera aussi nombre de lecteurs de « Tom Jones » après sa parution, c’est l’atmosphère de libertinage qui entoure le héros lors de certains passages, mettant celui-ci dans une position bien opposée à celle qui devrait être la sienne, c’est-à-dire celle d’un personnage vertueux et sans reproches. Tom Jones est en effet surpris au lit avec une dame, contredisant ainsi ses vœux de fidélité et d’amour éternel envers la belle Sophie, puis il est plus tard, arrivé à Londres, entretenu par la sulfureuse Lady Bellaston qui ne cache pas son désir de s’attirer les faveurs du jeune homme qui, plus tard encore, suite à d’autres rebondissements, sera même soupçonné d’une relation incestueuse.

Mais qui est en fait Tom Jones ? Il est, comme indiqué dans le titre du roman, un enfant trouvé dans de mystérieuses circonstances. Le squire (seigneur et juge de paix d’un village) Allworthy, un vertueux gentilhomme du Somersetshire, veuf depuis de nombreuses années et dont les trois enfants sont tous morts en bas-âge, vit retiré à la campagne en compagnie de sa sœur qui, la trentaine passée, n’est toujours pas mariée. Un soir, alors qu’il rentre de Londres où il s’est rendu pour affaires, le vénérable vieillard trouve dans sa chambre, couché dans son propre lit, un nourrisson.

L’enfant, de parents inconnus, va être adopté par M. Allworthy qui décidera de l’éduquer comme s’il était son propre fils. Le vieux squire, étant possesseur d’une fortune relativement considérable et n’ayant pas d’héritier légal, devra à sa mort remettre ses biens à sa sœur. Celle-ci va donc devenir l’objet de la convoitise d’un méprisable individu, le capitaine Blifil, qui va finir par l’épouser, pensant ainsi mettre la main sur l’héritage du vieil homme. Malheureusement pour lui, ses vœux ne se verront pas couronnés de succès car il mourra prématurément, laissant cependant derrière lui un enfant, le jeune M. Blifil qui grandira en compagnie de Tom. Les deux enfants sont cependant de caractères bien différents : autant Tom Jones est franc et enjoué, prompt aussi à faire mille bêtises, autant le jeune M. Blifil apparaît comme un garçon sage et réfléchi, attitude qui dissimule cependant un esprit froid et calculateur.

Lorsque Mme Blifil vient à mourir quelques années plus tard, plus aucun obstacle ne s’oppose à ce que le jeune M. Blifil n’entre en possession de l’héritage et du domaine de M. Allworthy. Les années passent, les enfants grandissent et deviennent de jeunes hommes. Tom Jones vit dans l’insouciance de la jeunesse, contant fleurette aux jeunes paysannes de son entourage et s’exerçant à la chasse en compagnie du squire Western, un gentilhomme voisin. Ce M. Western, veuf lui aussi, est père d’une délicieuse jeune fille : Sophie, parée de toutes les qualités.

Bien évidemment, Tom Jones et la belle Sophie vont tomber amoureux l’un de l’autre. Mais cet amour n’est pas du goût de tout le monde. Tom Jones, qui est un bâtard sans fortune ne peut prétendre épouser la fille d’un seigneur. Celle-ci sera d’ailleurs promise au cauteleux M. Blifil qui se réjouit déjà de réunir entre ses propres mains les fortunes des squires Western et Allworthy.

L’amour que se portent Tom Jones et Sophie Western ne va pas tarder à être découvert et être sujet à la réprobation générale. Suite aux manigances de M. Blifil, Tom Jones va être chassé de chez M. Allworthy et Sophie, qui ne peut se résoudre à épouser le cauteleux Blifil, va s’enfuir pour trouver refuge à Londres.

S’ensuit une folle course poursuite entre les deux jeunes amants qui manquent à chaque fois d’un cheveu de se retrouver au même endroit et au même moment, poursuivis par le squire Western fermement résolu à corriger Tom Jones et à lui faire renoncer à ses prétentions, et à mener bon gré mal gré sa fille vers l’autel du mariage.

D’auberges de campagne en palais de la noblesse londonienne, Tom Jones et Sophie vont croiser nombre de personnages qui sont en fait la matière même du récit. Les deux amoureux, bien que dotés chacun d’un caractère et d’un tempérament bien trempés, semblent n’être que le fil conducteur d’un récit qui nous permet de rencontrer une profusion de personnages représentatifs de tous les aspects de la nature humaine. On y verra des menteurs, des sots, des traîtres, des lubriques, des avares, des vertueux, des coquins, des médisants, des hypocrites…tous décrits ici avec un tel luxe de détails, une telle fraîcheur et une telle drôlerie que le lecteur contemporain un tant soit peu observateur du monde qui l’entoure trouvera, malgré la distance temporelle qui nous sépare de la rédaction de cette oeuvre, les mêmes caractères et les mêmes individus qu’il peut encore croiser de nos jours.

En cela, l’ « Histoire de Tom Jones » est une formidable comédie de mœurs dont la trame, faite de rebondissements, de quiproquos et de fausses pistes,se laisse lire avec grand plaisir et nous offre, loin du roman moralisateur auquel on pouvait s’attendre, une œuvre irrévérencieuse pleine de fraîcheur et d’humour.




William Hogarth (1697-1764) "The Marriage Contract"



Commentaires

Vu par Doume a dit…
Bonne année et merci ! je viens souvent regarder et lire...
;-D
canthilde a dit…
Superbe note de lecture ! J'ai aussi beaucoup aimé, pour cet esprit libertin propre à l'époque. "Joseph Andrews" est dans ma liste de lecture cette année !
Je ne connaissais cet auteur que de nom et ce billet me donne envie d'aller un peu plus loin. Merci.
J'en profite pour saluer ce blog très intéressant que je découvre pour la première fois. A bientôt!
chiffonnette a dit…
Une des oeuvres classiques que je compte bien lire cette année, pour le plaisir de retrouver l'art de la comédie de moeurs!
Min Have I Lynge a dit…
Verry thoughtful blog

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